Résumés
Résumé
Les résultats de recherche présentés dans cet article concernent la première phase d’un processus de création. Ils sont issus d’une démarche de théorisation empirique et inductive (la « grounded theory » de Glaser et Strauss, 1967; Strauss et Corbin, 1998). Ils proviennent de l’analyse de différentes collectes de données recueillies entre 2008 et 2015 auprès de personnes ayant participé à divers projets de création (comme élève, interprète, responsable de la mise en scène ou de la formation en art dramatique). Ces résultats soulèvent des dimensions implicites qui semblent avoir une incidence sur tout le processus : l’expérience ludique et symbolique. Les prendre en compte favoriserait une convergence des propositions de chaque personne impliquée. Dans cette première phase, les ajustements continuels entre chacun·e dépendent de la conscience de soi et du rapport de soi à l’autre. Ils cautionnent la potentielle fécondité du projet.
Mots-clés :
- création,
- expérience,
- convergence,
- première phase,
- art dramatique
Abstract
The research presented in this paper concerns the first phase of the creative process, and follows from an empirical and inductive theorization (« Grounded Theory », Glaser et Strauss, 1967; Strauss et Corbin, 1998). Resulting from analyses of different data sets which were collected between 2008 and 2015 involving subjects from various creative projects (creators, directors or drama teachers), the findings reveal certain implicit dimensions of the creative process: the ludic and symbolic aspects of experience. Understanding these dimensions seem to enable a convergence of each of the subjects’ proposed adjustments. In this first phase of the creative process, continuous adjustments depend on self-awareness as well as on an awareness of the other. This convergence allows for the fruitfulness of the project.
Corps de l’article
Le phénomène de processus de création offre un vaste champ d’études. Nous proposons, dans cet article, de porter l’attention sur son rapport au commencement, sur cette première phase qui semble plus informe, plus près du chaos, où doucement convergent des propositions de création. Les résultats de recherche présentés sont issus d’une démarche inductive, où la compréhension du phénomène à l’étude s’est densifiée par de nombreux mouvements hélicoïdaux[1]. Ils proviennent de l’analyse de différentes collectes de données, recueillies entre 2008 et 2015 auprès de personnes ayant participé à des projets de création et ayant en commun de « faire du théâtre » au Québec. L’approche qui a été privilégiée est celle, empirique, de la méthodologie de théorisation enracinée (la « grounded theory » de Glaser et Strauss, 1967; Strauss et Corbin, 1998). Ses principes fondateurs[2] permettent de rendre compte de la richesse d’un phénomène humain touchant diverses dimensions d’expériences[3] sensibles et symboliques en mouvance, telles que la création. La recherche ayant commencé par une collecte des données sur le terrain sans hypothèse précise (d’où l’utilisation du terme inductif plutôt que déductif), elle n’a donc pas été propulsée par une théorie qui était à prouver, mais plutôt par un intérêt envers un domaine d’études. En optant pour cette méthode ancrée dans le réel, il s’agissait de donner priorité aux données, aux expériences vécues par les personnes et au sens que celles-ci leur accordent.
La démarche de notre recherche a ainsi consisté en des allers-retours entre la collecte, la codification et l’analyse progressive de ce qui en émergeait. Un retour constant à de nouvelles données a permis de clarifier et d’accroître la compréhension du domaine d’études. Les concepts, qui sont nés de cette démarche hélicoïdale, ont ensuite été confrontés entre eux ainsi qu’aux écrits théoriques existants. Les résultats ont apporté des informations sur des dimensions[4] (ou principes dynamiques) implicites mais fondamentales au commencement de la création, et notamment sur sa part ludique et symbolique (termes issus des premières données). Les personnes interviewées (participant à la création ou à la mise en scène d’oeuvres théâtrales, ou pratiquant l’enseignement en art dramatique) parlent de ce commencement en termes de gestation, d’énergies, d’inarticulé, et de genèse informe, celle-ci présente en divers contextes de création. L’analyse des données recueillies auprès de ces personnes nous a amenée à comprendre que les dimensions ludique et symbolique de l’expérience pourraient avoir une incidence sur tout le processus. Le fait de les prendre en compte semble avoir un effet fédérateur et favoriser la convergence des propositions de chaque individu impliqué, le projet de création étant alors vécu comme un projet commun.
