CréationsLes pleureuses

Inca, Guarani et la guerre en Ukraine[Notice]

  • Laura T. Ilea

Le temps est le grand vainqueur. Il ronge la substance de la vie et agit contre la mémoire. Plus on s’accroche à la mémoire, plus le temps détruit les attachements. Les cimetières, les lieux de mémoire et les rituels de la mort m’ont appris dernièrement que ces renversements du temps que les religions nous apprennent sont voués à l’échec parce qu’ils nous contraignent à l’apprivoisement de la souffrance. Les rituels profanes et les journaux de deuils me rappellent également l’approximation de l’absence, du sentiment que « plus jamais » … comme une litanie qui me rend malade. Il y a deux logiques qui se moquent l’une de l’autre en tout ce qui a trait au passage de notre vie réelle, limitée et finie vers ce qu’on appelle le néant ou bien l’éternité ou encore plus précisément l’inconnu. Se dire, comme dans la pensée religieuse, que le passage court et improbable de notre vie terrestre n’est que la préparation pour une éternité compensatoire devient la panacée d’un paradoxe persistant. De plus, la disparité entre la conscience métaphysique de l’être humain qui crée de l’art et de la science, qui se dilate à la mesure de l’univers et sa matérialité, soumise aux plus dures conditions de la décomposition, est tout aussi incompréhensible que la possibilité de la vie organique en soi. Tout progrès scientifique se heurte à cet incommensurable entre la profondeur du regard jeté au gouffre et l’insignifiance du regard que le gouffre nous jette lui-même. Pour vaincre le temps, je suis allée au plus loin, à pratiquer des rituels compensateurs qui perturbent ceux auxquels j’ai été habituée : les Robâiyâts d’Omar Khayyâm où la figure du père mort apparait dans l’argile du potier qui lui découvre la figure ; Traité de l’amour d’Ibn-Arabî, qui retrouve la mort comme repos perturbateur d’une pulsion érotique répandue sur l’existence ; Cioran et l’énergie érotique du néant, Épictète et l’insistance sur la force attachante de la représentation. Ensuite, les rituels des Guarani, l’incandescence de la vie dans la forêt tropicale, tout aussi intense comme l’expérience de la mort ; les quatre déserts que j’ai traversés et qui étaient tout aussi différents l’un comme l’autre, tout comme les multiples visages de la disparition. Sur l’impossibilité de tout être vivant d’imaginer la mort : J’ai beau regarder la rigidité du cadavre, il me reste étranger, impossible à déchiffrer. Ce n’est que par les grands moments érotiques que j’ai cru apercevoir la disparition du temps, et donc le contact direct avec la mort, dénudée de chair. Je ne peux imaginer que l’intensité de l’éros qui peut abolir le temps – l’allié de la mort. Mais l’éros est en même temps le frère jumeau de la mort. Il n’y a aucune autre expérience qui soit plus directement liée à l’anéantissement. Est-il étrange que, en tant que femme, je suis passée par le royaume des morts en étant accompagnée par des hommes ? J’ai suivi une fois le rituel Inca et la voie du pisco dans l’espace andin, avant la mort de mon père, et une autre fois l’initiation Guarani, après, dans la forêt tropicale, pour le retrouver dans le royaume des morts. Pour ce qui est de la voie du pisco, ce fut une expérience pré-ambulatoire de la mort, que j’ai saisie comme un sommet qu’on ne peut plus atteindre. La boisson était la voie de la communion, qui me fut interdite dès que j’ai eu la conscience immédiate du passage : « Deux cuillères d’eau, une cuillère de sucre, un demi-citron, un quart de pisco, distillé ou pur, téquila ou sauer ». La recette du pisco. …

Parties annexes