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Gros, avec Sylvain Levey. En tournée (France), 2020.

Photographie de Christophe Raynaud de Lage.

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Le théâtre est traversé depuis longtemps, et plus particulièrement ces dernières années, de débats concernant la légitimité de l’auteur·trice à écrire ce qu’il·elle n’est pas, n’a pas vécu, ne vivra jamais. Ces débats se cristallisent ces derniers temps autour de la question du genre. Puis-je écrire, moi, auteur de cinquante ans, a priori et pour le moment cisgenre, père de deux enfants, un texte qui mettrait en jeu une personne homosexuelle, bisexuelle ou transgenre? Ma réponse est oui. Si j’enlevais tout ce qui n’était pas moi, il ne resterait pas grand-chose de ma bibliographie. J’écris principalement du théâtre pour la jeunesse et dans ce théâtre, les jeunes filles prennent une place très importante, tant au niveau de la quantité de texte que de leur présence dans l’histoire, mais aussi parce qu’elles interrogent et renversent le monde dans lequel je les plonge. Inversement, ce qui est moi dans mes textes n’est pas important : il est déformé par le principe même de la fiction. Je suis aussi acteur, encore une fois dois-je ne jouer que des hommes hétérosexuels blancs d’un mètre soixante? Non. Tout le monde peut jouer Richard III. La question pour moi n’est pas de savoir ce que l’auteur·trice ou l’acteur·trice a le droit et n’a pas le droit d’écrire ou de jouer, mais plutôt : comment fait-on pour faire vivre sur les plateaux de théâtre français des corps, des couleurs de peau, des origines ethniques et sociales variés, des acteur·trices avec handicap sans que cela soit un acte militant, mais un acte naturel, poétique et artistique? Et comment habitue-t-on les spectateur·trices à ne plus se poser la question, à ne plus s’émouvoir ou s’irriter de ce principe? Un·e comédien·ne transgenre doit pouvoir jouer Richard III comme un·e comédien·ne noir·e doit pouvoir jouer Elmire dans Tartuffe.

La problématique est sociale et dépasse le cadre même du théâtre : comment fait-on pour rendre visible ce qui est invisible en société?

Je suis un homme, jamais je ne saurai ce qu’est porter un enfant. « Porter » n’est pas le bon mot, d’ailleurs : les femmes l’enveloppent, l’accueillent. Je suis un homme, je ne saurai jamais ce qu’est enfanter, donner naissance, donner la vie – je veux dire physiquement. Comment écrire alors la naissance? Un·e écrivain·e peut-il·elle écrire ce qu’il·elle n’a pas vécu? Pour moi, la réponse est encore une fois oui.

Gros (2020), écrit il y a cinq ans, raconte justement comment un homme de classe sociale modeste doté d’un corps atypique – tant par la taille que par la rondeur – a pu d’abord être acteur puis écrivain, c’est-à-dire avoir le « privilège » de faire partie des visibles; comment, grâce au théâtre, cette personne a connu une nouvelle naissance. Avant de parler de re-naissance, plus aisée à décrire dans ce qu’elle engendre comme sentiment et transformation dans son propre être, il fallait écrire la naissance biologique, car mon concept de départ était d’écrire quatre-vingt-quatre courts textes pour quatre-vingt-quatre kilos, mon poids effectif au lancement du projet. J’ai l’habitude de travailler de façon chronologique, je voulais donc commencer par les premiers kilos : ceux qui se prennent dans le ventre de la mère.

Tout est possible en écriture, l’important étant de mettre en osmose le fond, la forme de ce qu’on veut écrire et la raison pour laquelle on veut écrire.

Je voulais écrire un texte proche de la réalité dans une mouvance d’autofiction. La vérité en littérature n’existe pas, elle est forcément biaisée par, justement, le principe de la fiction.

Dans Gros, tout n’est pas dit et il y a, dans certains passages, une sorte de réalité augmentée pour provoquer, chez celui·celle qui lit, écoute ou regarde, une émotion; pour déclencher un rire, du dégoût, de l’empathie. Mon premier vrai souvenir remonte à mes trois ans, peut-être, et à un repas qui n’en finit plus parce que je ne veux rien avaler; je vois très bien le mobilier, la place de mon père, j’ai le souvenir des sons du téléviseur, une idée assez précise des lumières du salon. Avant trois ans, c’est physiologique, c’est le vide, et je ne voulais pas combler ce vide par de l’imaginaire et du supposé. J’étais donc bloqué dans mon processus d’écriture. Bloqué dès le début, finalement.

Écrire un texte, c’est provoquer la chance et le hasard. Au cours d’un déménagement, nous avons perdu le carnet de santé de notre fils. Je suis d’un naturel désinvolte avec ce genre de documents et je ne voyais pas les conséquences d’une telle perte, mais je vis avec quelqu’un qui pense le contraire. Elle a retrouvé mon propre carnet dont j’avais oublié l’existence et j’ai feuilleté ledit carnet sans y donner trop d’importance quand j’ai découvert la multitude d’informations me concernant et concernant ma venue au monde. Ma naissance résumée en quelques questions et des cases à cocher pour y répondre. Le nom du responsable du service, le docteur Magloire (j’aurais voulu l’inventer, je n’aurais pas fait mieux), mon poids, ma taille, mon cri de naissance; est-ce que j’étais cyanosé? Est-ce que j’étais pâle? Mon rythme cardiaque… Ces faits techniques et médicaux ont déclenché en moi un imaginaire; j’arrivais presque à voir ma propre naissance par le regard de ceux·celles qui m’avaient donné la vie.

J’ai finalement décidé de très peu toucher à ce contenu textuel (j’ai pensé d’ailleurs écrire plus tard un recueil en amassant des centaines de récits médicaux de naissance) et d’y apporter un double regard, celui de l’enfant qui vient de naître – c’est-à-dire moi, on est ici dans la fiction – et celui de l’adulte que je suis, porté sur la naissance non vécue et découverte à la lecture d’un compte rendu. Une sorte de mise en abyme.

En écrivant ce passage de ma naissance, j’aurais pu convoquer des souvenirs des deux naissances que j’ai vécues en tant que père; eh bien non, j’ai vécu à distance de quarante-quatre ans ma propre naissance grâce aux mots d’une sage-femme (ou peut-être d’un sage-homme), parce que chaque naissance est unique et est le reflet d’une époque et d’une classe sociale.