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Artistes sur scène. Paris (France), 2019.

Photographie de Benoît Lambert.

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La littérature contemporaine est plurielle et protéiforme. Elle tend à s’éloigner d’un de ses critères de reconnaissance traditionnels, celui de la mise en livre. Elle se sépare également de la triangulation auteur·trice-éditeur·trice-lecteur·trice qui organise son élaboration. Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel le soulignent dans leur définition du concept, désormais reconnu, de littérature exposée : « Les littératures performatives, interventionnelles, les littératures hors du livre font vaciller [une certaine] représentation », celle d’un·e auteur·trice unique qui parle in absentia à un public « massifié et anonyme » (2010 : 10). La littérature exposée, émancipée du format imprimé, acquiert un mode d’existence qui dépend très souvent de l’espace public qu’elle investit (ibid. : 4). Dans cet article, nous nous intéressons aux oeuvres de deux poètes dont le travail est représentatif de cette sortie hors du livre effectuée par la poésie contemporaine, et nous proposons d’étudier cette problématique à partir de deux performances poétiques récentes.

D’une part, nous nous centrons sur le travail de la poète et artiste visuelle chilienne Cecilia Vicuña, qui milite pour les causes féministes, décoloniales et écologiques, et qui est reconnue pour ses nombreuses manifestations artistiques en milieu urbain. Elle est l’autrice de plusieurs recueils de poèmes, ainsi que d’oeuvres cinématographiques, de livres d’artiste, ou encore de créations textiles dans lesquelles le langage occupe systématiquement une place centrale. Sa performance de 2019 El veroír comenzó[1] (littéralement : Le voirentendre a commencé) rend hommage aux manifestant·es qui, victimes de projectiles tirés par la police lors du soulèvement social chilien d’octobre 2019, ont partiellement ou totalement perdu la vue. Au cours de cette action, Vicuña chante un poème écrit pour l’occasion, dans lequel elle dénonce les mensonges et les violences du gouvernement néolibéral chilien mis en place à la suite du coup d’État de Pinochet en 1973. Le public est partie prenante de la performance, puisque celle-ci n’acquiert son sens que par sa présence, comme nous le montrerons. D’autre part, nous nous penchons sur le travail de Belén Gache, poète et artiste digitale argentino-espagnole. De nature exclusivement expérimentale, ses poèmes n’apparaissent jamais sous la forme de recueils traditionnels. Gache les publie toujours de manière digitale, que ce soit sous la forme d’un générateur de poèmes en ligne, de performances virtuelles ou de simulations numériques de livres imprimés. Dans un registre totalement différent du travail de Vicuña, sa performance de 2020, A Deconstructive Theory of Syntax: Poetic Manifesto[2] (Une théorie déconstructive de la syntaxe : manifeste poétique), se déroule sur la plateforme de réalité virtuelle Second Life. Gache met en scène un avatar d’elle-même, circulant notamment dans une reproduction numérique de la ville de Venise, et brandissant un mégaphone et une pancarte de manifestation sur laquelle apparait le slogan « Against Word Order » (« Contre l’ordre des mots »). Le texte de l’oeuvre consiste en un discours en anglais prononcé par la poète par le biais de son avatar : celui-ci s’insurge contre la syntaxe, qui imposerait un ordre linguistique hégémonique, et invite son audience à « rejoindre la rébellion épistémologique » (« join the epistemological rebellion »; 1 min. 38 sec.). Nous verrons que contrairement à la performance de Vicuña, A Deconstructive Theory of Syntax souligne l’importance du public en exacerbant son absence.

Dans El veroír comenzó, le militantisme politique de Vicuña prend la forme d’une protestation contre les violences policières, alors que dans la performance de Gache, l’engagement est métalinguistique et interroge au travers de la parodie une certaine conception du militantisme. Les deux performances démarrent dans des rues, l’une réelle, l’autre virtuelle. Ce type d’action poétique dans l’espace public – et a fortiori dans l’espace public digital – implique nécessairement une configuration particulière des coprésences entre artistes et spectateur·trices. Comment les poètes occupent-elles cet espace public, dont la fonction première n’est pas d’accueillir des manifestations artistiques? Quel est le rôle de la scène publique dans la remise en question des rapports de pouvoir, propre à la poésie critique? Enfin, quel est l’impact de l’espace public sur la textualité formelle des poèmes?

Selon Rosenthal et Ruffel, il est essentiel que la critique de l’exposition du littéraire – notable dans les deux oeuvres qui viennent d’être décrites – analyse conjointement les phénomènes esthétiques induits par l’éloignement du médium écrit traditionnel et les phénomènes sociaux associés au bouleversement des codes artistiques (2010 : 5). Le philosophe français Jacques Rancière affirme également qu’un tel registre esthétique de l’hétérogénéité est intrinsèquement politique (2008 : 33). En s’émancipant du livre pour s’immiscer dans l’espace public grâce à la performance, par exemple, la littérature peut entrer en dissensus avec certaines hiérarchies établies dans le champ artistique. Par analogie, elle peut ainsi ébranler une vision communément admise de la répartition des rôles et des rapports de pouvoir au sein d’une communauté.

Soulignons que la forme littéraire sur laquelle nous souhaitons nous centrer ici est bien celle de la poésie. Il semble dès lors nécessaire de formuler une définition de ce qu’elle représente, dans le contexte qui nous intéresse. Une telle tâche n’est toutefois pas aisée : c’est notamment parce que la poésie quitte le livre pour adopter une dynamique transmédiale que ses délimitations entrent en crise. Gustavo Guerrero résume la situation comme suit :

D’une part, la poésie semble avoir retrouvé la voix, la chanson et la performance, comme dans un heureux retour à ses sources premières. D’autre part, la montée des courants anti-lyriques ou post-lyriques, qui se sont configurés à la fin du XXe siècle, a conduit à une remise en question des frontières du genre, telles qu’elles avaient été définies par son mode d’énonciation, et elle a suscité un défi pour la figure publique du poète et pour le type de pratique artistique, sociale et politique que représente la poésie. Si, par le passé, il était toujours difficile de la définir, il semble maintenant que cette possibilité soit devenue encore plus improbable. Cependant […] la poésie n’a pas perdu sa capacité de fonctionner comme l’un des principaux baromètres qui mesurent l’esprit d’une époque quand on sait la lire comme un élément perturbant et disruptif, qui met en évidence les tensions qui structurent le moment contemporain (2020).

