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Introduction

L’an dernier paraissait aux éditions Dalloz un ouvrage d’une dense érudition juridique qu’auraient intérêt à lire tous les publicistes ou privatistes curieux de mieux comprendre les rapports entre le droit administratif et le droit civil[1]. Après avoir décrit en quoi consiste cet ouvrage, tout en le situant par rapport à nous (I), je reviendrai sur certains des thèmes qui ont le plus attiré mon attention (II) avant d’insister sur quelques convergences et divergences entre le droit administratif en France et au Canada (III).

I.

De prime abord, l’ouvrage risque de surprendre par sa présentation car il est, semble-t-il, le premier d’un genre nouveau. Je m’explique.

Deux agrégés de droit, professeurs à l’École de droit de Sciences Po à Paris, dialoguent entre eux afin de mieux s’instruire l’un l’autre sur l’état de leur discipline respective et sur les transformations que celles-ci ont connues entre la création de la IIIe République et l’époque actuelle. Christophe Jamin, doyen de l’École en question, est un civiliste réputé. Fabrice Melleray, son collègue et un administrativiste de premier ordre, lui donne la réplique. Les deux correspondent par courriel pendant quelque dix-huit mois dans le but, précisent-ils, d’acquérir « une meilleure connaissance de la culture des civilistes » pour Melleray et « de celle des administrativistes » pour Jamin. Ajoutons à ces derniers les constitutionnalistes, eux aussi assez présents dans ces pages.

Il en résulte cinquante-deux courriels qui varient en longueur entre une et dix pages et dont l’exposé se répartit en trois époques : de 1870 au milieu des années 1930 (sous la rubrique « Construction »), des années 1930 à 1970 (sous la rubrique « Déploiement ») et de 1970 à aujourd’hui (sous la rubrique « Remise en cause? »). Un sous-titre coiffe chaque courriel pour mieux guider le lecteur. J’en donne quelques exemples : la rénovation du droit civil entre socialisation et technicisation — les administrativistes sous le régime de Vichy — la crispation entre la Cour de cassation et le Conseil d’État — les civilistes et le droit européen des droits de l’homme. On voit donc que l’ouvrage couvre un champ fort vaste. Le texte, très documenté, revient sur de nombreux travaux de doctrine et arrêts de la Cour de cassation ou du Conseil d’État dont il livre plusieurs fines analyses. Par endroits aussi, il se présente comme un essai d’anthropologie juridique consacré à la transformation en parallèle au cours des 150 dernières années de ces deux cultures constitutives du droit français moderne. C’est un travail d’érudition, je l’ai déjà dit, qui vraisemblablement n’aurait pas été à la portée d’universitaires en début de carrière. Il faut avoir beaucoup lu, et pendant très longtemps, pour dominer ainsi un tel sujet.

Le corps du texte comprend également sept tableaux synoptiques qui mettent en relief ce qu’il y avait de structurant, de part et d’autre et à divers moments dans le temps, alors que continuaient d’évoluer ces deux cultures. S’y ajoutent un index thématique, un index des noms propres dans lequel on retrouve tous les grands noms de la doctrine de droit public et de droit privé (avec beaucoup d’autres noms moins connus) ainsi qu’une impressionnante bibliographie de plus de 500 titres (où Georges Ripert et Jean Rivero, par exemple, figurent chacun treize fois)[2]. Bref, tout ou presque a été ratissé de près pour les besoins de l’exposé et on y trouve beaucoup de choses susceptibles d’intéresser différents lecteurs. Aussi ne s’étonnera-t-on pas d’apprendre qu’il s’agit également d’un ouvrage primé qui a reçu le Prix du livre juridique 2018[3].

Mais quelques précautions s’imposent avant d’aborder le livre.

Nous, ici, travaillons dans un système de droit mixte, certes rattaché par ses racines historiques à la France, mais aussi à l’Angleterre. La réalité dépeinte par Jamin et Melleray, celle du droit français sur 150 ans, présente donc d’importantes différences avec la nôtre, tant au plan institutionnel qu’au plan du contentieux. Il y a unicité de juridictions au Canada (toute question litigieuse étant susceptible, à tout le moins théoriquement, d’aboutir devant la Cour suprême du Canada). Il y a dualité de juridictions en France (encore que l’observation soit déjà réductrice puisqu’en France, outre la dualité historique et fondamentale entre la Cour de cassation et le Conseil d’État, on doive en plus tenir compte des compétences exercées par le Tribunal des conflits[4], le Conseil constitutionnel, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour européenne des droits de l’homme). En outre, l’activité juridictionnelle des cours suprêmes françaises se caractérise par la prolifération d’une jurisprudence de masse[5] (en 2017, la Cour de cassation a jugé 28 067[6] affaires et le Conseil d’État 11 348[7]), ce qui n’a rien à voir avec l’ordre de grandeur qui existe ici (si l’on se fie aux quatre volumes du Recueil des arrêts de la Cour suprême du Canada pour 2017, on voit que cette année-là, la Cour a rendu 127 arrêts au fond, dont 12 furent prononcés séance tenante sur des pourvois de plein droit en matière criminelle). Un total de 115 arrêts contre 39 415, cela ne représente même pas 0,003 % du corpus français qui vient d’être évoqué — et cette proportion pratiquement infime n’augmenterait guère même si l’on tenait compte des jugements que la Cour suprême du Canada rend, sans donner de motifs, sur les requêtes pour autorisation de pourvoi.

Bien sûr, il y a une autre dimension, qualitative, à tout cela. La Cour de cassation, qui loge Quai de l’Horloge à Paris, est bien en France la juridiction suprême de l’ordre judiciaire. Et il est indéniable qu’il y a d’étroites affinités entre une partie de son activité jurisprudentielle et celle de la Cour suprême du Canada. C’est d’ailleurs pourquoi certains arrêts de la Cour de cassation (beaucoup plus que ceux du Conseil d’État[8]) trouvent depuis longtemps écho dans la jurisprudence canadienne[9].

