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Roger Chartier s’est penché sur la diversité des pratiques de lecture et sur les multiples processus d’appropriation du livre. Il conclut que la signification du livre émerge de l’interaction entre le lecteur, le texte et l’ouvrage lui-même. Cette construction du sens dépend à la fois du contenu et de sa forme, tous deux déterminés par l’auteur et l’éditeur dans un contexte donné[1]. Alors que certaines recherches ont tenté de mieux appréhender ce processus[2], d’autres se sont intéressées aux relations que peuvent entretenir le texte et l’image[3], et plus particulièrement à la manière dont cette dernière permet une appropriation du contenu par le lecteur[4]. C’est à l’intersection de ces différentes études que se situe cette analyse qui tente d’appréhender le rôle de l’illustration dans l’appropriation du contenu d’un ouvrage par le lecteur, ainsi que sa synergie avec le texte et son format, en étudiant la première édition de la Vénérable histoire du très-saint Sacrement de miracle de Pierre de Cafmeyer, parue en 1720. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un cas isolé, cette édition[5] se distingue par le fait que, dès le préambule, tant l’éditeur que l’auteur exposent clairement les objectifs de l’ouvrage et la stratégie adoptée pour les atteindre à travers la disposition spécifique des illustrations dans un format déterminé. En d’autres termes, ce cas d’étude nous permettra de mieux comprendre comment une édition caractérisée par une diversité de formats, ainsi qu’une intégration étroite entre le texte et les illustrations, facilite son appropriation, conformément aux objectifs déclarés par l’éditeur et l’auteur. Afin de mieux appréhender ce livre, nous commencerons par présenter son contenu, soit le récit de la légende bruxelloise qu’il rapporte, et son contexte de parution, éléments qui favoriseront la compréhension des motifs expliquant la poursuite des objectifs énoncés. Nous présenterons également les différentes versions qui se sont succédé au cours du temps[6]. Ensuite, nous analyserons le rôle de l’image et tenterons de déterminer en quoi son agencement sert les desseins tant de l’auteur que de l’éditeur. À ce stade de l’analyse, nous démontrerons que les figures, reproduisant le cycle de toiles offertes à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule lors du jubilé de 1720, suivent le même ordre que les oeuvres peintes placées au sein de l’édifice religieux. Enfin, nous étudierons la manière dont le format du livre influence son appropriation par le lecteur.

Légende, contexte et description des éditions

Le récit que nous fait le livre est celui d’une légende bruxelloise selon laquelle, en 1370, le juif Jonathas d’Enghien aurait demandé à l’un de ses coreligionnaires bruxellois, Jean de Louvain, de dérober les hosties conservées dans la chapelle Sainte-Catherine à Molenbeek-Saint-Jean. À la suite de ce méfait, Jonathas ramène les hosties à Enghien, où il se fait assassiner deux semaines plus tard. Sa veuve, considérant cet évènement comme un châtiment céleste, rend les fruits de ce larcin aux juifs de Bruxelles. Afin de le venger, ceux-ci transpercent les hosties, desquelles le sang se met miraculeusement à couler. Ébranlés par cet incident, ils chargent Catherine, une juive récemment convertie au christianisme, d’amener les hosties à Cologne afin de les y cacher. Toutefois, cette dernière les apporte à l’aumônier de l’église Notre-Dame-de-la-Chapelle, Petrus van Heede, par suite d’une vision divine. Les juifs sont alors arrêtés avant d’être interrogés puis condamnés à mort et les hosties ensanglantées sont accueillies dans la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule[7]. Au cours des siècles suivants, cette légende devient l’instrument des autorités religieuse et laïque pour lutter contre les hétérodoxies et raviver la dévotion des fidèles[8]. Afin d’atteindre ce double objectif, elles font des dons à l’église[9], organisent des processions et diffusent le récit de ce miracle eucharistique[10]. Le livre de Pierre de Cafmeyer, chanoine puis prêtre de la cathédrale[11], paraît sur cet arrière-plan spirituel. Il est publié sous le patronage de Charles VI, nouveau dirigeant des Pays-Bas qui cherche à inscrire sa politique religieuse dans la continuité de celle menée par l’empereur Charles Quint, fervent défenseur de la foi catholique, afin de légitimer son pouvoir[12].