Arrêter une définition de ce que serait la poésie dans ce contexte d’hybridation semble donc réducteur. Il nous reste toutefois la possibilité de situer les pratiques contemporaines qui nous intéressent par rapport aux traditionnels axes de reconnaissance du genre, parmi lesquels on retrouve, comme le laisse entendre Guerrero, la musicalité de la langue, le lyrisme ainsi que la mise en tension des réalités d’une époque par un langage disruptif et désautomatisé. La présente étude considère ces trois paradigmes et observe comment la performance poétique dans l’espace public les retravaille ou les met à l’épreuve. L’espace public semble en effet être un lieu privilégié pour le dissensus artistique. Mais encore faut-il définir ce qu’est l’espace public au XXIe siècle, à l’heure de la globalisation, du néolibéralisme, de la crise de la démocratie, et à l’ère du digital et des médias de masse. Dans cet article, nous voulons aborder cette question à partir de plusieurs principes théoriques sur la sphère publique démocratique : nous nous intéressons ainsi aux travaux de la philosophe politique belge Chantal Mouffe (2013; 2007; 2000; 1994), et à la récupération qu’en fait la théoricienne des médias digitaux et professeure gréco-étatsunienne Zizi Papacharissi (2021; 2015; 2015 [2014]; 2010). Nous partons de leurs postulats concernant le fonctionnement des sphères et des espaces publics réels et virtuels pour expliquer comment la performance poétique dans l’espace public développe une esthétique propre, marquée par la mise en espace du texte littéraire.

Pluralisme agoniste dans les sphères publiques réelles et virtuelles : Mouffe et Papacharissi

Avant tout développement de notre cadre théorique, notons que nous établissons dans ce travail une distinction entre les concepts d’espace public et de sphère publique. Certes très proches et étroitement imbriquées, ces deux notions sont séparées par une frontière qui reste peu nette; elles sont dès lors souvent confondues dans la recherche francophone (Aubin, 2014 : 90; Berdoulay, Da Costa Gomes et Lolive, 2004 : 2). Par souci méthodologique, nous les différencions et comprenons donc l’espace public comme une réalité géographique. Nous employons le terme « espace » pour décrire des lieux matériels, liés à l’urbanisation d’une ville ou à l’aménagement d’un territoire. Nous tenterons de voir comment cette réalité peut être métaphoriquement transposée à l’univers digital. Parallèlement à cela, nous concevons que la présence physique de l’espace public est la condition d’existence de ce que nous appelons la sphère publique. Selon notre conception, celle-ci correspond au phénomène qui a davantage intéressé les théoricien·nes en sciences humaines, tel·les Hannah Arendt (1958), Jürgen Habermas (1996 [1992]), Nancy Fraser (1990), ou encore Chantal Mouffe et Zizi Papacharissi. En tant que potentiel lieu de conflits, de débats et, en général, de communication sociale, l’espace public est fondateur de la vie politique (Berdoulay, Da Costa Gomes et Lolive, 2004 : 5-8). La sphère publique, quant à elle, est précisément ce réseau de socialisation immatériel dans lequel peuvent s’exercer des tensions et s’organiser des forums, arènes, associations, initiatives citoyennes, etc., propres au déploiement de la démocratie telle que la conçoivent Mouffe et Papacharissi. Ainsi, si l’espace public est la scène des performances que nous étudions, leur portée critique relève plutôt de la sphère publique.

Mouffe est l’autrice de nombreux ouvrages, tels que Le politique et ses enjeux : pour une démocratie plurielle (1994), The Democratic Paradox (2000) et Agonistics: Thinking the World Politically (2013), qui s’inscrivent tous dans une lignée postmarxiste. Dans chacun d’entre eux, elle développe sa réflexion autour de la notion de démocratie radicale, qu’elle juge incompatible avec les démocraties dites libérales ou délibératives. Dans une démarche anti-essentialiste, elle argumente en faveur d’une démocratie pluraliste et agoniste. Au-delà des positionnements politiques de la philosophe et de la mobilisation de sa pensée par certains partis politiques de gauche, ce qui nous intéresse dans sa réflexion est précisément ce concept d’agonisme pluraliste. Malgré leurs conceptions divergentes de la démocratie, Mouffe occupe une posture proche de celle de Rancière, pour qui le dissensus est inhérent à toute activité politique et doit être constamment renouvelé. Mouffe défend en effet l’idée qu’une démocratie fonctionnelle a absolument besoin de conflits et d’adversaires politiques. Cela a un impact évident sur sa conception du rôle des sphères publiques et privées. Selon elle, les besoins des citoyen·nes d’une démocratie sont nécessairement pluriels : il est inenvisageable de concevoir que des réalités telles que le « bien commun » ou la « citoyenneté » puissent répondre à une interprétation consensuelle et universelle. Une démocratie juste doit donc être pluraliste.