Qu’en est-il, maintenant, du Conseil d’État, qui en France est en quelque sorte la cour suprême administrative, installée au no. 1, Place du Palais-Royal? (Je laisse de côté son voisin de la rue de Montpensier, le Conseil constitutionnel.) Si le Conseil d’État devait avoir un quelconque pendant dans les institutions canadiennes, il faudrait sans doute qu’il s’agisse, organiquement parlant, d’une section du Bureau du Conseil privé : une hypothétique « Section » ou « Direction générale » ou « Division » du « contentieux » qui, dans sa composition ou son personnel, conserverait néanmoins un degré élevé de porosité avec les autres sections de ce même Bureau. Or, on voit tout de suite que la comparaison est bancale, ne serait-ce que parce que les fréquents arbitrages que la Cour suprême du Canada est appelée à faire entre ordres de gouvernement ne pourraient décemment être confiés au Bureau (fédéral) du Conseil privé, à l’oeuvre dans ce qu’on appelait autrefois, honteusement selon certains, l’Édifice Langevin.

Non seulement la comparaison est-elle bancale, mais elle est incomplète car elle omet l’importante activité consultative que les six autres sections[10] du Conseil d’État exercent auprès du gouvernement français. Ainsi, en 2017, toutes catégories confondues, ces sections se sont prononcées sur 1 302 textes[11]. Au Canada, cette importante fonction de conseil est assurée par le ministère de la Justice, dans d’autres édifices.

Malgré tout, même si elle est bancale et incomplète, gardons-nous d’écarter cette comparaison du revers de la main. Tout récemment en Angleterre, la consultation de dossiers des National Archives, passés jusque-là inaperçus, a permis à deux auteurs de faire d’intéressantes découvertes[12]. Ils signalent ainsi que, dès les années 1960, dans la foulée du célèbre rapport de Sir Oliver Franks[13], plusieurs voix éminentes s’étaient élevées pour proposer que l’on dessaisisse les tribunaux judiciaires du réexamen des décisions administratives (ou ministérielles) comme de celles de tribunaux administratifs. Sir John Whyatt avait ainsi proposé dans un rapport[14] très remarqué que l’on crée un British Parliament Commissioner inspiré des Ombusmen alors en exercice au Danemark et en Suède, et qu’à terme ce commissaire ait le pouvoir de recevoir des plaintes de particuliers. Un autre de ces interlocuteurs autorisés, J.D.B. Mitchell, suggérait même que la fonction de révision ou de réexamen soit confiée à un… Conseil privé spécialement reconstitué (il s’agit ici de tout autre chose que ce que l’on connaît officiellement en langue anglaise comme le Judicial Committee of the Privy Council)[15]. En somme, il aurait confié la tâche à l’équivalent du Conseil privé au Canada, l’Édifice Langevin d’autrefois devenant un genre de Palais-Royal local. Les choses ne sont donc peut-être pas aussi simples qu’il n’y paraît à première vue. Certains effets d’osmose persistent entre « nous », de culture simplement anglaise, ou mixte anglo-canadienne et française, et « eux », de culture franchement française. Et cela, curieusement, ne se vérifie pas seulement en droit civil.

II.

Plusieurs choses ont piqué ma curiosité en lisant cette monographie, dont le propos, j’y reviens, est d’une grande originalité. Sur plus d’un point, le système français et le nôtre se ressemblent, vraisemblablement parce que, derrière les institutions et les habitudes ou façons de faire propres à chaque système, les principales situations à problème, si je puis le dire ainsi, sont semblables. M’en tenant au seul droit administratif, l’abus de pouvoir, la multiplication exponentielle des textes, la cohérence des pratiques de décision, le statut et la responsabilité des agents du service public, les rapports entre la procédure et le fond en matière contentieuse (de même que, plus généralement, toute la question des voies de recours), et bien d’autres choses encore, ici comme en France, sont perpétuellement dans la mire du droit administratif. Comme l’est « le Contrat » en droit privé, avec tout ce qui se décline autour de lui, sans cesse et à n’en plus finir. La comparaison est non seulement possible mais elle peut souvent être féconde. Cela dit, sur d’autres plans, les différences sont marquées ou, en tout cas, donnent sérieusement à réfléchir. Je m’arrêterai sur les quatre aspects énumérés ci-dessous de (i) à (iv).

(i) Une première chose qui m’a frappé est l’omniprésence de l’histoire dans ce livre. Les traces qu’elle laisse sur le droit à la fois public et privé sont nombreuses et l’on voit dès le début qu’il s’agit d’une histoire beaucoup plus mouvementée que la nôtre.

Car, en effet, que dire ici de l’impact de l’histoire sur le droit public ou privé entre 1870 et aujourd’hui? Assez peu de choses, en somme. En 1867, le Canada est une colonie britannique plutôt assoupie, équipée depuis 1866 d’un code civil largement inspiré du Code Napoléon, à tout le moins par sa forme. Elle traversera, oui, deux grandes guerres, mais fort loin des champs de bataille et des terribles exactions infligées aux populations civiles. Son droit aura commencé à s’autonomiser avec le Statute of Westminster en 1931[16], au lendemain de la Crise de 1929, et le droit administratif connaîtra un essor considérable après la Deuxième Guerre mondiale, mais sans qu’on y décèle autant qu’en France les blessures cruelles de l’histoire. Je ne veux surtout pas laisser entendre par là que l’histoire du droit est sans intérêt. C’est une discipline à la fois riche et très utile[17]. Mais l’histoire hors du droit, et ses multiples bouleversements, n’ont pas eu ici l’impact qui fut le leur sur la culture juridique et le droit français. Car c’est autre chose en France.

Dès le début de la période qui intéresse Jamin et Melleray, la culture juridique est indissociable de la trame historique de l’heure. La IIIe République naît en 1870, année de la guerre franco-allemande, qui se solde par la défaite humiliante de la France. Celle-ci est ressentie comme une défaite morale et elle marquera durablement les esprits. Elle inspire à Ernest Renan son célèbre essai, La réforme intellectuelle et morale[18]. Aussi voit-on de grands juristes de l’époque travailler dans le même sens, au relèvement moral du pays, dont Laferrière et Jèze, de même que Duguit et Hauriou qui, appelant Durkheim à la rescousse, s’emploient à dégager les principes généraux derrière les solutions jurisprudentielles. Cela devient en droit public le moyen de surmonter le complexe lié à l’absence d’un code et ce relèvement intellectuel, s’il doit aboutir, impose d’élaborer une science française du droit qui soit supérieure au droit prussien, ce fruit d’une discipline qui fut aussi le ressort de la victoire allemande. Voilà une première impulsion de l’histoire.

