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La question du sens de la démarche évaluative, qu’elle vise la production de connaissances dans une perspective scientifique, pédagogique ou sociale constitue le fil rouge de cet ouvrage magistral coordonné par Lucie Mottier Lopez et Gérard Figari. Dans un contexte où les procédures d’évaluation sont de plus en plus convoquées pour alimenter à une échelle locale ou globale les prises de décisions concernant les individus ou les institutions en éducation, et face à la multiplicité des modèles et des paradigmes qui sous-tendent la production exponentielle d’information dans des cadres très diversifiés, l’ambition d’interroger l’épistémologie de l’évaluation doit être saluée, car elle répond certainement à un besoin contemporain. Les trois parties de l’ouvrage questionnent les activités d’évaluation sous des angles distincts, mais complémentaires : quels sont les savoirs produits, quelles modélisations mettent-elles en oeuvre et doit-on tendre vers une perspective unifiée du sens de ces activités évaluatives d’un point de vue épistémologique ?
La première partie présente trois types d’activités d’évaluation représentatives de ce que l’on attend de l’évaluateur professionnel : l’évaluation comme activité pédagogique dans le cadre de la classe, l’évaluation comme activité normative dans le cadre d’enquêtes internationales et l’évaluation comme activité professionnelle dans un cadre de formation. S’attardant à la production de savoirs sur l’évaluation formative par des enseignants en exercices, Morissette et Mottier Lopez démontrent à travers deux études sur le terrain comment un processus de recherche collaborative favorise la production de modèles d’action locaux légitimes dans un cadre professionnel. Lafontaine et Monseur explorent de manière critique les mécanismes de production de résultats quantitatifs relatifs aux acquis des élèves, résultats dont le statut épistémologique reste ambigu et largement dépendant des usages qui en sont faits. Enfin, Tourmen et Mayen décrivent comment le processus de jugement de l’évaluateur-expert est largement influencé par son expérience, ce qui en fait un référent légitime, tout en révélant l’éventuelle et nécessaire relativité des connaissances qu’il produit. La lecture de ce premier chapitre campe donc les fondements praxéologiques d’une épistémologie de l’évaluation, tout en en révélant sa portée idiosyncrasique. On en conclut que loin d’invalider la nature des connaissances produites, ces épistémologies prennent sens en contexte, à travers une relecture téléologique et « en acte ».
La deuxième partie de l’ouvrage présente quelques modèles auxquels les chercheurs recourent pour rendre compte des connaissances produites dans un contexte d’évaluation. Qu’il s’agisse d’appuis issus de disciplines contributives, tel le modèle interactionniste, de modèles propres à l’évaluation en métrologie, ou de modélisations originales de pratiques à postériori, l’ensemble des contributions de cette partie de l’ouvrage traduit la diversité des sources et des processus de modélisation, pour ne pas dire leur éclatement et leur multiplication, ce qui constitue le coeur du questionnement à l’origine de l’ouvrage. Ainsi, P. Merle présente les apports d’un modèle interactionniste pour comprendre le poids des arrangements évaluatifs et des biais sociaux dans la production du jugement évaluatif. La mise en parallèle avec les apports et les limites des modèles docimologique et déterministe permet de rendre compte de la nécessité pour l’évaluateur de conserver une vigilance épistémologique face aux modèles interprétatifs auxquels il réfère. P. Valois, C. Houssemand et A. de Leeuw, quant à eux, interrogent les dilemmes épistémologiques associés à la question du sens de la mesure et présentent une démarche de modélisation d’un instrument dans une perspective qualitative (par la production d’un réseau nomologique) et quantitative (analyse par équations structurales), démontrant ainsi en quoi la légitimité des connaissances produites reste étroitement dépendante de la validité des instruments de recueil utilisés. Proposant une relecture de l’ensemble des modèles de régulation et d’auto régulation des apprentissages dans la littérature francophone et anglo-saxonne, C. Laveault présente un modèle empirique original dont la validité théorique est questionnée. Sa contribution ouvre sur la question du recours à des modèles dits « appliqués » dont la complexité croissante répond à des besoins théoriques, alors que celle-ci pourrait constituer un obstacle à leur utilité pour les praticiens. M. Vial, dans un tout autre registre, explore le monde fascinant des modèles d’évaluation « internes au sujet » agissant souvent à l’insu du praticien, mais produisant des modélisations de situations évaluatives et induisant des pratiques spécifiques. La présentation de trois cas sous forme de vignettes cliniques démontre comment des modèles de pensée sont à l’oeuvre dans la production du jugement, révélant ainsi l’existence d’une épistémologie dite « profane » qui exige en quelque sorte reconnaissance. Enfin, P. Rodriguez et E.A Machado mettent en perspective deux types de modélisation d’évaluation de la formation, l’un formel et l’autre informel et les interrogent à la lumière de trois paradigmes d’évaluation (objectiviste, subjectiviste et dialectique) et de trois procédures de travail évaluatif (non participative, participative et méta participative).
La troisième partie de l’ouvrage pose un bilan éclaté de ce parcours sous forme d’un débat d’idées dont l’issue est loin d’être tranchée. Posant d’emblée la question de la légitimité sociale des savoirs produits dans et par les dispositifs d’évaluation, Demailly situe la démarche évaluative comme une pratique sociale et relève les enjeux scientifiques et sociaux associés aux démarches de métaévaluation. Sa contribution ouvre sur le paradoxe que représente la perception de leur pertinence scientifique, alors que leur utilité sociale et leur réinvestissement dans le politique posent encore souvent question. Allal, quant à elle, se positionne clairement dans le refus de considérer de manière unifiée l’évaluation des dispositifs de formation et l’évaluation en cours de formation, arguant que les visées politiques et sociales de l’une et la visée clinique de l’autre relèvent d’exigences qui paraissent inconciliables. Elle plaide pour une reconnaissance des différences de l’activité évaluative dans ces deux champs, alors même qu’elles continueront de se côtoyer par nécessité. La contribution de De Ketele représente une tentative très intéressante d’intégration, car elle permet de prendre de la hauteur face au débat en instrumentant la réflexion par un cadre conceptuel dans lequel s’articulent les différentes dimensions du questionnement épistémologique et quatre paradigmes émergents en évaluation.
La conclusion de Figari pose les balises de la poursuite de la réflexion tout en recadrant conceptuellement les enjeux du questionnement entrepris dans l’ouvrage. Il s’en dégage la conviction que les divergences et les convergences repérables au terme d’une lecture attentive doivent être considérées comme des pistes de configuration encore en émergence ; cet ouvrage nous convie donc à la mise en oeuvre des conditions d’une intelligibilité collective fondée sur une culture scientifique de l’évaluation, et c’est là toute son audace.