Allant à l’encontre de Habermas, qui défend la recherche d’un consensus rationnel dans la sphère publique, la philosophe souligne la nécessité de donner une place centrale au désaccord : « une démocratie en bon état de fonctionnement requiert un affrontement virulent des positions politiques démocratiques[3] » (Mouffe, 2000 : 104). Cela ne signifie toutefois pas que les parties prenantes du conflit doivent se reconnaitre comme des ennemies dans une relation d’antagonisme total. Au contraire, étant donné qu’elles partagent un espace symbolique commun, elles interagissent en tant qu’adversaires dans une opposition d’agonisme (ibid. : 13), c’est-à-dire de conflit nécessaire, maitrisé et productif. Ainsi, le but de la démocratie dans une démarche politique pluraliste est précisément de transformer l’antagonisme en agonisme, ce qui revient à accepter que tout éventuel consensus soit en réalité – et paradoxalement – un consensus conflictuel, qui n’existe que parce qu’un positionnement donné est provisoirement en situation d’hégémonie. Le pluralisme défendu par Mouffe repose ainsi sur une vision non essentialiste de l’éthique, c’est-à-dire qu’il reconnait « la fin d’une idée substantive de ce qu’est la “bonne vie[4]” » (ibid. : 18). La philosophe défend l’idée que ces multiples convictions éthiques, trop souvent confinées dans la sphère privée, doivent trouver au sein de la sphère publique un espace légitime, reconnu et contrôlé pour y entrer en confrontation.

Bien qu’utile, la théorie de Mouffe ne prend pas en compte l’entrée du digital dans l’équation du public et du privé. Nombreux·ses sont les théoricien·nes qui ont pourtant démontré la nécessité de nuancer le rapport binaire entre espace public et espace privé à l’ère du digital. Parmi ces chercheur·euses, Papacharissi explique que cette conception a été dépassée à partir du moment où les médias digitaux se sont emparés des foyers, qui étaient jusqu’alors les lieux où s’établissait la sphère privée. Selon Papacharissi, Internet, dans son but initial de réseautage, apparait fréquemment comme une métaphore de l’espace public physique, voire de l’agora citadine (2010 : 8). Il est toutefois nécessaire, souligne-t-elle, d’examiner le bon sens de cette analogie : « Ce qu’il reste à voir est dans quelle mesure Internet correspond à cette métaphore : s’il s’y adapte bien, mal, ou s’il peut tout simplement y correspondre[5] » (ibid. : 119). En effet, transposer littéralement et sans aménagement, dans la réalité digitale, l’opposition binaire entre espaces public et privé est inadéquat : comment pourrait-on qualifier d’espaces publics, au même titre qu’une rue ou une place, les ordinateurs, les serveurs et les satellites qui permettent matériellement l’existence d’une sphère publique digitale? Il est donc nécessaire de souligner les limites conceptuelles de la métaphore.

Il est en outre utile de comprendre que si l’espace public permet matériellement le déploiement d’une sphère publique, il ne garantit évidemment pas qu’elle y prenne place de manière saine (ibid. : 115). Le développement des technologies digitales a stimulé la perception du cyberespace comme un nouveau territoire à conquérir : « évoquer la métaphore d’un nouveau monde ou d’une nouvelle frontière suggère autant un exercice d’abandon qu’un exercice de pouvoir[6] » (ibid. : 9; nous soulignons). De tels rapports hiérarchiques peuvent prendre place de manière démocratique, donnant lieu à une sphère publique virtuelle efficiente, mais peuvent également susciter le développement d’hégémonies totalitaires. La question que pose alors Papacharissi est de savoir comment, dans un espace digital, le·la citoyen·ne a la capacité d’agir civiquement, depuis cet espace métaphorique hybride qui semble en réalité être autant public que privé. Dans ce contexte de médias convergents où se répondent texte, audio, vidéo, etc., et où les canaux d’information sont multipliés, le·la citoyen·ne dispose, selon Papacharissi, d’outils accessibles pour exercer un rôle civique. Sans entrer dans une description utopiste du rôle d’Internet, la théoricienne envisage les espaces en ligne comme des lieux propices au déploiement de l’exercice agoniste proposé par Mouffe :

[D]onc, la représentation directe et les capacités subversives des médias en ligne rendent possibles des expressions de dissensus agonistiques, qui ne renforcent pas nécessairement la sphère publique, mais qui renforcent la démocratie en décentralisant son noyau et en l’ouvrant au désaccord, plutôt qu’à l’accord[7] »

(ibid. : 161).

Papacharissi affirme donc que dans les démocraties contemporaines, l’expression citoyenne d’un dissensus par rapport aux hégémonies dominantes tend à émaner d’un espace privé, dans lequel le·la citoyen·ne peut être seul·e, mais jamais isolé·e, puisqu’il·elle est en permanence connecté·e à la sphère publique digitale. Là où l’activisme traditionnel réunissait les foules dans un même espace public, l’activisme en ligne semble être le fait d’une multitude désunifiée d’individus partageant une même vision du bien commun, mais que rien d’autre ne rassemble en dehors de ce cadre. C’est ce que Papacharissi appelle la « structure atomisée » (« atomized structure »; ibid. : 158) de l’activisme en ligne, qu’elle envisage en conséquence comme une expression concrète du pluralisme théorisé par Mouffe (ibid. : 161). Nous pouvons en déduire que la complexité du rapport entre le public et le privé à l’ère du digital résulte notamment du fait que la sphère publique est massivement accessible depuis l’intimité de l’espace privé.

La rue comme scène de la performance : la coprésence dans l’espace public

Une rue fréquentée au centre d’une capitale est nécessairement un lieu emblématique de l’espace public. Celle où se déroule la performance El veroír comenzó de Vicuña passe sous le Centre culturel Gabriela Mistral et divise en deux cet emblématique bâtiment de Santiago. Organisée dans le cadre de la journée Activismo y Artes Movilizados du 12 décembre 2019, cette performance poétique a lieu peu de temps après les soulèvements populaires ayant démarré au Chili en octobre de la même année. Le but de cette insurrection est de protester contre les oppressions du système néolibéral et de demander l’éradication de la constitution en vigueur, restée inchangée depuis la fin de la dictature militaire en 1990. Dans sa prestation artistique, Cecilia Vicuña dénonce les violentes répressions policières mises en place par le gouvernement de Sebastián Piñera. Elle chante une série de vers improvisés qui mettent en évidence la souffrance du peuple face à un système néolibéral violent et face au constat que les « mensonges destructeurs » (« la mentira destructora »; 3 min. 18 sec.) installés durant la dictature de Pinochet « continuent de dominer » (« nos sigue dominando »; 3 min. 20 sec.). Ainsi, elle invite les spectateur·trices à se retrouver pour « partager la vérité » (« la verdad compartida »; 2 min. 45 sec.) et guérir ensemble d’une domination basée sur « la haine de l’autre » (« el odio por el otro »; 2 min. 26 sec.).