L’objet d’étude
L’objet d’étude, soit le commencement dans le processus de création, s’est présenté de lui-même, c’est-à-dire qu’il s’est dégagé des analyses de données comme une « expérience vécue » par un groupe hétérogène de personnes qui ont toutefois en commun d’avoir vécu une expérience de création (impliquant l’interprétation, la mise en scène, l’enseignement ou l’apprentissage de l’élève). Rappelons que notre intérêt porte sur les fondements de cette création, sur l’espace où se rejoignent toutes les expériences. Or, entre toutes les sphères de la pratique théâtrale, il existe des différences, notamment sur le but envisagé. Cependant, au-delà des frontières créées par les personnes de ces sphères qui désirent peut-être conforter leur propre expertise, une motivation semble les unir : celle de « créer ensemble ». Il ne s’agissait pas, dans notre recherche, de rendre compte de ce qui se passe dans un milieu, mais plutôt de saisir le sens que des gens donnent à leur expérience de création. Au Québec, ces sphères d’activités ne sont pas étanches. D’une part, le monde de l’enseignement sollicite des personnes ayant des expériences professionnelles de mise en scène ou d’interprétation. D’autre part, l’espace de création professionnelle s’ouvre à des expériences impliquant des responsables de la formation et leurs élèves. Bagages, projet de l’enseignante Mélissa Lefebvre (avec des élèves en classes d’accueil), et Album de finissants, projet de la metteure en scène Anne-Sophie-Rouleau et de la femme de théâtre Michelle Parent (avec cinq interprètes et un choeur de vingt élèves), en sont des exemples. De plus, la pratique théâtrale est passée « d’un modèle dialogique dominé par la figure de l’auteur, puis du metteur en scène à un dialogisme hétéromorphe qui fait place désormais à une pluralité de voix et de langages » (Guay, 2008 : 63). « Est dialogique, nous dit Hervé Guay, toute forme qui permet de faire entendre plusieurs voix, les invite à s’exprimer dans leur propre langue et à se répondre les unes aux autres » (ibid. : 64). Dans ce contexte, quels sont les ancrages des praticien·nes et des enseignant·es créateur·trices? Existe-t-il des principes communs à la création?
Il n’y a pas de cadre théorique précis à la formation des créateur·trices. Actuellement, cette dernière n’est pas considérée comme un champ de savoirs, mais comme un champ de valeurs. Les responsables de la formation universitaire en création (axée sur l’interprétation, la mise en scène ou l’enseignement) puisent leurs références autant de leurs propres expériences que d’écrits théoriques (provenant de la pédagogie, de la philosophie, de la psychologie ou de la sociologie). Or, une discipline de formation à la création apparaîtra comme spécifique si elle parvient à définir quelques points de départ qui la spécifient[5].
Finalement, notre but, en poursuivant cette étude sur le potentiel des balbutiements d’un projet, est de valoriser les principes qui sous-tendent ce temps de la création et qui soutiennent ensuite tout le processus, peu importe le lieu de représentation, l’auditoire auquel on s’adresse ou la visée de la démarche.
Le processus de création
Contrairement à d’autres disciplines artistiques, l’acte de création théâtrale ne se vit pas dans la solitude; il repose, selon Eugenio Barba, sur un travail de maillage (« weaving »; 1991 : 68) entre partition, corps, regards et signes scéniques. En effet, il répond d’un entremêlement de plusieurs « matériaux », d’une « mise en jeu » plurielle autour d’un événement à célébrer où la personne qui assume un regard périphérique sur l’activité (de mise en scène, pédagogique ou d’animation) doit « composer avec l’imprévu » (Barret, dans Marchand, 2007 : 2). Pour paraphraser Florent Siaud, le processus de création peut être défini comme une gestation fondée sur l’interaction d’affects, d’énergies et de productions imaginaires (2014 : 496). À cela, nous ajoutons que cette gestation occupe un espace-temps hélicoïdal, c’est-à-dire en mouvance[6] (Plouffe, 2011), puisqu’il s’agit d’une activité en train de se faire ensemble.
En guise de synthèse, mentionnons que les praticien·nes et chercheur·euses occidentaux·ales et contemporain·es définissent le processus de création comme les actes d’un ensemble (Stanislavski, 1984) dans un temps présent[7]; comme un travail de maillage d’actes individuels (affects, énergies et imaginaires) mis en action pour former une « cellule sociale qui incarne un ethos » (Barba, 2001) et convergeant en protension (en opposition à rétention) (Schechner, 2006), c’est-à-dire que ce processus avance vers la construction d’une fable conçue pour être montrée (Schechner, 2006; Brook, 1977) par tours, retours et ajustements (Ubersfeld, 1981), et ce, en suivant simultanément un mouvement hélicoïdal (Plouffe, 2011).
La démarche de collecte de données dans diverses sphères de pratiques
Comme il s’agit d’une démarche inductive, nous rappelons que de nombreux mouvements hélicoïdaux ont été tracés entre les collectes des données, leur analyse et la confrontation de celles-ci aux écrits théoriques existants. Le but premier était de « dégager le sens[8] » que les participant·es donnent au phénomène à l’étude (Glaser et Strauss, 1967), soit celui du commencement dans le processus de création. Afin de clairement indiquer en quoi les résultats de nos analyses sont fondés dans les données et en quoi ils mènent vers une théorisation, ils sont ici présentés de manière à en suivre la mise en cohérence progressive.
Un des premiers concepts sensibilisateurs que nous avons identifiés est « l’expérience de création ». Ce concept précède les premières collectes, c’est-à-dire qu’il est à l’origine des premières questions que nous nous sommes posées. L’objet à l’étude s’est précisé et densifié au cours des analyses autour de cette expérience. Notre démarche s’est déployée en trois phases de collectes différentes : de 2008 à 2010, auprès de personnes handicapées qui ont une pratique théâtrale; en 2010, auprès de personnes participant à un groupe de théâtre social; de 2013 à 2015, auprès de personnes responsables de la formation en art dramatique aux niveaux primaire et secondaire et d’élèves en art dramatique au secondaire. Certaines d’entre elles peuvent avoir une pratique professionnelle double (enseignement / interprétation, mise en scène / interprétation…).