Sans trop insister sur ce rapport presque symbiotique entre l’histoire et la culture juridique, je mentionne malgré tout certains de ses aspects les plus saillants. L’urbanisation et l’industrialisation s’accompagnèrent d’une constante croissance du prolétariat urbain — et des accidents du travail. Ces mutations émergentes contraignirent les civilistes à chercher à leur tour d’autres bases pour adapter aux réalités nouvelles un droit privé encore coulé dans le code de 1804. S’affranchir (attention, avec mesure!) de celui-ci, alors dépassé par les événements, impliquera pour eux aussi l’analyse et la synthèse savante des solutions jurisprudentielles. Les travaux précurseurs d’un Raymond Saleilles ou d’un François Geny, et plus tard ceux d’un Louis Josserand[19], sont issus de ce changement de perspective[20] et illustrent le « moment solidariste ». C’est l’époque où, selon l’un des auteurs dans un autre livre, la doctrine en France aurait pu prendre le même tournant que celui imposé par les Realists aux États-Unis[21] (le mouvement réaliste).

Cela ne se fera pas, cependant, car tout au long des années 1920 et 1930, avec la montée du socialisme, de la Section française de l’Internationale ouvrière, puis, en 1936, la prise du pouvoir par le Front populaire, le cours des événements donnera le vertige aux principaux auteurs de doctrine. Il faut donc remettre les choses en place. Le primat de la technique devient le mot d’ordre contre les émules du « bon juge » Magnaud de Château Thierry[22] et contre ce que Geny appelle leurs « déformations morbides »[23] du droit. Les faiseurs de systèmes se mettent à l’oeuvre et à la recherche de « constructions »[24] conceptuellement cohérentes. S’instaure alors l’ère (ou la chimère?) de la « toute-puissance de la technique »[25], selon le mot de Joseph-Julien Bonnecase, ce trouble-fête[26] plus à l’aise que d’autres devant le désordre des faits. Qu’à cela ne tienne, les faiseurs de système auront, du moins pour un temps, le dernier mot. Cette période de « déploiement » de la doctrine mais en même temps de net repli sur la technique, va des années 1930 aux années 1970. Elle encadre le douloureux épisode de Vichy, un régime sous lequel beaucoup de juristes, dont de grands noms[27], trouveront refuge dans une technicité étouffante : un article de Maurice Duverger qui lui sera plusieurs fois reproché[28] en fournit une illustration frappante parmi d’autres.

Mais déjà au cours des années 1950, le vent de l’histoire commence à tourner. En 1954 survient une réforme de la licence en droit que, des années plus tard, en 1979, Michel Miaille analysera en termes de lutte des classes[29]. Le Traité de Rome, le puissant ascendant exercé par la Gauche sur les intellectuels français, puis mai et juin 68[30], nous mènent au seuil des années 1970. Ici commence la troisième séquence historique, intitulée « Remise en cause? », qu’annonçaient les tentatives de « discours critique » chez les civilistes[31]. M’en tenant toujours au rapport étroit entre l’histoire et la culture juridique, il y aurait beaucoup de choses à tirer de cette troisième période. Je serai donc sélectif et me bornerai à souligner deux autres impacts.

L’un s’inscrit dans le sillage de la construction de l’Europe et il est à l’origine de cette susdite crispation des rapports entre la Cour de cassation et le Conseil d’État. Traditionnellement, chose qui pourrait surprendre bien des juristes québécois, ce sont les civilistes français qui se croyaient les gardiens des droits fondamentaux — René Savatier parlait en 1945 des « libertés essentielles de la personne humaine, dont le droit civil doit rester le rempart »[32] et deux ans plus tard Jacques Flour y voyait un « droit d’autonomie » qui, notamment par la liberté contractuelle, devait faire obstacle à trop de dirigisme étatique[33]. Dans cette optique, il revenait au juge judiciaire d’assurer cette protection, par le moyen du droit privé[34]. D’ailleurs, les premières réactions de civilistes face à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et surtout au rôle des juges appelés à l’interpréter, furent franchement hostiles et perdurèrent longtemps[35]. Mais le mouvement irrésistible de l’histoire balaie bien des résistances sur son passage. Lorsque peu à peu le Conseil d’État s’institue, ou est institué, gardien de beaucoup de droits fondamentaux, cela inquiète fortement Bertrand Louvel, premier président de la Cour de cassation. Ses protestations publiques et énergiques demeureront sans effet concret. Cette manche sera donc remportée par le Conseil d’État[36].

L’autre impact est aussi source d’inquiétude pour les civilistes car, selon le sous-titre du 47e courriel entre les auteurs, il remet en cause leur modèle intellectuel. La publication en 2004 des travaux commandités par la Banque mondiale et rassemblés sous le titre Doing Business (entreprise qui n’était qu’un effet incident, à n’en pas douter, de la mondialisation) coïncida avec le bicentenaire du Code civil, alors que les civilistes étaient unanimes à souligner « l’impérieuse nécessité de veiller à la complète modernisation du code dont on fêtait la longévité »[37]. Cette publication provoqua un profond traumatisme parmi eux et raviva l’intense aversion de la plupart d’entre eux envers l’analyse économique du droit, une forme de rationalité juridique autre que l’analyse doctrinale traditionnelle[38]. On sent d’ailleurs sourdre ici une méfiance féroce envers les manières américaines de faire les choses[39]. La réforme du droit des obligations en droit français sera menée à terme, on le sait, en 2016. Dans un de ses courriels à Melleray, Jamin porte un regard quelque peu sceptique sur le résultat :

[...] les civilistes français, qui en ont convaincu le législateur, pourraient avoir réussi à préserver un certain îlot d’intégrité nationale en droit civil via un imposant travail de recodification. Mais il ne s’agit plus que d’un îlot, dont on ne sait pas pour combien de temps encore il restera au-dessus des flots, et qui surtout ne leur permet guère de percevoir ce qui est en train de se jouer dans tous les autres domaines du droit privé : une internationalisation, voire une globalisation, à marche forcée[40].