Comme l’indique le texte liminaire, cette oeuvre résulte d’un travail de cinq semaines et est éditée en formats in-folio et in-octavo, avec ou sans illustrations, par Georges De Backer, imprimeur-libraire bruxellois[13], qui obtient en 1720 le privilège exclusif de publier et de diffuser le récit du miracle. Il se charge également de la traduction de l’ouvrage en français, car il était initialement écrit en néerlandais[14]. L’introduction, rédigée par De Backer, expose les objectifs du livre : raviver la dévotion des fidèles et lutter contre les dissidences. Pour mener à bien cette tâche, il explique que le récit des évènements survenus 350 ans plus tôt sera ponctué des reproductions des 20 toiles figurant la légende, offertes à la cathédrale cette année-là par des religieux et des personnalités politiques[15]. Après cette introduction énonçant les objectifs du livre, l’éditeur cède sa plume à l’auteur qui réitère les desseins poursuivis par l’ouvrage avant de débuter son récit en replaçant les toiles dans leur contexte architectural, détaillant le mobilier et les reliques que la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule renferme. Il explique que ces nouvelles oeuvres ont été exécutées par cinq artistes différents[16] et que leurs reproductions sont gravées par Frans Harreweyn et Jean Baptiste Bertherham[17]. Ce préambule est ensuite suivi du récit de la légende, qui est composé de 17 chapitres, chacun d’eux étant illustré par au moins une planche. La suite de l’ouvrage de Cafmeyer, parue quelques semaines seulement après le premier volume, reprend l’ensemble de l’histoire avant d’évoquer, dans une seconde partie, les divers aspects de la procession et des festivités[18].

Cette première édition comprenant deux volumes publiés successivement est suivie d’une seconde parue en 1735 à l’occasion du jubilé commémorant la victoire du catholicisme sur le calvinisme. Elle se compose désormais d’un seul volume, avec les mêmes chapitres et une disposition identique des images. Cette seconde édition est publiée en formats in-folio, in-octavo, avec ou sans illustrations, et est disponible en néerlandais ainsi qu’en français. Bien qu’elle soit semblable à la première, elle s’en distingue par l’inclusion de descriptions et d’illustrations des nouveaux arcs de triomphe, venus remplacer les anciens le long du parcours de la procession. Même si le texte, la disposition des illustrations et les formats demeurent les mêmes, l’imprimeur diffère. En effet, la publication a été confiée à Gilles Stryckwant, également en activité à Bruxelles, ainsi qu’à Charles et Jean-Baptiste de Vos. Tous trois ont pris en charge l’impression et la distribution du texte. L’ouvrage est également disponible chez Nicolas Stryckwant, libraire, qui le propose à la vente sans pour autant l’avoir publié[19].

Durant les 35 années suivantes, aucune nouvelle édition de l’ouvrage n’est publiée. Ce n’est qu’en 1770 que la légende est rééditée pour commémorer les 400 ans des méfaits commis par les juifs. Alors que les querelles religieuses semblent appartenir au passé et que les idées des Lumières se propagent, l’authenticité même du miracle est remise en question par Patrice-François de Nény, connu pour sa position critique envers l’Église et les jésuites. Ce dernier constate que les sources mentionnées dans le récit n’évoquent aucun miracle. Selon lui, les juifs ont uniquement été condamnés pour avoir volé et transpercé les hosties[20]. C’est donc dans ce contexte de remise en question et de doutes que l’ouvrage est réédité, son but n’étant plus de prouver la véracité du miracle aux « hérétiques » ou de raviver la dévotion des fidèles, mais cette fois de convaincre les sceptiques[21]. L’ouvrage est republié par Theodorus Crajenschot[22] tandis que les reproductions des toiles sont de la main d’un autre artiste, Jan L. Krafft[23].

Malgré l’absence de liste des ventes, la longévité de cette édition atteste son succès. Sa diversité de formats et l’usage des deux langues vernaculaires suggèrent qu’elle était destinée à un large public. Ainsi, ceux qui ne maîtrisaient pas le néerlandais pouvaient se tourner vers la version en français, et inversement. De même, pour ceux ayant un budget limité, il était possible d’opter pour une édition sans illustrations ou de format plus petit[24].

