CréationsLes pleureuses

Nos mélopées[Notice]

  • Catherine Bastien

Tout commence nécessairement par un sifflement. Il fallait l’attendre, à la lisière des champs, attendre le sifflement. Il y en avait toujours un. Puis un choc, un cri. Ou le silence. Ces moments se sentaient à même la chair. Le métal qui ouvrait, perçait, déchirait. Le sang en rivière entre les doigts. Tenter de le retenir en vain. Le souffle coupé, saccadé par la douleur, celle qui s’enfonçait jusqu’aux entrailles. Il fallait passer par-dessus le mal, enfoncer les orteils dans la boue. Cheminer vers l’épicentre. Ils avaient ce regard, lorsqu’ils me voyaient arriver. De crainte et de résignation. Ils le sentaient, eux aussi. Ils avaient vu l’éclat, le feu, le sang et les obus qui pleuvaient autour de nos corps meurtris. Leur peur s’étendait en masque sur mon visage, sur mes mains qui déboutonnaient doucement leur chemise ensanglantée. Autour, le vent immobile, les balles aussi. Nos plaies continuaient à saigner. Des jours plus sombres. Les soldats dans mes bras se mettaient à sangloter. C’étaient les jeunes, leurs boucles innocentes, le rouge de leurs joues et les médaillons dans leur veste. Leur douleur insoutenable. Alors il me fallait être tout en douceur. Éponger les fronts, appuyer les têtes sur mes genoux et frotter les vêtements souillés entre mes paumes. Pour eux, mes plus tendres lamentations. Ils étaient déjà avertis, avaient vu la balle avant même que je ne l’entende. Pour ceux qui savaient déjà, il fallait pleurer autrement. Plus de cris perçants, de hurlements désespérés. Que les larmes chaudes du renoncement. Ils chuchotaient, me l’avouaient. Ils ne comptaient pas s’acharner. Les jeunes soldats voulaient mourir avec dignité. Mes martyrs. Ensemble, nous déplorions le futur incertain, les drapeaux qui tardaient à se lever. Les combats qui n'en finissaient plus. Les plaintes creusaient ma poitrine érodée et vite je gémissais seule, saignais seule. Alors tout était à recommencer. Le sifflement, la poussière, une ruelle sombre. Le visage horrifié de celui à qui appartient la chemise tachée, roulée entre mes paumes. Nos hurlements qui s’élèvent en choeur. Il ne veut pas partir. Il faut avancer vite, arriver au chevet à temps. Mes pieds glissant sur le sol gorgé de sang, au rythme d’une danse qu’ils connaissent par coeur. Tournoyer pour éviter ceux qui pourraient encore se battre. Certains sentiront le parfum de mes cheveux alors que je les frôle, on le voit à leurs yeux qui s’agrandissent et à la balle qui effleure leur oreille. Il faut continuer. Je les reverrai plus tard. Toujours revenir aux combats incessants. Étendu dans mes bras, un soldat plus âgé, le coeur ravagé par la haine. Son visage relevé vers moi. Sourire déformé. Nos voix s’élèvent, se rejoignent, se cassent et, l’espace d’un instant, l’ennemi tressaille. Mes hurlements stridents mêlés aux éclats, de bombes et de rires. Le vieil homme rit au nez de la mort. Nos deux coeurs consumés par la rage. Tout commence nécessairement par un sifflement, mais cette fois-ci, c’est différent. Je ne saisis jamais le temps. Il me glisse entre les doigts. Je ne sais dire combien d’années ont passé, combien de chemises se sont accumulées sous mes paumes. Pourtant il y a l’appel de ce corps qui ne ressemble pas aux autres. Mon attente ne se fait plus à la lisière d’un champ ni même à l’abri d’une ruelle obscure. Mes pieds flottent au-dessus d’une masse secouée de spasmes, au centre d’une avenue jonchée de débris. Je ne retrouve plus les plaines, les lieux de réclusion où se cantonnent les derniers espoirs d’une jeune nation. Au milieu du béton émietté, impossible de distinguer les combattants. Tout a changé. Ma chair ne s’ouvre plus …

Parties annexes