Je n’insisterai pas davantage sur cet aspect des choses car, à mon avis, quelque chose de plus fondamental encore se profile derrière ce qui précède : la « question de l’interprétation », qui traverse tout l’ouvrage de Jamin et Melleray. J’y reviendrai car on ne peut l’éviter.

Quittant maintenant le terrain accidenté de l’histoire, je veux mentionner rapidement quelques-uns des autres sujets qui ont retenu mon attention en lisant l’ouvrage de Jamin et Melleray.

(ii) J’ai déjà dit quelques mots de la singularité du Conseil d’État en tant qu’institution. Sa perspective particulière sur le contentieux administratif mérite elle aussi mention pour deux raisons. D’abord, elle semble avoir longtemps été bien différente de celle adoptée par les tribunaux judiciaires en droit anglo-canadien. Ensuite, tout indique qu’elle a beaucoup évolué au cours de la troisième période étudiée par Jamin et Melleray. Jusqu’aux années 1980, voire 1990, cette perspective demeurait enracinée dans l’intention d’origine qui avait présidé à la création du Conseil d’État. La défense des droits individuels n’y était pour rien, le « libéralisme » sous-jacent, dans la mesure où il avait quelque influence ici, se voulait étatiste plutôt qu’individualiste (pensons à Guizot et à Colbert) et le but visé était avant tout de pourvoir l’Administration d’un mécanisme régulateur « garant de sa bonne marche interne »[41]. Une phrase de Georges Renard[42] tirée de son Cours élémentaire de droit public cerne admirablement bien cette idée générale en expliquant en quoi consiste le recours pour excès de pouvoir :

un procès fait à l’acte émané de l’administration par un particulier agissant au nom de l’administration et tranché par une cour de justice qui n’est autre que l’administration se jugeant elle-même : un examen de conscience suivi d’un acte de contrition[43].

Cette conception des choses, on le reconnaîtra, reste fort éloignée des idées de Dicey.

Dans un article[44] spirituel par le ton mais passablement critique par sa teneur, et qui est resté célèbre dans les annales du droit administratif, Jean Rivero avait énuméré en 1962 les principales lacunes qui faisaient des recours pour excès de pouvoir portés devant le Conseil d’État des exercices trop souvent très théoriques et peu susceptibles de satisfaire les attentes concrètes de « l’administré ». Le recours n’était pas suspensif, le Conseil d’État n’accordait un sursis de la décision attaquée qu’à de très strictes conditions et ne pouvait, le cas échéant, que prononcer la nullité de cette décision. Il ne pouvait imposer à l’Administration une quelconque obligation de faire (laissant par-là à cette dernière une large latitude pour se conformer, ou non, à sa décision), et se trouvait dessaisi de l’affaire dès le prononcé, ou non, de la nullité. Même si Jamin évoque encore dans un courriel adressé à Melleray « la place éminente que ce vieux pays voue à son Administration plutôt qu’à sa Justice »[45], les choses ont bien changé depuis la critique de Jean Rivero. Un retentissant arrêt[46], puis une jurisprudence novatrice et plusieurs modifications aux textes qui régissaient la procédure contentieuse ont en quelque sorte permis au Conseil d’État de se ressaisir, si l’on peut dire. Désormais, outre l’examen de conscience et la contrition, la pénitence imposée est aussi au rendez-vous, injonction, astreinte et référés étant, entre autres, devenus possibles. Deux universitaires ont salué cette transformation dans un article[47] dont le titre dit déjà tout et qui détaille en quoi ces changements ont consisté. Le problème, selon eux, tenait au fait que le Conseil constitutionnel, la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de justice de l’Union européenne avaient pris le Conseil d’État de vitesse. Ils observent : « On peut dater du début des années 1990 la prise de conscience du Conseil d’État : sans réaction de sa part, les contentieux les plus prestigieux allaient progressivement lui échapper et, sinon son existence même, du moins sa légitimité »[48]. Si la Cour de cassation a pu prendre ombrage de ce rehaussement des pouvoirs du Conseil d’État, il est douteux, comme le démontre Melleray, que celui-ci soit le principal artisan de ce recalibrage souhaité, et poursuivi jusque récemment encore, par le législateur français[49]. Il est surtout le bénéficiaire de ces largesses et de ces bontés législatives.

(iii) Une chose qui elle aussi peut surprendre un lecteur québécois concerne le statut accordé à la jurisprudence.

Non seulement les administrativistes lui ont-ils très tôt reconnu la dignité de source de droit mais il n’est même pas sûr qu’ils se soient longuement interrogés là-dessus avant d’en venir à cette aimable conclusion. Cet état de choses tient peut-être en partie au fait que la tension entre doctrine (universitaire) et jurisprudence (judiciaire), encore très présente en droit civil, n’existe pas vraiment en droit administratif : la doctrine qui en droit administratif peut aspirer à un statut de source de droit est la doctrine dite « organique », celle que distille le Conseil d’État lui-même[50]. Il y a bien eu un moment au cours des années 1980 où les textes constitutionnels, européens ou simplement législatifs, ont paru prendre le dessus sur la jurisprudence comme source de droit, et Georges Vedel a pu souhaiter à une certaine époque une codification des principes de droit administratif, mais on peut affirmer aujourd’hui que le droit administratif reste « un droit fondamentalement jurisprudentiel »[51]. Ce n’est pas cela qui serait de nature à surprendre un familier du droit administratif québécois.

En revanche, ce qui pourrait le laisser interloqué, c’est l’attitude des civilistes français face à cette question du statut de la jurisprudence. Le tableau synoptique qui conclut la première période étudiée (de 1870 au milieu des années 1930) souligne le contraste entre droit public et droit privé, en disant du premier « Absence de débat sur le caractère prétorien du droit administratif, tenu pour un fait acquis » et du second « Débat sur la jurisprudence source de droit (importance du principe de séparation des pouvoirs) »[52]. Si des gens comme Saleilles ou Geny ne répugnaient pas à la consulter, en la traitant comme un révélateur du « droit vivant »[53], ils n’en parlaient pas comme d’une source de droit. Cette réticence va s’atténuer mais les civilistes n’adopteront jamais le point de vue des administrativistes. Ainsi, dans la cinquième édition de son Introduction à l’étude du droit civil : notions générales, Henri Capitant écrit que, lorsqu’un État reconnaît le principe de la séparation des pouvoirs, « la jurisprudence des tribunaux est, dans une certaine mesure, une source productive du Droit » [je souligne — qu’est-ce que cela veut dire? S’agit-il de tracer une ligne de démarcation entre les innombrables cas de simple application du droit et ceux, somme toute rares, où la décision de justice comporte l’élaboration ferme d’une nouvelle norme[54]?].