La première phase : l’émergence des dimensions ludique et symbolique
Comme mentionné, les premières collectes se sont déroulées pendant deux ans auprès de personnes en situation de handicap qui ont une pratique théâtrale. Il importe de préciser que l’intérêt ne porte pas sur le handicap[9]. À partir des données, nous avons identifié deux catégories conceptuelles : l’expérience ludique et l’expérience symbolique. La première concerne les forces impliquées dans le commencement du processus et se divise en deux sous-catégories de sentiments constants, éprouvés par les participant·es : le plaisir et le désir. En effet, les personnes sont traversées d’une sensation agréable et intense rattachée au plaisir, dont elles rendent compte en termes de « fun », de « joie », de « sentiment de liberté », d’« adrénaline », d’impression d’être « lancée dans le vide ». Elles expriment aussi des aspirations qui dévoilent du désir : « Mais tu sais, des fois, il faut vraiment suivre ce qu’on a à l’intérieur de soi » (Éloi, entrevue, 2009), « Ce qui a favorisé ma réussite, c’est l’envie de devenir quelqu’un » (Colette, entrevue, 2010). Elles gagnent de l’assurance en fonction de la reconnaissance de leurs désirs, comme matériau premier à l’expérience ludique.
La seconde expérience, de l’ordre symbolique, concerne la conscience de l’être. Elle est implicite au projet de création. Lorsqu’il leur est demandé de décrire ce qu’elles ont vécu, les personnes ont une impression forte de révélation, comme si elles étaient mues par « une force spéciale » (Michel, entrevue, 2010). Elles ont l’impression de se découvrir et abordent l’expérience de création en ces mots : « transformation » (Aïcha, entrevue, 2010), « sentiment de vérité » (Robert, entrevue, 2010), « qui nous révèle à nous-même » (Colette, entrevue, 2010), « c’est comme découvrir de nouvelles idées, s’ouvrir » (Aïcha, entrevue, 2010), « c’est comme si je voyage […][.] [T]oi-même, tu ne sais pas ce que tu vas faire » (Aaron, entrevue, 2010). Une autre phrase de Colette vient renforcer le concept de conscience et d’engagement de soi. À la question de recherche « qu’est-ce qui fait que tout d’un coup ça marche? », elle répond : « Je me donne la permission » (Colette, entrevue, 2010).
Ces deux dimensions, ludique et symbolique, bien que singulières et nuancées, sont reliées entre elles. Le plaisir apparaît comme un élément important pour favoriser l’engagement de la personne : « Je m’investis plus parce que j’aime ça […][,] c’est anodin et c’est profond en même temps » (Michel, entrevue, 2010). De plus, pour ces individus, l’expérience implique tout ce qui se vit autour des répétitions : « Ce n’est pas juste le théâtre, mais le théâtre avec tout ce qu’il y a autour de ça » (Côme, entrevue, 2010). L’expérience de création à laquelle ils sont conviés à participer n’est pas circonscrite temporellement, c’est-à-dire qu’elle existe en dehors du cadre des répétitions. Cette donnée fait écho aux observations de Judith Bernard qui, pour sa recherche doctorale, s’est intéressée aux répétitions, ces commencements informes qu’elle décrit comme « l’épars et le profus, le fragmentaire, ce presque inarticulé, qui [en] font la matière » (2000 : 3). Elle observe notamment que ces dimensions existent en amont de l’interaction de répétition au sens strict (ibid. : 17). Dans le cadre de notre recherche, ce sont les premières traces, au même titre que ces fragments bruts composant l’avant-spectacle, qui ont mené à définir l’expérience ludique et symbolique (dimensions qui, nous le verrons, ne peuvent être dissociées). Ces traces, qui témoignent de l’engagement, précèdent, traversent et se poursuivent au-delà de la représentation finale, réitérées par de nouveaux défis.
La deuxième phase : une densification des données
Des données ont ensuite été recueillies, en 2010, auprès de personnes participant à un groupe de théâtre social. Ces dernières possèdent des formations variées et considèrent leur pratique comme un engagement social. Entre ces données et les premières, il n’y a pas eu de différences marquantes. Ainsi, les codes « plaisir » et « force » reviennent. L’analyse des nouvelles données a cependant révélé un ancrage plus prononcé du concept de l’expérience ludique et symbolique : « C’est ça qui fait la force, c’est le don de chacun selon ses capacités » (Patrick, entrevue, 2010). Au terme « force » s’ajoute le « don de chacun »; cette puissance conditionne l’investissement de soi.