La mise en scène de El veroír comenzó reste très simple, puisqu’aucun décor n’est utilisé, que l’équipe technique est restreinte, et que le déroulement de l’événement repose sur la spontanéité des réactions de chaque participant·e. C’est donc la scène elle-même que nous devons interroger. Vicuña situe symboliquement son action dans le centre de la capitale, c’est-à-dire à l’endroit où ont eu lieu les manifestations et où elles ont été réprimées. Elle y fait d’ailleurs plusieurs allusions dans les vers qu’elle déclame : « En ce lieu où la vérité a vu le jour / la vérité de la douleur / la haine pour l’autre / qui tue tout » (2 min. 9 sec.); « à cet instant est apparu ce mot / comme un corps / Ce mot m’a inspirée / jusqu’à ce moment[8] » (3 min. 30 sec.; nous soulignons). La répétition des déterminants démonstratifs ne confère pas uniquement un rythme certain au texte : la portée déictique du poème chanté ancre également son propos dans une spatialité conflictuelle. Le soulèvement d’octobre 2019 a impliqué de nombreux jeux de pouvoir, parmi lesquels on retrouve une dispute territoriale. En effet, en dispersant les manifestations et en instaurant des couvre-feux, le gouvernement chilien a tenté d’empêcher les rassemblements, privant le peuple de l’espace public qui lui revenait de droit. De ce fait, il a annulé la possibilité du conflit, essentiel, comme le souligne Mouffe, à toute démocratie fonctionnelle. Ce n’est donc pas chaque individu qui, de manière isolée, s’est vu interdire l’accès à la rue. C’est bien le peuple, en tant que masse d’individus, qui a perdu son espace de vie et qui a ainsi été dissout.

Symboliquement, l’action poétique de Vicuña tente de ranimer la communauté. C’est à cet égard que la coprésence de l’artiste et des spectateur·trices acquiert une telle importance. L’oeuvre est collaborative et ne peut qu’être coconstruite. En rassemblant les citoyen·nes et en encourageant le contact physique, l’artiste insiste sur la présentialité du collectif, c’est-à-dire sur sa présence dans un espace donné, dans une temporalité elle aussi présente, qui permet à la voix de la poète d’être entendue. Si le poème traduit rythmiquement cette coprésence par de multiples marqueurs déictiques, nous pouvons en outre souligner que la performance implique une oralisation du texte. Cela rajoute une dimension à sa musicalité, puisqu’il est intégralement chanté plutôt que déclamé. Notons que le poème peut être divisé en deux phases thématiques : la première plaint le peuple chilien et dénonce son oppresseur; la seconde, plus encourageante, l’invite à se reconstruire. Or ces deux étapes transparaissent dans la mise en voix de Vicuña : elle entame son chant dans un registre très aigu, lent, et elle articule peu son texte. Son intonation évoque une réelle lamentation ainsi que la difficulté à mettre des mots sur l’épisode de souffrance. La voix pleurée laisse ensuite place à une mélodie réconfortante, plus grave et mieux articulée, qui traduit la consolation et la foi qui en découle. La musicalité propre au genre poétique est donc retravaillée et approfondie à l’occasion de cette performance, où fond et forme s’articulent pour aller à l’encontre de « la fermeture de l’espace démocratique » (« the closure of the democratic space »; Mouffe, 2000 : 77). Ainsi, la poète peut proférer que « ce nous est né à nouveau » (« ese nosotros ha renacido »; 4 min. 34 sec.; nous soulignons).

El veroír comenzó, avec Cecilia Vicuña. Capture d’écran de la captation vidéo de la performance réalisée par Maricruz Alarcón. Santiago (Chili), 2019.

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A Deconstructive Theory of Syntax de Belén Gache. Capture d’écran de l’enregistrement vidéo de la performance. Plateforme de réalité virtuelle Second Life, 2020.

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La spatialisation de la performance A Deconstructive Theory of Syntax de Gache est sensiblement différente et le type de coprésence qu’elle implique est tout autre. Elle commence également dans une rue, mais il s’agit cette fois d’une rue digitale, reconstruite en trois dimensions sur Second Life. Sur cette plateforme en ligne, les utilisateur·trices créent un avatar et parcourent une réalité virtuelle, rencontrent d’autres avatars et établissent des rapports sociaux ou commerciaux avec eux. Comme son nom l’indique, Second Life n’est pas un jeu vidéo et se présente plutôt comme un réseau social proposant aux internautes une seconde vie digitale dans laquelle il·elles peuvent s’affranchir des limites matérielles du monde réel. Les décors de cet univers parallèle imitent tantôt le monde réel, tantôt un monde plus fantaisiste. Gache situe sa performance dans les deux types de décor. Où qu’aille son avatar, elle circule toujours dans des lieux virtuels communs, pouvant être partagés avec d’autres internautes. Il est dès lors intéressant de se demander dans quelle mesure ces scènes propres à l’univers de Second Life peuvent être considérées comme des espaces publics. Le libre-accès de ce logiciel gratuit ne suffit pas à répondre favorablement à cette question.