Le malaise des civilistes français devant le statut de la jurisprudence perdure et la question demeure préoccupante[55]. Carbonnier a critiqué la vision selon laquelle la jurisprudence serait un révélateur du droit vivant. Pour lui, la jurisprudence constitue plutôt la part pathologique d’un droit dont elle donne une représentation inexacte[56]; il estimait que la sociologie était mieux à même de guider les juristes sur les phénomènes infra-normatifs ou sur les réformes souhaitables. Et de nos jours, avec la transformation de la fonction judiciaire et l’avènement d’un juge qui évalue la loi à l’aune de principes flous comme la proportionnalité, n’oublions pas l’hostilité que ce changement inspire à certains civilistes[57]. Quelque chose de mystérieux subsiste donc ici : comment des gens de qualité travaillant parallèlement dans le même système de droit peuvent-ils admettre, les publicistes, ou repousser, les privatistes, l’idée que la jurisprudence est une source de droit en bonne et due forme? D’autant que cette « jurisprudence » provient, non pas du judiciaire, mais de l’exécutif.

(iv) Reste enfin une question qui, en un sens, gît sous-jacente à toutes les autres, une question qui à coup sûr resurgira au premier plan lorsque je m’arrêterai sur les convergences et les divergences entre le droit administratif français et le droit administratif anglo-canadien : la « question », la « controverse », la « querelle » ou le « problème » de l’interprétation qui, de manière générale, hante la discipline des juristes. À ce stade, je veux surtout faire ressortir ici un paradoxe additionnel, soit que « la question de l’interprétation » (expression que j’utiliserai de préférence), celle précisément sur laquelle les civilistes français se sont affrontés pendant toute la période traitée par Jamin et Melleray[58], ne se serait même pas posée en droit administratif français[59]. N’est-ce pas étonnant? Le problème qu’elle cible n’est-il pourtant pas universel en droit?

L’explication de cette brusque bifurcation entre administrativistes et civilistes français résiderait dans le fait qu’il n’existe pas de code du droit administratif (il existe des codifications partielles d’origine récente), alors que bien sûr le Code civil est le point focal du travail qu’accomplissait l’École de l’exégèse et qu’a continué sa descendance. À cela s’ajouterait le fait que la jurisprudence, d’un genre laconique dans le cas du Conseil d’État, étant dépourvue de la fixité langagière sinon sémantique que l’on attribue couramment à la loi, se prête mal à de savants exercices d’herméneutique. Mais ces explications laissent tout de même plusieurs interrogations en suspens[60].

Peut-être devrait-on avancer aussi une hypothèse de nature sociologique pour rendre compte de cette orientation intellectuelle différente. Les privatistes sont formés dans les facultés de droit mais pas les membres du Conseil d’État, qui sont formés à Sciences Po ou à l’ENA par des enseignants qui seront aussi leurs futurs collègues au Conseil d’État[61]. « [L]a majorité de ceux qui auront vocation à y exercer des responsabilités importantes » arrivent jeunes au Conseil d’État, pour y cumuler des fonctions de juge et de légiste, alors que les conseillers à la Cour de cassation y accèdent en fin de carrière, après être passés par l’École de la magistrature puis avoir suivi un parcours professionnel de juge et non de légiste[62]. C’est véritablement au Conseil d’État que ses membres acquièrent, par la pratique, leur connaissance et leur maîtrise du droit administratif et certains ont la « coquetterie » de prétendre qu’ils ne lisent jamais la doctrine universitaire et qu’ils en ignorent tout[63]. C’est ce qui fait dire à un avocat aux conseils que « la particularité du droit administratif, c’est que le juge lui-même fait la doctrine. Elle est institutionnalisée en son sein »[64].

Ce qui précède provoque une réflexion qui m’éloignera quelques instants du livre qui l’inspire. Je me suis demandé si, tout compte fait, « la querelle de l’interprétation ne se pose pas » en droit administratif français pour une raison d’ordre institutionnel : parce que le Conseil d’État contrôle encore toute la donne et qu’il poursuit sur sa lancée d’origine, n’étant vraiment soucieux que de la « bonne marche interne » de l’Administration, dans un but d’intérêt général — on dirait de façon plus moderne, et avec un néologisme, soucieux de bonne gouvernance. Ce peut être une manière parfaitement respectable de comprendre les choses, à condition que, dans la réalité, les acteurs (ici, les membres du Conseil d’État) soient guidés par des valeurs de compétence, de rigueur, de probité et de cohérence. Il n’est pas dit que cette conception du droit administratif appauvrit la discipline ni qu’elle dessert les « administrés »[65]. Du reste, l’on verra plus loin que diverses perspectives critiques sur le droit administratif empruntent depuis quelques temps à des disciplines connexes des révélateurs ou indicateurs d’efficience exogènes au droit lui-même. La « querelle de l’interprétation » est une querelle de juristes, qui suscite entre eux d’innombrables arguties dont un fonctionnaire consciencieux peut légitimement penser qu’elles sont à côté de la question lorsqu’il s’agit de faire un arbitrage entre l’intérêt public et des intérêts privés. Cela m’amène à la troisième partie de mes commentaires.

III.

Il convient en premier lieu de revenir vers le droit anglo-canadien pour rappeler plusieurs choses et rendre la comparaison possible.