Rôle et agencement des images

Ainsi, dans la préface adressée au lecteur, l’éditeur et l’auteur mettent en avant le double objectif du livre : raviver la dévotion des fidèles envers le Saint Sacrement et combattre les dissidences. Ces deux finalités, loin d’être distinctes, sont en réalité étroitement liées et indissociables. La revitalisation de la dévotion au Saint Sacrement intervient dans un contexte où la foi catholique devait être consolidée face aux menaces des dissidences. Si Pierre de Cafmeyer mentionne clairement le judaïsme et le protestantisme, qu’il qualifie d’« hérésies », il n’évoque toutefois pas explicitement le jansénisme. Cependant, d’autres, comme Hyacinthe De Bruyn en 1870, y perçoivent un lien[25]. En effet, la morale puritaine des jansénistes s’oppose à la pratique de la communion fréquente, ce qui fait de cette doctrine une menace potentielle pour l’unité de la chrétienté, risquant de provoquer un nouveau schisme au sein de l’Église catholique, à l’instar du protestantisme. Pour contrer cette menace, la bulle papale Unigenitus, émise par Clément XI en 1713, condamnant le jansénisme, est imposée comme loi impériale par Charles VI dans les Pays-Bas méridionaux, une région encore marquée par des tensions religieuses[26]. En effet, bien que la situation des protestants à Bruxelles se soit améliorée sous la régence anglo-batave instaurée en 1706, cette tolérance est restée précaire et temporaire. À la fin de la guerre de Succession d’Espagne, avec la signature du traité d’Utrecht en 1713, les Pays-Bas méridionaux passent sous la domination des Habsbourg d’Autriche, eux aussi catholiques. La tolérance accordée aux protestants sous la régence anglo-batave disparaît, et la répression des pratiques protestantes reprend[27]. Quant aux jansénistes, souvent considérés par leurs détracteurs comme appartenant à une branche du protestantisme, ils ont également subi des persécutions et plusieurs procès. Certains ont alors nié leur affiliation, lorsque d’autres ont choisi de faire profession de foi et de pénitence ou encore ont préféré se réfugier dans le nord[28].

Afin de répondre à ces objectifs, Pierre de Cafmeyer et Georges De Backer souhaitent grâce à cet ouvrage que le lecteur puisse acquérir :

[…] une parfaite connoissance de ce grand Miracle, soyent excitez et animez à une vraie Adoration et Veneration et qu’ils connoissent le très-digne Thresor qu’ils possedent, afin qu’en ayant une vraie connoissance, ils louent et benissent Dieu des Merveilles qu’il a daigné leur faire et accorder, et qu’ils puissent être fortifiez de plus en plus en la veritable Foi Catholique Romaine. Ut videntes videant, et credentes intelligant. Afin que voyans ils puissent croire, et que croians ils puissent comprendre[29].

L’auteur rappelle ici l’objectif principal du livre et l’énonce en exploitant habilement une citation issue des Évangiles évoquant les paraboles[30]. En effet, le passage « Ut videntes videant, et credentes intelligant » constitue un détournement positif de l’Évangile de Luc, dans lequel est écrit à ce sujet : « ut videntes non videant, et audientes non intelligant[31] ». L’interprétation des paraboles varie selon les traditions. Certaines considèrent ce type de récit allégorique comme un outil exclusif[32], un moyen de distinction entre ceux qui comprennent et ceux qui ne comprennent pas. En se référant à Marc 4 : 11-12[33], elles perçoivent la parabole comme un mode de communication indirect, voire obscur, qui crée une barrière entre les fidèles et les autres. D’autres, au contraire, voient les paraboles comme un outil d’élucidation et de clarification. De nombreux Pères de l’Église[34], s’appuyant sur un passage de Matthieu 13 : 1-3 où Jésus s’adresse aux foules à l’aide de paraboles, ont interprété ces récits comme un moyen de communication inclusif[35]. En transformant cette phrase négative en une proposition positive, Cafmeyer souhaite s’inscrire à la suite de cette dernière tradition. Il veut que son livre et son message soient perçus comme une parabole accessible à tous. À l’instar de ce type de récit, son ouvrage permet au lecteur de comprendre ce qui lui est invisible et de s’élever vers des sphères de compréhension jusque-là inaccessibles. En d’autres termes, ce livre vise à offrir une connaissance et une meilleure compréhension du miracle eucharistique au plus grand nombre. Par ce détournement positif des Évangiles, l’auteur suggère également que la perception visuelle conduit à la croyance, et que la croyance elle-même est une condition préalable à la compréhension véritable.