Ce qu’il convient plutôt d’examiner, comme le souligne Papacharissi, c’est la pertinence de la métaphore qui lie conceptuellement l’espace public réel et l’espace public digital ainsi que les sphères correspondantes. Si l’espace physique est la condition d’existence de la sphère publique, la conception d’un espace public digital semble s’annuler d’elle-même. En effet, la coprésence ne peut être physique, puisqu’elle est nécessairement médiée digitalement. Dans cette action parodique du militantisme, Gache formule indirectement une réflexion à propos du statut hybride de cette coprésence. Bien que la performance ait lieu en temps réel, les seuls individus pouvant entrer en interaction directe avec la poète apparaissent sous forme d’avatars, ce qui implique une distance évidente entre l’artiste et les spectateur·trices. Il faut par ailleurs remarquer que très peu d’utilisateur·trices de Second Life s’arrêtent réellement pour écouter les poèmes qu’elle récite. Ainsi, quand l’avatar militant proclame « Je suis ici pour vous y inciter : joignez-vous à la rébellion épistémologique[9] » (1 min. 38 sec.), on constate qu’ironiquement, il ne semble s’adresser à personne et que le déictique « ici » (« here ») en perd son poids de référence partagée. L’oeuvre peut-elle exister si aucun·e spectateur·trice n’y assiste? Plutôt que de répondre à cette question, qui mériterait un long débat, il est sans doute plus pertinent de la reformuler par rapport à la temporalité de son statut artistique : l’oeuvre poétique est-elle la performance en tant que telle? Ne correspond-elle pas plutôt au résultat du montage vidéo, dans lequel sont édités des extraits sélectionnés de l’enregistrement de cette performance de Gache sur Second Life – ce qui impliquerait donc une modification de son contenu? Il n’y a peut-être pas lieu de trancher, mais force est de constater que dans son ensemble, la réception de l’oeuvre n’a pas lieu simultanément à la performance. Au contraire, elle se déroule postérieurement à celle-ci, grâce à sa diffusion en ligne, notamment par la vidéo accessible sur Vimeo.

La manière dont le poème est mis en voix par Gache renforce l’effet de déphasage entre l’artiste et son public. La fonction poétique du texte n’est pas laissée au hasard, comme le montre cet exemple du texte original en anglais :

Join the epistemological rebellion

Join the static ontology and the cultural desublimation

Join the transitive dissemination of the hyper-grammatology

Join the schizophrenic phonetics

the machinic semantics

the illegal pragmatics

(1 min. 39 sec.).

Le poème est rythmé par de nombreuses anaphores, des effets de rimes et d’assonances. Cependant, la musicalité du texte n’est cette fois pas renforcée par un effet de cohérence sémantique entre la nature du message et sa vocalisation : l’exhortation révolutionnaire n’est pas dite d’une voix énergique et combative, comme on pourrait s’y attendre. La poète maintient au contraire une diction lente et pondérée tout au long de la performance. Cela renforce la sensation de décalage ironique entre la signification littérale du poème et sa critique de l’incommunication digitale. Dans tous les cas, l’absence d’une réelle coprésence de l’artiste et de son public rend impossible l’oeuvre collaborative, ce qui ne répond d’ailleurs pas à la volonté de la poète. À l’inverse, elle s’approprie en solitaire un espace donné, y circule de manière autonome et y jouit d’une liberté avec laquelle elle joue ouvertement, créant la série de situations paradoxales que nous soulignerons plus loin.

Éthique de la performance contre-hégémonique

Si les deux performances qui nous intéressent relèvent de l’art critique, c’est parce que les poètes militent, plus ou moins explicitement, pour une cause contre-hégémonique qui leur est chère. Le recours à la parodie effectué par Gache dans A Deconstructive Theory of Syntax floute, comme nous le verrons, le message qu’elle soutient réellement dans son oeuvre digitale. En revanche, le parti pris de Vicuña est évident. Elle ne l’explicite toutefois pas verbalement dans la captation vidéo, qui n’établit de lien avec la situation chilienne d’octobre 2019 que dans le générique de fin. Ce contexte partagé par tous·tes les spectateur·trices et participant·es s’avère suffisamment prégnant, en décembre 2019, pour qu’il ne soit pas nécessaire de mentionner les épisodes violents ayant eu lieu au cours des semaines antérieures. L’hégémonie décriée est donc à comprendre ici comme le projet d’une entité large : celui d’un État qui abuse de son pouvoir pour établir une certaine forme d’ordre. Dans son exercice du pouvoir, le gouvernement semble assigner à chaque manifestant·e réprimé·e une posture de passivité, d’ignorance, voire de victime solitaire au terme de la dissolution de sa communauté. El veroír comenzó se veut donc critique, dans la mesure où elle remet en cause ce statut imposé par l’hégémonie dominante.

Comme l’affirme Mouffe,

le véritable enjeu concerne les formes possibles d’art critique, les différentes manières dont les pratiques artistiques peuvent contribuer à remettre en question l’hégémonie dominante. Dès lors qu’on admet que les identités ne sont jamais prédonnées, mais qu’elles sont toujours le résultat de processus d’identification, qu’elles sont construites discursivement, la question qui se pose est celle du type d’identité que les pratiques artistiques critiques devraient tenter de favoriser[10]

(2007 : 6).

Cette question de la réidentification des individus par le biais de l’art critique gagne à être approfondie grâce à la notion de subjectivation de Rancière, dont la réflexion politico-esthétique est à nouveau proche de celle de Mouffe (Casas, 2012; David López, 2018). Selon le philosophe français, la subjectivation politique est le processus par lequel un individu, ou un réseau d’individus, interprète et énonce l’écart entre l’identité qui lui est attribuée par défaut en raison du rôle qu’il joue dans la société, et son véritable mode d’être, de faire et de dire (Rancière, 1995 : 60-65). En ce sens, cette subjectivation est une expression éthique du dissensus revendiqué tant par Mouffe que par Rancière, qui le définissent comme constitutif du politique. Tous·tes deux perçoivent l’art comme un champ approprié pour son déploiement.