En matière contentieuse, mis à part les cas de résistance au droit[66], toutes les affaires ou presque soulèvent un ou plusieurs problèmes d’interprétation soit des faits, soit du droit, soit des deux à la fois. C’est l’indétermination qui rend nécessaire le travail d’interprétation et qui est la source intarissable du contentieux. Se pose donc inlassablement au contentieux la « question de l’interprétation » car la légitimité de la décision qui tranche une question litigieuse dépend de ce que, d’une façon ou d’une autre (veut-on se donner à croire), c’est le droit qui impose la solution retenue, elle seule et nulle autre. D’où le problème[67], car, comme le disait si lucidement Lord Diplock dans une affaire qui remonte à plus d’un demi-siècle : « Lawyers, when they talk of “error”, whether of “fact” or of “law”, in such a statement, are dealing not with absolutes but with the opinions of human beings »[68].

La question et aussi, reconnaissons-le, la querelle de l’interprétation ont été centrales en droit administratif anglo-canadien depuis qu’il existe et elles demeurent lancinantes en ce moment même, comme je tenterai de le démontrer plus loin. Pour s’en convaincre, il suffit de remonter dans le temps, à l’époque où la common law ne reconnaissait pas encore le droit administratif comme un sous-ensemble respectable du droit public, et de suivre à la trace les idées successives de Dicey. Son Introduction to the Study of the Law of the Constitution fut d’abord publiée en 1885 et contenait une charge contre le « droit administratif »[69], présenté comme incompatible avec la primauté du droit[70] (ou Rule of Law). Cet ouvrage, fort influent, connut un grand succès et plusieurs éditions ultérieures; la septième en 1908[71] fut la dernière à laquelle Dicey mit lui-même la main. Entre la première et la troisième édition quatre ans plus tard[72], Dicey réorganisa la présentation du texte, transformant les cours (lectures) de la première édition en chapitres, mais le chapitre XII, intitulé « Rule of law contrasted with droit administratif » conserve intact le texte de la première édition. Il est significatif que Dicey consacre vingt-sept pages à ce sujet[73], alors que dans l’édition de 1908, le chapitre XII, ré-intitulé « Rule of law compared with droit administratif », fait soixante-dix-sept pages[74]. De toute évidence, en vingt-trois ans, la pensée de l’auteur avait beaucoup mûri. Comme l’écrit E.C.S. Wade dans son introduction à la dixième édition : « With regard to droit administratif, he had by then [en 1908] acknowledged the judicial character of the Conseil d’État and the work of the Tribunal des Conflits. […] It could be argued from this that Dicey envisaged ultimately the advent of a final administrative appeal tribunal »[75]. Et j’ai déjà mentionné comment Dicey avait changé d’avis sur le rôle souhaitable des tribunaux judiciaires en droit administratif[76]. L’ennui, c’est que ses partisans aussi bien que ses détracteurs ne rendent pas toujours justice à toutes les nuances de sa pensée. En outre, la difficulté la plus sérieuse que cette pensée présente pour le droit administratif concerne moins les agencements institutionnels (un tribunal administratif doit-il ou non être pourvu d’une procédure de révision interne de ses propres décisions? doit-on ou non avoir une cour d’appel administrative dont les décisions seraient finales?) que la conception de l’interprétation des lois véhiculée par son ouvrage[77].

Malheureusement, les idées anciennes et étriquées dont Dicey ne tarda guère à se défaire conservèrent leur attrait pour de nombreux juristes. J’irais jusqu’à dire que c’est encore vrai aujourd’hui pour certains d’entre eux, même très haut placés. Un cas de figure parmi les plus mal avisés de ceux qui se croyaient les disciples de Dicey est Gordon Hewart, à l’époque Lord Chief Justice of England. Son petit essai en forme de brûlot publié en 1929[78] relaya d’une génération à une autre ces idées déjà dépassées. S’agissant du droit administratif français, Hewart lance une première salve en écrivant : « [b]etween the Rule of Law and what is called administrative law (happily there is no English name for it) there is the sharpest possible contrast. One is substantially the opposite of the other »[79]. Manifestement, Hewart n’avait pas jugé utile de se procurer la plus récente édition de Dicey. Son inconfort avec le « droit administratif » semble avoir eu pour base réelle sa vision particulière de l’indépendance judiciaire, qu’il développe plus loin dans le même essai[80]. Selon celle-ci, il est tout simplement inconcevable que des questions de droit litigieuses (et prêtant à interprétation) soient résolues autrement que par des juges judiciaires dans une procédure elle aussi judiciaire. Hewart reconnaît pourtant que, dans son activité contentieuse, le Conseil d’État français exerce une fonction de nature judiciaire[81]. Pourquoi, dans ces conditions, écrire du même coup que primauté du droit et droit administratif sont inconciliables?

Si Dicey fit amende honorable dès 1908, ou à la rigueur 1915, il se fit aussi donner la réplique, et vivement, autour du moment où Hewart et Allen ressuscitaient ses pires idées. Un essai[82] publié en 1935 par un constitutionnaliste de renom, le futur Sir Ivor Jennings, identifie les contrevérités mises en circulation par Dicey[83] et conclut en des termes qui auraient dû dissiper tout malentendu ou toute équivoque traînant encore dans le sillage de son illustre prédécesseur : « The fact that France has one system and England has another for controlling administrative authorities is a strange reason for suggesting that England knows no admistrative law but has a “rule of law” instead »[84].

Au Canada, c’est John Willis[85] qui le premier, je crois, déploiera une offensive d’envergure contre Dicey, ou du moins contre la conception d’abord erronée, puis trop timorée, que ce dernier se faisait du droit administratif. Willis s’exécute d’abord dans un substantiel article paru la même année où, en Angleterre, Jennings publie son essai[86]. Et Willis reviendra à la charge plusieurs fois par la suite[87]. On sait de sa correspondance qu’il se montrait également fort caustique à l’endroit de Hewart et d’Allen[88]. Ajoutons qu’à l’Université de Toronto, Willis aura eu pour collègue pendant plusieurs années le professeur Bora Laskin, qui plus tard se révélera un arbitre du travail extrêmement créatif avant de devenir juge en 1965 puis juge en chef du Canada en 1973. L’un et l’autre partageaient les mêmes vues en droit administratif, ayant étudié cette matière à plusieurs années de distance aux États-Unis et ayant tous deux été les élèves d’un certain Felix Frankfurter[89]. Ce dernier, qui à l’époque était le Byrne Professor of Administrative Law à Harvard, deviendrait en 1939 juge de la Cour suprême des États-Unis. Lui non plus n’était guère tendre envers Dicey[90].