D’autres données, plus rares mais très détaillées (et trop longues pour être présentées ici), viennent confirmer de manière apophatique[10] l’importance que ces individus accordent au plaisir et à l’engagement de soi. Pour eux, il y a davantage de plaisir dans le fait de découvrir que dans le fait de simplement appliquer. Les discours qu’ont tenu certain·es participant·es ont alors pointé vers cette convergence des propositions, où chacun·e est porteur·euse d’un potentiel d’invention et est lié·e à autrui : « On dirait que c’est comme un élément déclencheur : quand tu t’oublies, c’est comme un effet domino. Il y en a un qui s’oublie, l’autre s’oublie et là le jeu embarque » (Patrick, entrevue, 2010), « Quand ça ne se passe pas, c’est parce que tu es trop centré sur le jeu du théâtre… Tu es trop centré sur toi-même » (Patrick, entrevue, 2010). Les personnes reconnaissent l’importance de se donner, de s’engager. Cet engagement agit comme effet d’entraînement et principe d’émulation, puis crée un sentiment de force. Les propos de Patrick font écho à cette idée, évoquée précédemment, d’un maillage de plusieurs « matériaux » (Barba, 2001), d’une gestation fondée sur l’interaction d’affects et d’énergies (Siaud, 2014 : 496).
Vers une convergence des propositions
Le sentiment de plaisir qu’une personne éprouve et ses aspirations peuvent être considérés comme des énergies de création potentielles. Elles constituent le fondement de toutes les autres expériences. Elles cautionnent l’engagement de la personne dans le projet. Sans cette dimension d’expérience à la fois ludique et symbolique, il n’y a pas de jeu, puisqu’elle touche autant les ressources affectives, intellectuelles, imaginaires, spirituelles que les besoins culturels de l’être humain.
L’expérience symbolique se définit comme une conscience ontologique commune à tous et toutes mais implicite, c’est-à-dire qu’elle concerne la conscience de soi comme être. Elle permet à la personne qui s’engage d’avoir une meilleure connaissance d’elle-même et d’établir des liens significatifs. L’expérience ludique (force du plaisir et du désir) soutient, quant à elle, la construction de sens et l’interaction sur le plan symbolique : le plaisir que ressent une personne est considéré comme une force qui la porte à s’investir et à construire du sens. Cela dit, le désir ne précède pas le plaisir : ils avancent l’un et l’autre en s’entrecroisant. Ils entrent ensemble dans un dialogue informe autorisant une mise en action et en jeu des affects en présence. La création, alors, ne se ferme pas sur un sens précis, mais s’ouvre à une multiplicité de sensibilités uniques et de manifestations subjectives sur le monde. Elle actualise l’établissement du plaisir que nous reconnaissons intérieurement. Serge Ouaknine, spécialiste en formation de l’acteur·trice, considère cet apport de soi dans le théâtre comme ce qui participe à la lente construction synergétique d’un projet : « Pour l’acteur, les “ondes rythmiques” sont ce qui traverse les contacts avec les autres partenaires de la partition. Elles sont la garantie de sa vivacité et authenticité » (2006 : 1).
D’autres appuis théoriques nous permettent de mieux comprendre ces dimensions à la fois ludique et symbolique. Pour le neurobiologiste Jean-Didier Vincent, le plaisir est à la fois état et acte; il est un affect qui ne peut être dissocié du comportement qui lui a donné naissance (1994 : 165). Vécu comme une récompense, il constitue le moteur des apprentissages et des changements évolutifs. Le plaisir est donc essentiel dans le processus créatif parce qu’il contribue à la mise en action des pouvoirs d’éveil. Il garantit un flux de pensées laissant une part importante à l’individualité, à la conscience de soi (Changeux, 2002; Edelman, 2007).
Il est également important de comprendre que l’accomplissement d’un désir inconscient répond à d’autres exigences et obéit à d’autres lois que la seule satisfaction des besoins vitaux. Le désir se situe entre la jouissance et le besoin, le profit et la perte. La satisfaction d’un besoin conduit au renforcement, notion à la base des théories de l’apprentissage. Mais plus que le besoin, c’est peut-être le manque, soit l’anticipation et la stimulation du besoin, qui est à l’oeuvre dans le désir et qui le place dans la durée (Vincent, 1994 : 139). Cette conception renforce l’idée que les dimensions ludique et symbolique ne peuvent être envisagées isolément.
Lorsque la personne s’engage dans un projet, le même procédé s’applique. Pour créer, elle doit se référer à son « classeur » symbolique afin d’associer un mot, un ton, un mouvement à une sensation. Le principe de plaisir est vital dans ce processus, parce qu’il conduit à trouver la réponse la plus avantageuse (dans le sens cognitif du terme), celle qui exige la moins grande dépense d’énergies, celle que le corps connaît, sans pour autant impliquer que le·la créateur·trice souhaite demeurer dans cette dynamique du moindre effort. Vincent explique que la coexistence de sensations opposées, telles que le plaisir et la douleur, permet de sortir de sa zone de confort. L’affect, ici, fonctionne comme un funiculaire : quand l’indice de plaisir monte, celui de la douleur descend. Deux types de comportements possibles activent dès lors la gestion de ces processus opposants. Le premier type est de gérer de manière très sage la confrontation entre le plaisir et la douleur. Le deuxième type est de prendre la liberté d’aller au bout de cette confrontation en assumant pleinement l’un des pôles. Ces informations apparaissent essentielles pour toutes personnes qui amorcent un processus de création. Selon la compréhension neurobiologique des apprentissages et du conditionnement, il n’y a pas de mauvais chemin à emprunter, seulement des choix différents qui se font.