C’est bien une subjectivation de cette nature que pratiquent Vicuña et ses spectateur·trices dans El veroír comenzó. Face à l’hégémonie néolibérale qui, comme le scande la poète, « [a installé] le mensonge destructeur / qui continue de […] dominer [le peuple][11] » (3 min. 20 sec.), les participant·es se retrouvent en communauté pour déterminer leur identité de citoyen·nes actif·ves et pour s’affirmer en tant que détenteur·trices d’une vérité propre. Il·elles s’écartent ainsi de la posture passive et solitaire qui leur était assignée de force. Un motif central dans ce processus de resubjectivation est celui de la vue, puisque la performance rend hommage aux manifestant·es qui l’ont partiellement ou totalement perdue en octobre 2019. Dans ce but, Vicuña distribue à l’assistance des reproductions de son poème visuel « Ver-dad ». Le dessin lie graphiquement les mots « voir » (« ver ») et « vérité » (« verdad »). Il représente de grandes lunettes au travers desquelles chacun·e peut observer le reste de l’assistance. La perte de la vue est ici dépassée par une extension sémantique du verbe « voir », qui n’équivaut plus uniquement à l’observation oculaire d’une présence physique. « Ver » la « verdad », c’est aussi « voir » au sens de « comprendre » la vérité, c’est-à-dire mesurer la teneur des mensonges et des abus de pouvoir du gouvernement chilien. De cette manière, le texte de la performance investit une fonction propre à la poésie, celle de la désautomatisation du langage quotidien. En sous-entendant que la cécité ne peut entraver la quête de justice, Vicuña défend la vérité comme contre-hégémonie en constante activité. L’oeuvre transmédia de l’artiste chilienne rejoint en ce sens la fonction de « [mise] en évidence [des] tensions qui structurent le moment contemporain » (Guerrero, 2020), attribuée par Guerrero à la poésie contemporaine. Le titre de la performance reprend cette même dynamique de resignification linguistique : par néologisme, la poète proclame le commencement du « voirentendre » (« veroír »). Elle resubjective symboliquement le rôle ignorant de la victime aveugle en exacerbant son entendement des structures abusives à l’oeuvre.

El veroír comenzó, avec Cecilia Vicuña. Capture d’écran de la captation vidéo de la performance réalisée par Maricruz Alarcón. Santiago (Chili), 2019.

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A Deconstructive Theory of Syntax de Belén Gache. Capture d’écran de l’enregistrement vidéo de la performance. Plateforme de réalité virtuelle Second Life, 2020.

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Pour sa part, la manifestation menée par Gache dans A Deconstructive Theory of Syntax semble dans un premier temps purement parodique, même si l’analyse révèle ensuite un véritable contenu dissident. L’hégémonie explicitement dénoncée par l’avatar de la poète est celle du langage : « la syntaxe est une branche de la biologie / c’est un outil taxonomique / c’est l’ordre hégémonique des mots[12] » (0 min. 34 sec.). Une analogie est établie entre la taxonomie des sciences de la nature, qui hiérarchise les êtres vivants en catégories, et la linguistique distributionnelle, qui hiérarchise les éléments constitutifs d’une phrase grammaticale. L’artiste s’éloigne toutefois d’une signification dénotative de la notion de hiérarchie et pervertit sa définition supposément neutre de classification linguistique ou biologique. En effet, c’est plutôt la connotation fréquemment appliquée à ce concept qu’elle prend en compte. Puisque la syntaxe impose des hiérarchies entre les mots d’une phrase, elle est décrite comme un système oppresseur, dans lequel les relations de pouvoir font nécessairement des mots bourreaux et des mots victimes.

Ce détournement de sens, discret, mais conséquent, donne une tournure sarcastique au texte poétique. Bien que celui-ci semble, au premier abord, moquer toute démarche militante de gauche, il est essentiel de souligner que la posture de Gache est loin d’être purement cynique. Elle affirme elle-même que sa poésie est engagée, « mais pas dans le sens de la rhétorique politique moderne[13] » (Gache, citée dans Alonso Valero, 2020 : 134). Si ce qu’elle cherche est effectivement de « mettre en avant les structures de pouvoir cryptées dans le langage[14] » (ibid. : 134), ce n’est évidemment pas parce que certains mots sont opprimés par d’autres, mais plutôt parce qu’elle considère nécessaire de déconstruire, par la poésie, « les étiquettes propres au langage que nous utilisons quotidiennement, qui nous sont souvent imposées et qui comportent une forte charge idéologique, sans que nous en soyons toujours conscient·es[15] » (ibid. : 135-136). La véritable hégémonie qui est pointée du doigt dans cette performance équivaut donc plutôt à l’emploi irréfléchi du langage et de ses tournures préconçues. Gache n’affirme donc pas que le militantisme est nécessairement néfaste : elle souligne en réalité la nécessité de militer en ayant une compréhension et une rhétorique fines à propos des débats impliqués. En dénonçant la paresse intellectuelle qui cause une certaine langue de bois politique et citoyenne, la poète s’inscrit également dans une tradition poétique qui tente de désautomatiser la langue. Cependant, la solution qu’elle met en scène dans sa performance satirise la mécompréhension des enjeux à l’oeuvre, en montrant que l’hégémonie du langage ne peut être dénoncée qu’en ayant recours à ce même langage hégémonique. En effet, lorsque la performeuse cesse de faire cas de la syntaxe et inverse l’ordre des mots dans ses phrases, son discours pseudo-marxiste devient inintelligible : « parce que nous vivons immergé·es dans le fétichisme de la marchandise éternelle / parce que éternelle marchandise nous immergé·es le fétichisme vivons / parce qu’en fin de compte, c’est de cela qu’il s’agit[16] » (5 min. 11 sec.).