Dans ce passage, il ne fait donc ici qu’énumérer les traditionnelles missions assignées à l’image, à savoir enseigner, remémorer ainsi que susciter l’émotion du fidèle et, partant, stimuler une dévotion[36]. Ces trois fonctions, comme le formule Cafmeyer, se complètent harmonieusement, allant du souvenir des éléments représentés jusqu’aux émotions qu’ils suscitent. Les deux premières ont d’ailleurs tendance à se confondre, car l’enseignement que procure l’image est souvent un rappel de quelque chose de connu, dont elle permet une meilleure compréhension. Toutefois, ce n’est qu’après avoir pris connaissance, mémorisé et compris ce que l’image représente que la dernière fonction peut être atteinte. Pour y parvenir, l’auteur et l’éditeur s’appuient notamment sur les reproductions des toiles offertes à l’occasion du jubilé, qui jalonnent le récit. Ces images ne sont pas de simples illustrations, mais des outils à la compréhension du message. Elles permettent au lecteur de visualiser les évènements décrits, de se les approprier et de s’immerger pleinement dans l’histoire. En ce sens, les reproductions des toiles jouent un rôle dans le processus de construction de la foi. Elles éclairent le récit et invitent le lecteur à une adhésion plus profonde au dogme de la transsubstantiation et, finalement, à une admiration pour l’eucharistie. L’atteinte de cette compréhension, de cette « vision » du divin, est observable dans la reproduction de la première toile, où les croyants, les personnes venues prier et méditer auprès des hosties profanées, tombent en pâmoison devant l’autel (fig. 1a-b). Ils sont alors touchés par la lumière divine qui émane du ciel, s’ouvrant devant eux tandis que des anges descendent à travers une nuée céleste. L’illustration figure le rapport privilégié entre le divin et le lecteur qui est invité à entrer dans la représentation en s’identifiant lui-même à l’un des acteurs de la scène[37]. Cet ouvrage se propose donc d’accompagner le lecteur dans sa quête de compréhension du miracle eucharistique. L’image, en le redoublant, en multiplie la portée : elle atteste à la fois sa véracité et celle du dogme eucharistique, offrant au fidèle une preuve visuelle et tangible de la grâce divine. Ainsi, l’image ne se borne pas à soutenir la foi, elle la légitime et renforce le discours théologique sur le miracle. Cette approche exige du lecteur une compréhension approfondie, tant de la légende que du miracle de l’eucharistie.

Fig. 1a

Jacob Ignatius de Roore, Adoration du Saint Sacrement du Miracle, huile sur toile, 1720, 240 cm x 160 cm, Bruxelles, Saints-Michel-et-Gudule, dans Pierre de Cafmeyer, Vénérable histoire du très-saint sacrement de miracle, Bruxelles, Georges De Backer, 1720, n. p.

Photo : M. Chaidron

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Fig. 1b

Jacob Ignatius de Roore, Adoration du Saint Sacrement du Miracle, huile sur toile, 1720, 240 cm x 160 cm, Bruxelles, Saints-Michel-et-Gudule.

Photo : KIK-IRPA, Bruxelles, cliché M105337

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La pleine compréhension de ce mystère est ainsi rendue possible par l’insertion des images au sein de l’ouvrage qui nouent des relations étroites avec le texte. Dans le format in-octavo, chacun des chapitres est agrémenté d’une ou de plusieurs reproductions des toiles ornant la cathédrale et figurant la légende, chacune d’elles correspondant aux faits décrits dans cette section. Le chapitre VI, relatant la profanation des hosties par les juifs, est enrichi d’une illustration représentant cet acte sacrilège. Cette image, loin d’être une simple décoration, permet au lecteur de visualiser la scène. Ces figurations, sur les pages impaires, sont placées en regard du texte racontant les faits sur les pages paires. La seconde toile au chapitre II, qui montre Jean de Louvain au bas de l’échelle dans l’église Sainte-Catherine s’apprêtant à s’en aller avec le ciboire contenant les hosties, est figurée à la page 17, par exemple, en regard du récit du crime commis à la page 16 et se poursuivant ensuite à la page 19 (fig. 2).

Fig. 2

Texte encadré et mis en parallèle avec l’oeuvre de Jan van der Heyden figurant Jean de Louvain qui dérobe les hosties, dans Pierre de Cafmeyer, Hoogweirdighe historie van het alder-heyligste sacrament van mirakel, Bruxelles, Georges De Backer, 1720, p. 16-17.