Ce sont ces forces (désir et plaisir) qui sont investies dans le projet et seront mises en acte dans l’expérience collective. Elles peuvent être considérées par les personnes impliquées dans la création (via l’interprétation, la mise en scène ou l’enseignement) comme des clés pour entrer dans le mouvement informe que représente tout commencement. Elles préexistent au moment de créer et demeurent effectives tout au long du processus[11].
Modélisation des phases : cinq dimensions
Au fil des allers-retours progressifs qui forment le tissu de notre recherche, cinq dimensions, ou principes dynamiques, ont été identifiés. Elles impliquent l’expérience ludique et symbolique, l’expérience collective, le regard de l’autre (défini aujourd’hui par l’auteur·trice comme l’expérience du lien), l’expérience dynamique et l’expérience temporelle. Ces dimensions ont été modélisées :
Nous allons présenter un bref résumé de chacune d’elles, uniquement dans le but de saisir dans quel contexte la mise en cohérence progressive de la démarche s’est effectuée. L’expérience symbolique est, tel que susmentionné, le don de soi vers l’autre. L’expérience ludique accompagne l’expérience symbolique. Générant toutes les autres, ces deux types d’expérience libèrent la force du désir, du plaisir et de la conscience investie dans le projet. L’expérience dynamique est une quête, un mouvement vers un but. Elle est une force agissante qui puise ponctuellement à la source des désirs et du plaisir. L’expérience collective est l’orchestre des forces, des énergies, des désirs de chacun·e. Le regard de l’autre concerne l’expérience du lien qui se construit avec autrui, responsable de la mise en scène, de l’animation ou de l’enseignement et possédant un pouvoir d’impulsion et d’instigation. L’expérience temporelle est le métronome des expériences qui agit comme règle commune.
Confrontation à un autre modèle
Les dimensions symbolique et ludique ont été comparées aux éléments qui figurent dans un des modèles théoriques de Stanislavski, soit l’anatomie du processus créateur[12]. S’attardant exclusivement à l’étape du commencement, son système et le nôtre présentent entre eux des éléments spécifiques qui concordent. Le fait que nos deux observations aient été faites à des époques et dans des lieux différents (une école-laboratoire en Russie au début du XXe siècle et des espaces dédiés à la pratique théâtrale au Québec au siècle suivant) renforce l’idée de principes communs pouvant favoriser la synergie dès la première phase de création et jusqu’à une convergence des propositions. Nous insistons sur ces dimensions symbolique et ludique pour clairement établir en quoi la compréhension de leur fonctionnement peut avoir une incidence sur cette convergence.
Le modèle théorique de Stanislavski, tel qu’il apparaît dans L’énergie qui danse : un dictionnaire d’anthropologie théâtrale (2008) d’Eugenio Barba et Nicola Savarese, représente le « travail de l’acteur sur soi dans le processus créateur de l’incarnation » (Poliakov, 2006 : 7). Ce modèle peut être considéré comme la première formulation graphique et scientifique d’une pédagogie théâtrale, fondée sur un ensemble de lois fondamentales et spécifiques de la création scénique. Les principes de plaisir, de désir et de conscience de soi y trouvent un ancrage. Stanislavski identifie dans le processus de création trois sources d’énergie, soit l’esprit, la volonté et le sentiment[13] (ou l’intellect, la volonté et l’émotion[14]), et il les présente comme de très importants facteurs dans la préparation de l’interprète au jeu.
En effet, Stanislavski conçoit ces trois sources d’énergie comme des forces innées qui animent l’état créateur. L’esprit, touchant à l’expérience symbolique, correspond à un désir en soi qui dynamise l’action (Stanislavski, 1984 : 313); la volonté, affect parent au désir, est l’esprit qui se mue en force agissante (idem); et l’émotion, dimension enveloppant le plaisir, est décrite comme une force venant à la présence d’une action par une autre (ibid. : 315). Notre compréhension de cette dynamique s’est approfondie lors d’une troisième phase de recherche.
La troisième phase : l’émergence du concept de convergence des propositions
De 2013 à 2015, des entrevues ont été réalisées auprès d’une centaine de responsables de la formation en art dramatique au primaire et au secondaire provenant de diverses régions du Québec[15]. En respect de l’approche inductive, les questions étaient très ouvertes et portaient sur leurs « bons coups »[16]. L’expérience de création a ainsi été abordée par les pédagogues. Pour en parler, il·elles employaient les termes « énergie », « humanité », « terre fertile », « mer en folie », « découvertes » et « reconnaissance de soi ». La notion de plaisir, des forces spéciales, de la conscience de soi était toujours présente et prenait de l’ampleur au fur et à mesure. Un autre concept a émergé de manière marquante des données récoltées sur le terrain, mettant alors en perspective comment les propositions de création peuvent converger vers un projet commun. Il s’agit de l’expérience du lien. En effet, les enseignant·es, en plus de reconnaître les dimensions symbolique et ludique, soulignaient l’importance de créer un lien juste pour favoriser les premiers signes de co-construction :
Il est important que les individus arrivent… au moment où on va s’installer… qu’il y ait un moment de passage de « l’individualisme qui arrive, qui rejoint son groupe » à « on respire ensemble, on se tait ensemble, on s’observe » avant même de commencer un travail
(enseignant au secondaire, entrevue, 2014).