Par ailleurs, en réalisant sa performance poétique sur Internet, c’est au contexte des médias numériques que Gache reporte cette problématique de la communication d’opinions et d’informations. De cette façon, elle interroge la manière dont les technologies digitales influencent les comportements civiques, aussi bien intentionnés soient-ils. La facilité du copier-coller, la simplicité du partage de publications ainsi que la superficialité des informations et des histoires distribuées par les médias de masse peuvent participer d’une certaine nonchalance civique. C’est sans doute là que nait l’automatisation de l’expression citoyenne parodiée par la poète. Papacharissi a démontré que la reproduction d’informations concernant l’actualité dans le contexte des Big Data implique d’abord un engagement affectif du public avant de mobiliser une véritable démarche cognitive (2015 : 58). Si la théoricienne ne voit pas que des inconvénients à cet investissement émotionnel, elle reconnait tout de même qu’un tel partage des informations en diminue la substance (2021) et, dans une entrevue accordée à Mark Lashley et Brian Creech, que la simple visibilisation digitale de contenus civiques ne suffit pas à générer un changement systémique (2017 : 1071). Pour différentes raisons, il convient donc de conserver une posture critique quant à la manière dont le monde est raconté sur Internet :

À moins que nous ne connaissions les hypothèses intégrées à cette variété de récits – la politique des plateformes et les algorithmes qui confèrent au contenu une texture unique – notre capacité à utiliser ces histoires pour donner un sens au monde qui nous entoure est compromise. En tant qu’itérations de connaissances situées, les mégadonnées sont à la fois minces et épaisses – subjectives et objectives, atomisées et pluralisées. Elles promettent un accès complet et exhaustif à l’information; elles ne peuvent pas fournir un accès complet et exhaustif aux connaissances[17]

(Papacharissi, 2015 [2014] : 6).

Une distance existe donc entre la véritable connaissance et l’information trouvée par hasard puis aussitôt partagée. Cet écart est exacerbé avec ironie dans le texte récité par Gache au cours de sa performance. Alors qu’il se trouve dans un décor futuriste, face à deux extraterrestres inconscients, l’avatar de la poète déclame : « Je vais le dire car vous devez le savoir / Lorem ipsum, lorem ipsum, lorem ipsum, lorem ipsum[18] » (3 min. 58 sec.). En mobilisant le Lorem ipsum, un faux texte latin sans signification, habituellement employé en guise d’exemple graphique dans les logiciels de mise en page, la poète parodie la vacuité de certains discours politiques, spontanément reproduits avant même d’avoir été réellement compris. Au cours de cette performance atypique dans laquelle un faux engagement en cache un vrai, aucune démarche de subjectivation n’est explicitement à l’oeuvre. En raison de sa portée satirique, ce n’est que par la négative que le texte poétique peut éventuellement définir les modes d’être, de dire et de faire d’une citoyenneté réellement dissensuelle. Il n’y a cependant pas de doute laissé quant à la nature hégémonique du langage lorsque son emploi est automatisé.

Esthétique non lyrique de la performance sur la scène publique

Radicalement différentes dans leur mise en scène et dans le message qu’elles portent, les performances poétiques de Gache et de Vicuña partagent pourtant une même forme de dissensus. Toutes deux basées dans l’espace public, ou dans une métaphore digitale de celui-ci, elles entrent en confrontation avec des hégémonies dont l’idéologie semble dangereuse. Outre la spatialisation publique déjà observée, il nous reste à comprendre quelles sont les implications formelles propres à de telles manifestations critiques du texte poétique. Dans plusieurs de ses travaux, le théoricien de la littérature espagnol Arturo Casas s’attache à analyser la poésie expérimentale contemporaine au travers des réflexions politiques de Jacques Rancière et de Chantal Mouffe. Sa conception de la « poésie non lyrique » (Casas, 2020) peut nous permettre de conclure en observant comment l’éthique de la poésie militante s’articule à l’esthétique de sa mise en scène performée. Casas affirme que la tradition littéraire européenne a longtemps eu tendance à confondre la poésie et le lyrisme, associant par défaut le genre poétique à l’expression non narrative et non dialogique d’une subjectivité individuelle – le « je » lyrique –, qui réalise une introspection existentielle de ses sentiments et de ses perceptions à un moment donné. Les créations poétiques « non lyriques » allant à l’encontre de cette définition sont cependant nombreuses, et Casas en cite une série de caractéristiques, dont quelques-unes nous intéressent. Tout d’abord, Casas soutient que si le genre lyrique a pu encourager un fonctionnement autonome et une vision essentialiste du genre poétique en raison de sa portée autotélique et de sa valeur symbolique, ce n’est plus le cas dans son versant non lyrique. En outre, le raffinement de la langue n’est pas un critère définitoire comme il peut l’être dans la perception traditionnelle du genre. La poésie de Vicuña, comme nous pouvons le voir dans la performance étudiée, va effectivement à contre-courant de toute perspective puriste, tant dans sa construction esthétique que dans sa problématisation éthique des questions de société. La subjectivation politique rencontrée dans El veroír comenzó recoupe une démarche anti-essentialiste – qui est d’ailleurs également prônée par Mouffe : Vicuña refuse d’associer le peuple à une condition subalterne. Or ce positionnement transparait également dans la configuration matérielle et médiatique de l’oeuvre. Nous revenons ici à la question de l’exposition de la littérature : en performant la poésie dans l’espace public, Vicuña extrait la poésie du livre. En ce sens, son dissensus s’avère également esthétique : l’oeuvre intermédiale rompt la tradition solidement installée du poème comme texte travaillé longuement avant d’être publié. Le raffinement laisse place à l’improvisation, mais la création n’en perd pas pour autant sa musicalité.