Où tout cela mène-t-il? On peut dire que, très tôt, un courant critique, ou même criticiste, s’affirma au Canada pour dénoncer les distorsions (involontaires?) que charriait le constitutionnalisme classique et victorien de Dicey. Plusieurs de ces juristes dubitatifs avaient été influencés, souvent à la suite d’un séjour d’études aux États-Unis, par le mouvement réaliste mentionné plus haut[91]. C’est déjà une première convergence avec une partie, éphémère il est vrai, de la culture juridique française, une convergence ténue et qui en France n’a pas eu les mêmes effets qu’au Canada. Willis combattait, je crois que le mot n’est pas trop fort, le formalisme obtus d’un Hewart et de ses semblables. On peut lui faire le reproche d’avoir été, du moins à certains égards, trop militant pour sa propre cause. Il avait réagi au rapport McRuer[92] d’une manière qui, aujourd’hui, peut sembler excessive[93] car il est certain que, de ce rapport, découlèrent plusieurs heureuses réformes : la fusion des recours en révision judiciaire, par exemple, ou encore la création d’une cour de justice, la Cour divisionnaire de l’Ontario, spécialement affectée au contentieux administratif. Son antipathie envers cette réforme trahissait peut-être certains préjugés[94] de nature à fausser son jugement sur le développement souhaitable du droit administratif. Mais, à une époque où un tel sens critique demandait beaucoup de suite dans les idées et un réel courage, Willis prenait le contre-pied d’idées reçues et souvent simplistes sur, justement et nous y revoilà, la question de l’interprétation.

En raison de ses prises de position pour une approche « fonctionnelle » en droit administratif, on attribue parfois à Willis la paternité lointaine d’un changement de cap fondamental dans la jurisprudence canadienne[95] : l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau-Brunswick[96]. Peut-être Willis avait-il pressenti, en effet, que les fondements épistémiques de la doctrine dominante, alors admise sur l’interprétation des lois, étaient sur le point de s’affaisser. Je n’en suis pas sûr. Je crois plutôt que, comme le signale David Mullan que je citais plus haut, Willis avait choisi son camp, se sentant plus d’affinités avec le personnel de la fonction publique qu’avec celui, à l’époque particulièrement conservateur, de la magistrature.

Quoi qu’il en soit, il ne peut faire de doute qu’en droit administratif canadien un problème crucial paraissait avoir été résolu par trois importants arrêts dont on pouvait penser qu’ils avaient vidé une fois pour toutes cette fameuse question de l’interprétation : d’abord cet arrêt SCFP (une avancée audacieuse), puis l’arrêt Union des employés de services, local 298 c. Bibeault[97] (un léger recul), et enfin l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick[98] (la réaffirmation du caractère fondateur de l’arrêt SCFP). La Cour suprême du Canada accréditait ainsi deux idées novatrices en droit positif : celle qu’un texte normatif (par exemple, une loi) peut se prêter à plusieurs interprétations différentes qui n’ont pas à être « vraies » ou « fausses » mais simplement raisonnables, et celle qu’un législateur peut légitimement et validement confier à un décideur administratif plutôt qu’à une cour de justice la responsabilité d’interpréter un tel texte de manière raisonnable mais concluante lorsque surviennent certains types de situations litigieuses. Était avalisée de la sorte une conception des choses directement issue du Mouvement Réaliste. Ce faisant, la Cour s’écartait de façon marquée d’un grand arrêt de principe[99] qui des années durant fit majestueusement jurisprudence en Angleterre et qu’on avait déjà suivi au Canada[100]. Or, les termes dans lesquels la Cour a accordé la permission d’appeler le 10 mai 2018 dans trois dossiers[101] provenant de la Cour d’appel fédérale, et la teneur des débats qui se sont déroulés devant elle lorsqu’elle a entendu les pourvois, incitent à être prudent et à se demander si les acquis rendus possibles par l’arrêt SCFP ne sont pas sur le point d’être abandonnés et remplacés par une quelconque et inattendue « nouveauté ». Outre les principales parties, la Cour aura eu le point de vue de deux amici curiae et de trente-deux intervenants, dont quatre procureurs généraux provinciaux. Un tel déploiement de moyens ne devrait pas rester sans effet et il démontre combien demeure centrale ici « la question de l’interprétation ».

Dans ces conditions, comment comprendre que les administrativistes français n’aient jamais eu à se mesurer à cet épineux problème? C’est difficilement explicable, et ce l’est d’autant plus que, très tôt, leurs collègues civilistes, eux, on bien vu l’écueil. Il y a là une vraie et importante divergence entre le droit administratif français et le nôtre, ou en tout cas entre ce qui est explicité dans un système et ne l’est pas dans l’autre. Peut-être cette divergence provient-elle de ce que j’avançais plus haut, à la toute fin de la deuxième partie de ce texte, savoir que les membres du Conseil d’État donnent priorité à la « bonne marche interne de l’Administration », la jugeant plus utile que les querelles oiseuses entre juristes sur le sens des mots. Jamin et Melleray citent un long passage particulièrement prégnant d’un article de Stéphane Rials (un publiciste, en passant, et non des moindres) où celui-ci met cartes sur table pour ce qui est de l’interprétation, en des termes que l’on pourrait aisément transposer ici[102]. Un autre paradoxe, lié lui aussi à la question de l’interprétation, est que la remise en cause du modèle intellectuel des civilistes français aura été partiellement provoquée par l’introduction dans les débats judiciaires de controverses sur les droits fondamentaux découlant de la CEDH[103]. Ces droits, lorsqu’il faut les « interpréter » pour en fixer la portée, s’adaptent mal à une approche qui privilégie la technicité. Ils font même plutôt violence à l’illusion d’un syllogisme judiciaire tout à fait contraignant pour l’interprète. Jamin et Melleray citent à ce sujet un texte de Luc Bégin qui met la chose bien en lumière[104].