Photo : M. Chaidron

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Cette disposition du récit tisse une étroite relation entre l’image et le texte, créant une « symbiose » au service de la narration. Chaque scène est suivie d’une illustration correspondante, offrant au lecteur un support visuel pour appréhender la légende et suivre le fil du récit dont il rend la structure plus claire. De plus, chacune des scènes représentées est assortie d’une citation biblique et d’une explication qui éclairent à la fois le texte et la représentation. Par exemple, sous le premier tableau illustrant la légende, l’auteur retranscrit un passage tiré de l’Évangile selon Matthieu : « Que voulez-vous me donner? Et je vous le livrerai[38] », complété par l’explication : « Deux fois trente moutons Jonathas, par largesse; Pour avoir le vrai Dieu, offre et en fait promesse. Pour trente autres fois, Jésus-Christ fut livré; On voit ici, par haine, valeur et prix doublés[39]. » Ici, l’auteur fait une comparaison entre le méfait de Jonathas et celui de Judas. De la même manière que Judas, Jonathas livre le corps du Christ en échange d’argent, rendant ainsi possible une nouvelle « crucifixion ». Cette assimilation du corps du Christ à l’hostie est confirmée par la devise accompagnant la reproduction du tableau qui représente la profanation du pain consacré par les juifs, au chapitre VI : « Ils verront celui qu’ils ont percé[40]. » De cette manière, le livre propose une approche emblématique de la légende et de sa représentation, invitant le lecteur à transcender la simple apparence du visible pour en saisir la profondeur. Celui-ci ne doit pas se contenter d’une première lecture ou d’une rapide observation pour en comprendre véritablement le sens. L’ouvrage l’incite à une réflexion allant au-delà de la signification phénoménale, c’est-à-dire celle qui est immédiatement perceptible par les sens. Cela reflète une idée plus large selon laquelle les réalités visibles sont des portails vers des vérités spirituelles ou divines. Dans ce cas-ci, le livre évoque le dogme de la transsubstantiation. Ainsi, par le biais de la combinaison du texte et de l’image, le lecteur est guidé vers une méditation plus profonde sur cette vérité. Ces représentations ne sont donc pas simplement des objets à voir, mais des invitations à contempler les mystères divins et à comprendre, par la réflexion, la signification de l’eucharistie[41].

En plus de la citation biblique et de son lien avec l’image et le texte, l’auteur fournit à la fin de chaque chapitre des informations complémentaires concernant l’oeuvre citée, telles que le numéro du tableau, le nom du donateur et celui du peintre. Par exemple, dans le chapitre II, il précise :

Sous la seconde peinture, qui a été donnée par le reverentissime Seigneur Jean-Baptiste de Smet, nommé à l’Evêché d’Ypres, peinte par Jean van de Heyde, et gravée par J. Harrewijn, il y a : Avaro nihil est scelestius. Eccli. 10 v. 9. Infringit, Catharina, tuas Scelerus in Aedes, Et rapit, in niveo qui latet orbe, Deum. Exhorres facinus? promissa pecunia quodam Sacrilegas Judae esse manus. C’est-à-dire rien de pis qu’un homme avare. Eccli 10 v. 9. Certain Jean de Louvain, autre Judas insigne, A.S. Catherine prend le Ciboire, indigne! Contenant seize Hosties, une grande et quinze petis, Et trahit, pour l’or, son Dieu. Ah! j’en frémis[42].

Comme le montre ce passage, l’auteur cite le tableau comme un document venant illustrer son propos. Il faut néanmoins constater que même dans sa description succincte de l’objet, il donne des informations qui sont invisibles pour le lecteur, telles que le nombre et la taille des hosties contenues dans le ciboire. La représentation de cette scène n’est ni le résumé ni la synthèse des différentes actions décrites dans le chapitre, mais elle montre plutôt le moment où la tension dramatique est la plus grande, celui où les hosties vont quitter le sanctuaire. Enfin, Cafmeyer explique, dans son premier chapitre, les raisons qui l’ont poussé à donner cet ensemble d’informations. Celles-ci sont destinées aux lecteurs qui n’ont pas acheté l’édition illustrée afin qu’ils puissent eux aussi visualiser la toile représentant l’action décrite et les replacer dans leur contexte, le texte faisant alors à son tour office d’image[43].

En ce qui concerne le format in-folio, les illustrations sont disposées de la même manière sur les pages impaires, faisant face au texte réparti en deux colonnes sur les pages paires. Néanmoins, contrairement aux illustrations du format in-octavo, les toiles sont figurées dans leur cadre réel, lequel est orné des blasons des donateurs ainsi que des bas-reliefs montrant des symboles liés à la légende (fig. 3). Ceux-ci confèrent un second niveau de signification aux images, assurant au lecteur, encore une fois, une meilleure compréhension des vérités sacrées. Par exemple, sous l’oeuvre représentant les miracles réalisés par le Saint Sacrement sur la table consacrée, un agneau est figuré sur un autel. Cette figure dédouble le corps du Christ présent dans le tableau sous la forme eucharistique. Ce rapprochement est justifié par l’explication qui l’accompagne : « Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses. On voit dans ce tableau que Dieu a fait maints miracles; mais le plus grand de tous est de voir l’habitacle où Dieu s’est conservé trois cent cinquante ans, et que ces sacrements sont encore permanents[44]. » Cette image montre également que l’agnel ne doit en aucun cas être confondu avec son homonyme, l’agneau, pièce d’argent avec laquelle Jonathas a payé Jean de Louvain, et que ce qui peut sembler être du pain est en réalité le corps du Christ.

Fig. 3

Texte encadré et mis en parallèle avec l’oeuvre de Jan van der Heyden figurant Jean de Louvain qui dérobe les hosties, dans Pierre de Cafmeyer, Hoogweirdighe historie van het alder-heyligste sacrament van mirakel, Bruxelles, Georges De Backer, 1720, p. 4-5.