La posture de Gache peut également être qualifiée d’anti-essentialiste, tant sur le plan du fond que de la forme. La complexité de son travail réside notamment dans le positionnement paradoxal qu’elle adopte par rapport aux médias digitaux et, a fortiori, à l’art numérique et à la cyberpoésie. Dans une dynamique similaire à celle de Papacharissi, elle n’accorde aucun jugement de valeur utopique ou dystopique à leur égard : « Gache ne défend donc pas les technologies numériques comme si elles étaient le point final téléologique de l’expérimentation littéraire, mais démontre plutôt combien de fonctionnalités tant vantées des technologies numériques atteignent leurs limites et sont liées par leurs propres restrictions[19] » (Taylor, 2019 : 42). Ainsi, si la poète perçoit Internet comme un riche terrain de jeu pour la poésie intermédiale, elle se comporte tout de même de manière critique quant à son fonctionnement. Nous l’avons vu, l’ironie de A Deconstructive Theory of Syntax corrobore cette posture, et le style de l’oeuvre s’en voit naturellement influencé. Malgré plusieurs jeux de rimes ou d’assonances, la tonalité scientifique du discours poétique empêche une réelle musicalité d’y prendre place.

Dans son travail théorique, Casas démontre que la poésie non lyrique ne revêt pas la même aura sociale et culturelle que la poésie lyrique, dont la conception traditionnelle a construit une image particulièrement digne. Par ailleurs, l’auteur·trice de poésie non lyrique n’apparait pas comme une figure inspirée, prophétique ou visionnaire. Chacune à sa manière, les performances de Vicuña et de Gache illustrent cette affirmation. Paradoxalement, l’aspect performatif des oeuvres suppose que les poètes soient plus présentes que dans toute autre pratique poétique. Cependant, leur personnalité n’est pas exacerbée en tant que génie créateur. Dans El veroír comenzó, une telle conception romantique de la figure du·de la poète semble en effet impossible. Le texte ne constitue qu’une partie de l’oeuvre, qui est dans son ensemble cocréée autant par Vicuña que par son public. La mobilisation affective des participant·es est d’ailleurs une composante essentielle de la performance. Les pleurs et les embrassades des membres du public témoignent de la charge émotionnelle propre au travail civique et artistique dans lequel il·elles sont impliqué·es, comme pour revendiquer l’affirmation de Mouffe selon laquelle « la tâche première de la politique démocratique n’est pas d’éliminer les passions de la sphère publique, afin de rendre possible un consensus rationnel, mais de mobiliser ces passions vers des desseins démocratiques[20] » (2000 : 103).

A Deconstructive Theory of Syntax présente un mouvement opposé à celui de la collaboration artistique, mais ne promeut pas pour autant une vision lyrique de l’écrivain·e. Malgré le fait que Gache soit la créatrice unique de l’oeuvre, il est intéressant de noter que c’est une dématérialisation numérique d’elle-même qu’elle met en scène. Dans cette réalité virtuelle qu’est Second Life, son avatar est particulièrement isolé, même lorsqu’il se trouve dans des espaces abondamment peuplés d’autres avatars. Un effet de solitude absolue résulte en effet de la distance qui sépare son occupation pseudo-militante et les activités de divertissement des autres avatars. Il n’est pas rare de le voir manifester seul dans des espaces vides, mais la situation s’avère d’autant plus comique lorsqu’il se trouve dans une discothèque et qu’il invite des danseur·euses virtuelles à joindre sa rébellion. Sans que ceux·celles-ci ne lui prêtent la moindre attention, l’avatar scande : « ce sont les conditions idéologiques de reproduction des rapports de production / c’est l’anarchisme spirituel / c’est la foi expérimentale[21] » (3 min. 5 sec.). Générée par le contexte digital, cette scène ironique annule toute possibilité de voir en l’énonciatrice du poème une figure prophétique. L’avatar de Gache ne peut apparaitre que comme une dématérialisation de la poète. L’absurde de la situation rehausse en effet la perte substantielle induite par la digitalisation de son corps, qui constitue un réel effacement lyrique. L’absence de réponse au sein de son public virtuel suit un mouvement inverse à l’émotion suscitée par le traditionnel mythe du·de la poète qui, par son inspiration, matérialise en mots des phénomènes ineffables. Il n’est pas difficile de voir là une parodie de l’individualisme, voire de la structure atomisée du militantisme en ligne théorisé par Papacharissi. Un vide communicationnel transparait et démontre par la négative la nécessité d’un véritable dialogue.

El veroír comenzó, avec Cecilia Vicuña. Capture d’écran de la captation vidéo de la performance réalisée par Maricruz Alarcón. Santiago (Chili), 2019.

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A Deconstructive Theory of Syntax de Belén Gache. Capture d’écran de l’enregistrement vidéo de la performance. Plateforme de réalité virtuelle Second Life, 2020.

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Que ce soit de manière explicite, comme chez Vicuña, ou détournée, comme chez Gache, la performance poétique semble donc contenir une multitude de possibilités pour exprimer le dissensus par rapport aux hégémonies dominantes. Son incursion dans la sphère publique lui confère une potentialité émancipatrice : la réflexion qu’elle entraine sur la coprésence de l’artiste et de son public, ainsi que sur la cocréation qui peut en résulter, lui confère un poids politique non négligeable. La multiplication des acteur·trices doit ici attirer notre attention, dans le sens où elle métaphorise le pluralisme agoniste théorisé par Mouffe. Casas mobilise à nouveau la pensée de la politologue lorsqu’il associe le rôle politique de la poésie à un antagonisme dissident : « c’est là que doit se situer la compréhension des poétiques de résistance au sens général[22] » (2012 : 64), c’est-à-dire dans la célébration positive de l’altérité, dans la valorisation du désaccord, et dans la construction artistique de nouvelles identités. Avec cette analyse comparée de El veroír comenzó et de A Deconstructive Theory of Syntax, nous avons tenté de montrer comment ce pluralisme agoniste est mis en scène. Alors qu’il avait été éradiqué de la scène publique par les violences policières, Vicuña le réimpose en tant que contre-hégémonie explicite. Dans un autre registre, il s’avère totalement absent de la performance de Gache, mais le vide sémantique qu’il génère souligne par la négative son absolue nécessité.