Il ne s’agit pas d’être seulement en relation, mais d’établir un lien qui, souple, s’ajuste continuellement en fonction du potentiel créateur de chacun·e. Ce lien advient parce que l’enseignant·e considère, dès le départ, les dimensions informes qu’est le maillage de la conscience de soi et du couple plaisir / désir, et qu’il·elle exploite leur potentiel :
Je découvre [mes élèves] et, eux, ils me découvrent. Et du coup, je pense qu’il y a une énergie un peu spéciale qui se met en place. Je pense que ça, c’est le premier facteur qui favorise, tout d’un coup, [l’arrivée de] quelque chose d’exceptionnel
(enseignant au secondaire, entrevue, 2014).
Pour moduler leurs interventions auprès de leurs élèves, les responsables de la formation se réfèrent peu à des stratégies reconnues de gestion de classe, puisant plutôt dans leurs expériences personnelles, dans leur bagage de vie. Dans l’espace de dialogue que devient l’enseignement, plusieurs dimensions symboliques et ludiques se rencontrent, les élèves et le·la pédagogue engageant tous et toutes une part de ce qui précède leur présence en classe et de ce qui les a construit·es, et ce, même si le rôle de chacun·e diffère, l’enseignant·e étant le spécialiste du lien. Dans cet échange, l’enseignant·e reconnaît, accepte et considère les résistances comme forces potentielles, « un peu comme dans une espèce de mer en folie […] causée par toute la richesse de chaque personne qui est présente dans la classe et par son humanité » (enseignant au secondaire, entrevue, 2013).
Pour les pédagogues, l’ajustement continuel du lien est mû par un engagement personnel, un sentiment de non-travail, un effacement des limites, un certain laisser-aller :
Quand je laisse la place aux élèves, quand j’adopte cette attitude-là, la création se fait de façon tellement plus libre et on a moins peur de s’exposer, on a moins peur de se mettre à nu. Or les belles choses arrivent! Parce qu’on se censure moins, parce qu’on a moins peur justement d’exposer son intériorité. Et ça, c’est merveilleux parce que c’est le terrain le plus fertile et le plus propice, selon moi, à la création
(enseignant au secondaire, entrevue, 2014).
L’importance qui est accordée à ce juste lien n’est pas réservée à la classe d’art dramatique. Les metteur·es en scène / chercheur·euses qui ont écrit sur leur pratique, notamment Florent Siaud, Judith Bernard, Martine Beaulne et Sylvie Drapeau, soulignent aussi la portée significative de ce moment où « certaines portes s’ouvrent » (Beaulne et Drapeau, 2012 : 21), où « l’histoire conversationnelle débute » (Bernard, 2000 : 3) et qu’il se révèle une « fécondité de la pauvreté » (Siaud, 2014 : 353) permettant à l’imaginaire de projeter « une multiplicité d’hypothèses » (idem) :
Je me dois de trouver l’espace de sensibilité et de fragilité de l’artiste, le couloir par lequel ma parole suscitera une résonance. La résonance qui fera écho à un saisissement, à une connaissance. La porte d’entrée pour accéder à la créativité de l’acteur peut être différente pour chaque interprète. Certaines portes s’ouvrent grâce à la sensibilité et à la parole du corps, d’autres par la compréhension intellectuelle et la force du sens, d’autres encore par l’instinct
(Beaulne, dans Beaulne et Drapeau, 2012 : 21).
Les exigences extérieures au projet (temps de production, valeurs monétaires investies ou attentes du public) induiront des implications et des manières différentes d’agir. Cependant, les fondements qui soutiennent l’amorce d’une co-construction demeureront les mêmes.
Vers une théorisation
À la suite de la présentation de notre démarche, nous tentons maintenant une première formulation théorique de la mise en cohérence progressive. Le concept de convergence des propositions est issu de la densification des phases précédentes. Le terrain d’analyse, comme nous l’avons vu, ne se limite pas à un milieu particulier, mais plutôt à un terrain d’expériences de création. Des principes communs à ces différents contextes de pratique ont permis de mieux saisir ce qui se vit dans ce mouvement progressif de mise en jeu des forces vers une convergence des propositions. Autant les personnes en situation de handicap qui font du théâtre, les responsables de la formation en milieu scolaire que les praticien·nes (Stanislavski, 1984; Bernard, 2000; Beaulne et Drapeau, 2012; Hamel, 2015; Siaud, 2014) mettent en lumière l’importance des dimensions ludique et symbolique, à la fois potentiellement fertiles et fragiles.
Nous formulons la théorisation de notre analyse comme suit : la première expérience de création, qui précède la rencontre, est considérée comme un temps qui, à son tour, précède une mise en jeu. Au commencement d’un projet de création, le responsable (à la mise en scène ou à l’enseignement) d’un groupe invite les personnes dans une sphère de jeu à entrer en dialogue. Dans une telle approche, les personnes ne s’engagent pas toutes en même temps. Cela exige du ou de la responsable qu’il·elle soit attentif·ve et sensible aux premières actions afin de les actualiser, de les renforcer ou de les laisser se déployer d’elles-mêmes. Dans cette ouverture à l’autre, comme nous l’avons mentionné, interprètes et responsable y engagent une part de soi-même. Les ajustements continuels de la personne responsable demeurent un facteur essentiel à la formation d’un passage entre ce qu’on laisse aller et ce qu’on garde des actions de chacun·e, là où advient la dimension collective de la création. Ils cautionnent en quelque sorte la potentielle fécondité du projet.