Photo : M. Chaidron

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Une nef de papier

Si la disposition des images au sein du texte et leur encadrement sont importants, l’ordre dans lequel elles sont disposées est tout aussi décisif. Les reproductions des toiles dans le livre sont placées de la même manière qu’au sein de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule. Cafmeyer explique leur disposition en ces termes : « comme aussi la Représentation des seize Chapelles et quatre Portails sur lesquels les 20 Tableaux représentans cette venerable Histoire sont placez, avec toutes les Inscriptions, Chroniques, Ornemens, etc.[45]». Il regrette de ne pas avoir su reproduire au sein de son ouvrage une vue d’ensemble de la nef et de ses ornements. Pour pallier ce manque, l’auteur retrace l’histoire de l’édifice avant de décrire les trésors qu’il renferme. De cette manière, même si le lecteur ne possède pas de reproduction de l’intérieur de la nef, il peut se l’imaginer.

Ainsi, selon les indications[46] du religieux, la première toile dans l’édifice, représentant Jonathas soudoyant Jean de Louvain, est située à l’intersection entre le transept et le collatéral sud. La seconde illustrant le vol des hosties se trouve entre les deux piliers adjacents. En avançant dans la nef, la toile suivante figure Jonathas convoquant ses parents et ses proches pour se moquer des hosties. Le quatrième tableau a pour sujet son assassinat dans son jardin d’Enghien, tandis que le cinquième représente sa veuve venue à Bruxelles rapporter le ciboire aux juifs. Les deux toiles suivantes montrent respectivement la profanation et la requête des juifs à Catherine. La huitième représentation figure Catherine qui, prise de remords, fait un songe la nuit avant son départ. Enfin, le dernier tableau de ce côté de la nef la donne à voir remettant les hosties à Petrus van Heede. Du côté nord, à l’entrée de la nef cette fois, se trouve la toile représentant les juifs enfermés au Steenpoort. En avançant vers le choeur, entre les deux piliers d’après, se dresse la toile qui figure leur procès, tandis que les suivantes exhibent leur supplice sur le bûcher et la procession solennelle de la translation des hosties poignardées de l’église Notre-Dame de la Chapelle à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule. La quatorzième peinture met en scène la légende de Jehan le tisserand : le jeune homme est agenouillé dans le collatéral du choeur, où une lumière céleste vient l’illuminer. L’oeuvre qui suit le présente expliquant sa vision aux dignitaires ecclésiastiques. La seizième toile figure l’institution de la procession, alors que le pénultième tableau historique représente le cardinal Hauchin sortant les hosties de la poutre dans laquelle elles ont été cachées durant la période calviniste. La dix-huitième toile montre les malades et les infirmes implorant l’aide du Sacrement du Miracle. Celle-ci se trouve après l’intersection du collatéral nord et du transept. Il faut ajouter à ce cycle narratif un ensemble de deux peintures venant le clôturer. Ces dernières, qui surmontent les portails nord et sud, illustrent d’une part les archiducs Albert et Isabelle offrant au Saint Sacrement la triple couronne et le manteau de perles, et d’autre part le prince cardinal infant, don Ferdinand, faisant don de la balustrade d’argent placée devant l’autel lors des grandes cérémonies[47].

Ce cycle narratif s’organise de manière ininterrompue. Il débute au sud, à l’intersection entre le transept et le collatéral, puis se déploie le long du côté sud de la nef avant de bifurquer à l’entrée de l’église. Ensuite, il continue le long du mur nord jusqu’à son aboutissement au niveau du transept. Cette disposition, répartie sur les deux murs de l’église à partir de son centre, peut paraître inhabituelle. En effet, le fidèle ne peut pas suivre la narration depuis l’entrée de l’édifice pour être ensuite conduit à la croisée entre le transept et le collatéral, à proximité du choeur et de l’autel. Cet s(arrangement particulier n’est pas sans raison, il est conçu pour mettre en valeur de manière spatiale le contenu du récit[48]. L’épisode figurant Jean de Louvain dérobant le ciboire se trouve au plus près de l’autel, lieu où est conservée la sainte matière. Par la suite, au fur et à mesure que le spectateur avance dans le récit, il s’éloigne peu à peu de l’autel tout comme le pain profané est amené au loin chez les juifs. Les hosties ensanglantées et le fidèle vont ensuite à nouveau retourner vers le choeur, mouvement qui débute par la capture, le jugement et la mise à mort des profanateurs. Ce retour vers l’autel est symbolisé par la dernière toile du cycle, où les croyants, les personnes venues prier, tombent en pâmoison. L’autel, lieu de manifestation de la présence réelle, polarise ainsi l’ensemble du récit en orchestrant un mouvement d’aller-retour des hosties qui y trouvent leur place[49] (fig. 4).