La question de l’interprétation demeure donc largement ouverte et on ne peut plus espérer en traiter de manière satisfaisante sans laisser une place aux approches critiques en droit administratif. Daniel Mockle a récemment publié au sujet de ces approches un excellent article[105]; dans le dernier courriel adressé à Christophe Jamin[106], Fabrice Melleray lui signale que cet article ouvre d’intéressantes perspectives de recherche. J’ai dit plus haut qu’un courant critique était apparu assez tôt ici, face à la conception classique de la primauté du droit (ou de la Rule of Law héritée de Dicey, idée toujours à conquérir, dont Lord Bingham offrait il y a quelque temps une version revue et rajeunie[107]). À diverses époques, différents auteurs ont pris le relais de Willis pour jeter sur le contentieux administratif un regard décentré, qui n’est pas celui de la primauté du droit — ou pas exclusivement celui-là — et qui introduit à côté d’elle d’autres valeurs[108]. Il est intéressant de noter, d’ailleurs, que la prééminence de la primauté du droit, accompagnée d’une conception nécessairement univoque du sens de la loi, faussent la perception que l’on se fait de l’évolution du droit administratif, ou plus généralement du droit public[109]. Il est même probable que ce qu’on appelle parfois le pluralisme interprétatif, celui instauré dans sa forme moderne au Canada par l’arrêt SCFP, a des racines historiques bien plus anciennes qu’on ne le croirait[110].

Il existe un type d’approches critiques que je qualifierais d’institutionnelles[111] et qui prônent un renforcement sous divers aspects du statut des décideurs administratifs — les conditions de leur sélection, de leur nomination et de leur renouvellement dans leurs fonctions, leur indépendance, leur sécurité d’emploi voire leur inamovibilité, les contrôles exercés sur leur compétence et sur la qualité de leur prestation comme décideurs, etc. Ces considérations ne sont pas négligeables et elles reçoivent aujourd’hui beaucoup plus d’attention qu’autrefois, ce qui est un progrès. Leurs effets conjugués sont cependant de conférer à ces décideurs des garanties qui les rapprochent inexorablement du statut des juges judiciaires et il y a de cela dans les transformations apportées par le législateur québécois depuis près de trois décennies[112]. Ce n’est sans doute pas une mauvaise chose en soi, mais ces transformations accélèrent le mouvement de judiciarisation et de juridicisation des fonctions, cette fois « de l’intérieur » de l’appareil gouvernemental. Je me demande si l’on ne sacrifie pas en contrepartie quelque chose d’autre qui mériterait d’être cultivé par ces mêmes décideurs. Ce ne sont d’ailleurs pas les approches critiques de ce genre qui retiennent le plus l’attention dans l’article de Daniel Mockle.

Si l’on laisse de côté les critiques franchement externes au droit public (le nom de Michel Miaille revient de nouveau ici à l’esprit), ou encore celles situées à sa grande périphérie, les critiques les plus porteuses sont probablement celles qui, usant lorsque c’est possible d’une lunette interdisciplinaire, permettent de voir en gros plan et de l’intérieur de l’Administration comment les décideurs, y compris les grands organismes de régulation, mènent leur action tout en s’efforçant de se conformer au droit. On peut effectuer de tels travaux en s’appuyant sur rien d’autre qu’une compréhension fine de l’environnement normatif dans lequel agissent ces décideurs — et si la jurisprudence judiciaire peut y figurer en bonne place[113] cela ne veut pas dire qu’elle y sera toujours mise à l’honneur[114]. Plus intéressantes encore, me semble-t-il, sont les perspectives empruntées à des disciplines voisines du droit et qui ont pour raison d’être d’assister l’Administration dans l’atteinte de ses objectifs. Une des contributions de l’ouvrage de Jacques Caillosse, selon Daniel Mockle, est de montrer « un espace normatif où des rationalités concurrentes sont en jeu, soit celles qui sont déjà multiples d’un droit administratif, de plus en plus hétérodoxe dans ses sources et ses modes de formation, par rapport aux impératifs issus des disciplines ayant pour objet les organisations »[115]. Les notions qui apparaissent alors dans le discours proviennent de l’analyse critique du droit (indétermination, désactivation, surdétermination, dénégation, etc.) et les thèmes exploités concernent la nouvelle gouvernance publique, la mondialisation, la science managériale, la performance, l’efficacité, l’évaluation de l’action, la transparence, la participation, et plusieurs autres encore. Autrement dit, on s’attaque enfin à ce qui paraît être la substance intime de l’action gouvernementale. Ces tendances sont relativement récentes. Elles me semblent plus prometteuses qu’un énième retour sur la primauté du droit et sur « la question de l’interprétation ». Depuis quelque temps déjà, des ouvrages classiques de droit administratif, antérieurement entendu ici au sens étroit de judicial review, s’ouvrent dans cette direction. Il n’y est pas nécessairement question de science managériale ou de recherches empiriques, mais une place généreuse est faite à l’administration, indépendamment du rôle des tribunaux[116]. Je crois qu’on devrait s’en féliciter.

Lorsqu’on regarde les choses de loin, le droit administratif français et le droit administratif canadien semblent avoir évolué sur des trajectoires inverses. Le droit français, historiquement, privilégiait l’intérêt général, mais il a glissé vers la base de la pyramide normative et vers les droits individuels, en raison de la place prépondérante qu’ils occupent aujourd’hui en droit européen. Le droit canadien, historiquement, se campait dans une posture de méfiance ombrageuse envers l’Exécutif, d’où une révision judicaire des décisions de l’Administration (ou des tribunaux administratifs) souvent peu amène à leur endroit, au nom des droits « sacrés » des justiciables. Le Mouvement Réaliste et les critiques des thèses de Dicey l’ont poussé vers le haut de la pyramide normative, là où rayonne l’intérêt général. Aussi, les tribunaux laissent-ils beaucoup plus qu’avant les coudées franches à l’Administration, et par une retenue qu’ils s’imposent à eux-mêmes. Mais en fin de compte, le dosage entre le général et le particulier paraît assez comparable, ce qui est une convergence. Sur bien des points plus spécifiques, on en observe d’autres. Ainsi, le développement du contentieux administratif en France comme au Canada doit beaucoup à la réforme moderne des voies de recours. Et les perspectives critiques sur le droit administratif apportent ici comme en France du nouveau d’un même genre. Mais les administrativistes canadiens ne peuvent qu’envier leur vis-à-vis français d’avoir échappé à la question de l’interprétation (ou de croire que ce fut le cas).