Ce qui importe n’est pas le lien entre deux personnes, mais le sentiment de fédération et de filiation qui existe entre les sphères d’expérience propres à elles. Dans ce premier dialogue, flou et chaotique, tous les possibles existent; il n’y a pas de mauvaises rencontres, mais un engagement de soi confronté à l’engagement de l’autre. La possibilité de rendre fertile le contact des uns avec les autres dépend de la conscience de soi, mais aussi de la conscience du rapport de soi à l’autre. Dans une classe ou sur une scène, ce rapport pourrait osciller entre autorité, charisme, impunité et chaos, tout en étant empreint de bienveillance, d’ouverture et de curiosité. Une partie de la pratique théâtrale repose donc sur la capacité de chacun·e à accepter une certaine liberté de conventions et, néanmoins, à consentir à une certaine uniformité. Lorsqu’il y a une fracture des propositions, par exemple un bris de confiance qui survient dans le lien, l’expérience symbolique et ludique ne peut se vivre : la personne demeure isolée, ce qu’elle traverse demeure non signifié et non signifiant. Il n’y a pas de dialogue entre les expériences, mais une mise en parallèle des trajectoires. La non-reconnaissance des forces apparaît comme la pierre d’achoppement du processus de création.
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Au départ, nous n’avons pas cherché à comprendre ce qui se passe au commencement du processus de création. Nous n’avons pas choisi d’étudier ce qui favorise la convergence des propositions vers un projet commun. Nous étions intéressée à comprendre ce que signifie l’expérience de création pour ceux et celles qui la façonnent en la vivant. Ces informations sont venues à nous; en fait, elles ont émergé des réponses. C’est-à-dire que les résultats que nous livrons dévoilent la façon dont les personnes rencontrées (responsables de la formation, élèves, interprètes et personnes ayant une expérience de mise en scène) conçoivent leur réalité. Nous n’avions pas planifié non plus de faire plusieurs recherches sur un même thème. Encore une fois, le concept de convergence des propositions a émergé de l’analyse des données. Nous avions, certes, une sensibilité théorique à identifier ce concept, mais aucune question initiale n’avait porté précisément sur cet objet. Ce sont les personnes interviewées qui ont éprouvé le besoin de nous en parler. Cette orientation témoigne peut-être un peu de notre héritage de pratique, de ce que nous avons retenu des praticien·nes qui nous ont précédée. Toutefois, ce que nous pouvons avancer sans aucun doute, c’est que les dimensions plaisir et désir relatives à l’expérience ludique et symbolique ont, au début du processus, un sens particulier pour ceux et celles qui s’inscriront dans une telle traversée créative. Dans un contexte de dialogisme hétéromorphe (faisant place à une pluralité de voix et de langages), la matière première de la création apparaît vivante, molle, authentique. Elle n’est ni corps ni objet, mais avant tout énergie, force, mer en folie. Le geste que pose l’« orchestrant », soit la personne en charge, est capital pour susciter les vibrations nécessaires à l’acte de jouer. Le commencement d’un processus a la potentialité, selon nous, d’être alors comme un grand terrain fertile, foisonnant. Or, seul, l’espace physique reste vide. Il a besoin de l’informe, en tant que préexistence symbolique d’un projet, pour s’animer; cet informe qui, ayant ses exigences, nous intime à ne pas tuer ce qu’il y a de mouvant, de vivant dans la création.
Parties annexes
Note biographique
Après une formation en jeu au Cégep Lionel-Groulx, en mise en scène puis en enseignement de l’art dramatique (Université du Québec à Montréal), Marie-Josée Plouffe se spécialise dans l’enseignement auprès de personnes ayant des besoins spécifiques (MA, PhD). Elle cofonde La Fenêtre en 1998 (Trois-Rivières). Elle est professeure à l’Université du Québec à Trois-Rivières depuis 2007. Ses travaux de recherche portent sur les facteurs qui favorisent les apprentissages. Elle est aussi impliquée dans le développement de la recherche inductive. Elle a publié « La MTE comme apport au développement de la recherche en arts », dans Méthodologie de la théorisation enracinée : fondements, procédures et usages (2012) de Luckerhoff et Guillemette (dir.) aux Presses de l’Université du Québec.
Notes
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[1]
Courbe qui s’enroule en mouvement autour d’un axe ou en allers-retours progressifs.