Fig. 4

Disposition des toiles dans la cathédrale.

Photo : M. Chaidron

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En ce qui concerne le livre de Cafmeyer, la première reproduction ne correspond pas à la toile figurant Jonathas soudoyant Jean de Louvain, action qui marque pourtant le début de la légende. Elle ne vient qu’en quatrième place, après les toiles donnant à voir la prière des malades pour le Saint Sacrement et les donations de la dynastie espagnole au cours du temps. Ces trois dernières peintures sont, au sein de l’édifice bruxellois, situées au plus près du choeur où repose sur l’autel l’ostensoir avec les hosties profanées. L’éditeur semble avoir délibérément reproduit cette disposition, ce va-et-vient vers le choeur, car le frontispice montre les hosties, tandis que sur la page adjacente, l’autel est figuré avec l’ostensoir représentant Dieu le Père tenant, dans une croix sertie, le pain profané (fig. 5).

Fig. 5

Frontispice de l’ouvrage de Pierre de Cafmeyer.

Photo : domaine public

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Les illustrations se poursuivent ensuite, tout comme dans l’église, par les images de la légende, en commençant par la toile figurant Jonathas soudoyant Jean de Louvain et s’achevant par la représentation des hosties sauvegardées des destructions causées par les calvinistes (fig. 6).

Fig. 6

Disposition des toiles dans le livre.

Photo : M. Chaidron

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Cette disposition des illustrations, reproduisant l’intérieur de la cathédrale, permet au fidèle de se remémorer la légende et de méditer. En effet, le lecteur est invité, dès l’entrée du livre qui représente le trésor le plus précieux contenu dans l’édifice religieux, à pratiquer une « composition de lieu[50] », à se forger une représentation mentale, système mnémotechnique permettant d’accueillir des images. Le lecteur est donc d’emblée plongé au « choeur » de la cathédrale et doit à partir des hosties parcourir l’espace du livre afin d’atteindre la divinité. Cet espace architectural structure la lecture et le cheminement du croyant, chacun des chapitres, et donc chacune des illustrations, marquant une étape dans son parcours vers le divin[51].

Les différents usages de l’in-folio et de l’in-octavo

Cette disposition des illustrations reproduisant l’agencement des toiles à l’intérieur de la cathédrale fournit au fidèle un support pour la méditation. Toutefois, selon le format du livre, in-folio ou in-octavo, ce voyage intérieur pourra se faire en des lieux différents.

Le premier format, petit et transportable, permet au lecteur de l’emporter avec lui dans la cathédrale. Sa lecture suit alors le même cheminement que celle des toiles dans l’édifice. En plus de lire et de réfléchir sur les différents chapitres de l’histoire en établissant, lorsque cela est possible, un parallèle entre le texte et l’image reproduite dans le livre, le croyant institue un lien avec la toile et le lieu de l’édifice où elle se situe. L’aboutissement de cette lecture au sein de la cathédrale confère une dimension supplémentaire à la méditation du fidèle, car l’autel reste le lieu privilégié auprès duquel se livrer à cette pratique.

La disposition des toiles souligne spatialement le contenu du récit et du cheminement que doit suivre le croyant pour parvenir à la table consacrée, lieu propice à sa méditation[52]. Cette rencontre du divin, à laquelle souhaite accéder le fidèle, est symbolisée par la scène de la transfiguration à l’arrière de l’autel de la cathédrale et visible sur la gravure d’Antoine Cardon[53]. Cet épisode du Nouveau Testament décrit le moment où le Christ a brièvement modifié son apparence physique pour révéler sa nature divine à trois de ses disciples[54]. La montagne où s’est déroulé le dévoilement devient le théâtre où l’humanité rencontre Dieu, un point de convergence entre le temporel et l’éternel, avec le Christ agissant comme le lien entre le ciel et la terre. L’autel devant lequel se trouve cette scène devient ici, à l’image de la montagne, le lieu privilégié pour l’élévation de l’âme du fidèle vers Dieu. Cette représentation souligne la fonction de ce lieu et est l’aboutissement de la méditation du croyant qui a auparavant parcouru l’ensemble du cycle dans l’église. Ce cheminement dans l’espace ecclésial, le fidèle peut le faire accompagné de l’ouvrage de Cafmeyer lui permettant de mieux appréhender les représentations accolées aux murs. Parallèlement à la progression géographique dans l’église, il avance, page après page, dans le livre où le parcours est le même. Il part de l’autel, tout comme dans la cathédrale, où sont conservées les hosties profanées et auprès duquel se trouvent les trois derniers tableaux du cycle. Il va ensuite, lorsqu’il progresse dans sa lecture, s’éloigner de plus en plus de cet autel de papier pour enfin y revenir lorsqu’il a terminé le livre. Quand le lecteur referme l’ouvrage après en avoir lu la dernière page, il fait face une nouvelle fois à l’autel.

Cette démarche appelle le méditant à une composition de lieu appuyée sur une prolifération d’images, issue du va-et-vient entre le cheminement mental effectué grâce au livre et à ses gravures, et le cheminement pédestre dans l’église et parmi ses tableaux. Il se crée alors un espace imaginaire, dans l’esprit du lecteur, où l’image mentale prend forme dans un mouvement d’aller-retour entre les deux supports. Ce déplacement du livre vers le tableau, et vers l’espace ecclésial où les scènes se déploient concrètement à l’échelle du fidèle, enrichit et approfondit sa méditation[55]. Toutefois, si les images peuvent servir d’aide, de support, à cette création mentale, elles ne sont pas nécessaires à celle-ci, comme le prouvent les éditions dépourvues de planches. En effet, le point de départ de toute méditation réside dans la lecture du texte. Grâce aux données qu’il fournit, le lecteur se forge déjà cette image mentale qui lui permet ensuite de méditer. Ainsi transformée, la représentation textuelle pénètre alors la conscience du lecteur et devient partie intégrante de son être. Dès lors, l’image est accessoire par rapport au texte, elle n’apporte rien de nouveau, mais rappelle, comme nous l’avons montré, ce que le lecteur a appris par les mots. Ces images mentales sont créées à l’aide de descriptions très détaillées, de métaphores, mais aussi d’images animées sous forme de courts chapitres fondés sur des narrations brèves, aux scénarios simples et aux décors aisément imaginables[56].

Ainsi fortifié par les images qu’il a construites, le lecteur peut se souvenir de la légende et de son message. Si, pour le format in-octavo, il a le choix de méditer chez lui ou dans l’espace ecclésial, le format in-folio est en revanche beaucoup trop volumineux pour qu’il puisse le transporter. Chez lui, grâce au livre du format de son choix qu’il a pu acheter et à l’aide des descriptions de Cafmeyer, le lecteur peut recréer mentalement l’église et y organiser les petites unités de savoir, soit chacun des chapitres contenus dans l’ouvrage, qui s’animent alors devant ses yeux grâce aux nombreux détails et à la simplicité avec lesquels l’auteur décrit les actions. Ce souvenir, à l’origine de son savoir, a renforcé sa foi et sa dévotion.

En conclusion, l’ouvrage de Pierre de Cafmeyer, publié à l’occasion du jubilé de 1720 dans un contexte de tensions religieuses, intègre harmonieusement les images au texte, permettant au lecteur de s’approprier pleinement son contenu. Le but commun de l’éditeur et de l’auteur est de raviver la dévotion des fidèles au Saint Sacrement tout en luttant contre les dissidences. Pour atteindre ce double objectif, à la fois pédagogique et méditatif, les toiles offertes à la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule lors du jubilé sont reproduites pour ponctuer les chapitres du livre, chacune illustrant un épisode de la légende. L’auteur fournit également des descriptions de l’objet, permettant au lecteur de visualiser mentalement les scènes, qu’il les ait sous les yeux ou non. La disposition des reproductions respecte celle des oeuvres dans l’édifice religieux, faisant du livre un véritable monument de papier, liant le texte à son environnement. Cette métaphore souligne également que, quel que soit l’endroit où il se trouve, le lecteur est amené à cheminer spatialement et spirituellement vers le divin, renforçant ainsi sa foi. Cette étude prolonge donc la réflexion de Roger Chartier sur l’interaction entre le lecteur, le texte et le livre, en démontrant comment, dans ce contexte particulier, le livre devient un instrument actif non seulement dans la transmission de la foi, mais aussi dans sa consolidation. Ce processus ne se limite pas à une simple reproduction d’un récit historique, il s’agit d’une réexploitation stratégique d’un récit du passé, enrichi par des illustrations soigneusement intégrées, dans le but de répondre aux défis contemporains. En publiant cette légende médiévale, l’auteur et l’éditeur tentent d’agir directement sur leur époque. Ils exploitent le pouvoir des images et la structure narrative du texte afin de réanimer le dogme qui pourrait être contesté ou affaibli dans un contexte de tensions. Ainsi, le livre devient un véritable acteur dans les dynamiques sociales et religieuses.