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[2]
Les sujets humains peuvent difficilement être analysés à partir de théories régies par des formalismes abstraits (Plouffe et Guillemette, 2012; Borutti, 2001). Il ne s’agit pas de représenter l’image de la connaissance comme une copie indépendante de la réalité (Gagnon, 2011). La connaissance fonctionne comme un processus de traduction (Tröger, 2004; Boudon, 1986) et d’interprétation, au cours duquel nos catégories mentales informent un objet autrement insaisissable (Damasio, 1999 : 190). Connaître serait ainsi rendre familier, par une traduction / trahison, ce qui nous est étranger (Boudon, 1986 : 128-129). La valeur cognitive des sciences humaines ne repose donc pas sur la prédictibilité, mais plutôt sur l’effet d’écho que suscite la présentation des analyses. En ce sens, elle demeure inscrite dans un temps, une pratique, une culture, un environnement, un territoire relativement précis (Pourtois et Desmet, 2007).
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[3]
L’expérience (experiri), dans son sens étymologique, comprend l’idée d’un passage à travers des risques et des périls. En effet, elle découle de la réalisation, à un moment précis, d’un acte, celui du saisissement; de la constatation pure que nous sommes face à l’épreuve d’un réel étranger, d’une mise en jeu périlleuse.
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[4]
Le terme « dimension », utilisé dans cet article, est défini comme une catégorie, une direction d’expansion, un sens commun, impliquant plusieurs variables.
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[5]
Voir les publications de Marie-Eve Skelling Desmeules (2017, 2019) qui s’y intéressent.
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[6]
Il s’agit d’une version nuancée du point de vue de Mihály Csikszentmihalyi (1996) qui, tout en demeurant proche de la représentation linéaire classique de Graham Wallas (1926), insiste sur le caractère récursif des étapes dans une expérience de création, point de vue revisité par Pierre Gosselin qui propose l’idée d’une progression « spiralée » (dans Gosselin, Gingras, Murphy et Potvin, 1998 : 648).
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[7]
En effet, les interprètes ne laissent pas de traces concrètes comme le peintre sur sa toile; leurs gestes sont comme des traits de couleurs en mouvement qui s’effacent au moment où ils se dessinent. C’est la lente construction d’un objet abstrait qui n’existe que dans un présent, un présent répété ou revisité par les traductions plurielles des créateur·trices qui font appel autant à des traces mnésiques et sensibles qu’à des codes, des signes et des mots repères. Ce temps ne peut avoir lieu que s’il est expérimenté collectivement.
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[8]
« L’expérience relève du sens et non d’un vécu brut inanalysé, inarticulé » (Nadeau-Lacour, 2000 : 67). En appui à cette posture, les neuroscientifiques considèrent l’expérience comme un fait, c’est-à-dire que l’ensemble de la vie psychique d’une personne est traité comme une donnée primitive et fondamentale. Nous pouvons saisir ce que vit la personne en accédant à la représentation qu’elle s’en fait, par l’entremise des mots et des idées qu’elle exprime. Dans cette perspective, le langage constitue une « marque » de ce qui se vit, une trace physiologique de la conscience (Damasio, 1999; Changeux, 1994; Cyrulnick, 2002).
-
[9]
Dans le groupe interrogé, le handicap, qu’il soit physique ou mental, diffère d’une personne à l’autre. Il en est de même pour leur parcours en théâtre : certaines personnes ont une expérience d’interprète et / ou de mise en scène, d’autres peuvent avoir une pratique professionnelle. Elles proviennent de quatorze régions administratives du Québec et elles étaient âgées entre 15 et 68 ans. Cette dernière donnée n’a pas été collectée.
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[10]
L’analyse apophatique définit ce qu’une réalité n’est pas plutôt que ce qu’elle est. Ces données, issues de ma thèse (Plouffe, 2011 : 114-119), concernent des événements où les personnes ont vécu des moments de divergence, provoquant un déplaisir et un désengagement dans le projet. Elles confirment par opposition l’importance qui peut être accordée aux dimensions ludique et symbolique.
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[11]
C’est pourquoi Barba, metteur en scène, utilise des leurres pour diriger ses acteur·trices. L’attention de l’interprète est rivée sur un mouvement, un objet, une consigne. Le désir et le plaisir de l’acteur·trice sont dirigés vers un objet autre. Pendant cet instant, l’interprète ne porte plus attention à ce qu’on attend de lui ou d’elle. Dans un déploiement presque accidentel, l’énergie informe, le vivant, l’authenticité de l’être ont la liberté d’être.
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[12]
Stanislavski en fait la description dans son ouvrage La construction du personnage. Au chapitre XV, sous les traits de Tostov, il explique à ses élèves « comment un acteur prépare, dans son ensemble, un rôle » (1984 : 312), en dressant un tableau à l’aide de banderoles et de drapeaux.
-
[13]
Selon la traduction de Charles Antonetti (dans Stanislavski, 1984 : 299-318).
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[14]
Selon la traduction de Éliane Deschamps-Pria (dans Barba et Savarese, 2008 : 31).
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[15]
Certaines de ces personnes vivent des expériences de création dans différentes sphères : en enseignement, au parascolaire et comme interprète. Le contexte régional peut avoir une incidence sur ces choix.
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[16]
Les premières questions posées, pour amorcer la discussion, étaient : « Y a-t-il quelque chose par laquelle vous aimeriez commencer en ce qui concerne votre expérience d’enseignement de l’art dramatique? Qu’est-ce que vous aimeriez dire sur ce que vous savez? »
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