Résumés
Résumé
La communauté de La Borie Noble semble avoir aujourd’hui renoncé à l’utopie ascétique de l’Ordre Laborieux de l’Arche fondé par Lanza del Vasto en 1948, dont elle fut autrefois la Terre Capitale. L’introduction de machines et de l’électricité, l’abandon de l’ascèse et de la coercition formalisée dans une Règle de vie, dessinent une trajectoire qui n’aboutit cependant pas à adopter l’idéal d’abondance qui trame la société mainstream. Cette trajectoire nous invite à examiner les représentations qui, aujourd’hui comme hier, guident la démarche de sobriété de la communauté, nous renseignent sur ses enjeux, et confèrent à leur mise en pratique une portée transformatrice de l’ordre social dominant. On s’appuiera pour ce faire sur une monographie approfondie de La Borie Noble étalée sur plus de quatre ans, associée à une vingtaine d’entretiens et l’étude des archives de la communauté. Cette enquête nous conduit à montrer dans un premier temps que l’Ordre Laborieux de l’Arche constituait initialement un modèle intégral articulant une réduction drastique des besoins individuels et une économie quasi-autarcique. Dans un second temps, l’article s’attarde sur l’essor de l’Ordre, tributaire de l’activisme militant de ses membres, puis sur la crise qu’il connaît à partir des années 1990, laquelle révèle les limites d’un modèle exigeant. Enfin, un troisième temps est consacré à la reconfiguration contemporaine de la démarche de sobriété, fondée sur un double travail de composition, orienté par un impératif de soutenabilité et une quête de bien-vivre, et de négociation de la répartition des ressources.
Mots-clés :
- sobriété,
- communauté intentionnelle,
- utopie réelle,
- soutenabilité,
- non-violence
Abstract
Today, the community of La Borie Noble seems to have abandoned the ascetic utopia of the Ordre Laborieux de l’Arche founded by Lanza del Vasto in 1948, of which it was once the capital. The introduction of machines and electricity, and the abandonment of asceticism and coercion formalized in a Common Rule, mark out a trajectory that does not, however, result in the adoption of the ideal of abundance that weaves the mainstream society. This trajectory invites us to examine the representations that, today as in the past, guide the community's approach to sobriety, inform us about what is at stake, and give their implementation a transformative impact on the dominant social order. To do this, we'll draw on an in-depth monograph of La Borie Noble spanning more than four years, combined with some twenty interviews and a study of the community's archives. This investigation leads us to show, firstly, that the Ordre Laborieux de l'Arche initially constituted a holistic model articulating a drastic reduction in individual needs and a quasi-autarchic economy. The article then looks at the growth of the Order, which was dependent on the militant activism of its members, and then at the crisis it experienced from the 1990s onwards, which revealed the limits of a demanding model. Finally, the third part is devoted to the contemporary reconfiguration of the sufficiency approach, based on a dual task of composition, guided by the imperative of sustainability and a quest for good living, and negotiation of the distribution of resources.
Keywords:
- Sufficiency,
- Intentional Community,
- real utopia,
- sustainability,
- non-violence
Corps de l’article
Pour Anders Günther, les sociétés occidentales modernes sont parvenues à réaliser au moins virtuellement la promesse du capitalisme industriel comme « paradis des gourmands […], un monde où tout nous est présenté, où tout est présent pour nous, un monde sans manque » (2006 : 181). Cependant, ce paradis n’est pas offert à l’humanité tout entière. Celle-ci n’est pas délivrée de la misère et du labeur par la maîtrise d’une technique qui lui permettrait de profiter de ressources illimitées sans conséquences. La complexification et l’étirement des chaînes de production n’a fait qu’invisibiliser les rapports de domination et l’exploitation du travail des autres (humains et non humains) et transférer les ruines de la captation des ressources dans les pays du Sud global. Plus inquiétant encore, la capacité des humains à transformer le monde a déclenché une avalanche de processus irréversibles à l’échelle géologique. Il n’est donc plus seulement question de cesser d’exploiter les autres terrestres, d’éviter un effondrement civilisationnel ni d’anticiper l’épuisement programmé des ressources dites naturelles, mais bien de limiter les irréversibilités qui mettent en péril les conditions de la vie sur Terre.
Si l’efficacité par le progrès technique n’offre qu’une illusion (Villalba, 2023 : 121 et passim), il nous faut réduire au plus vite la consommation de ressources et inventer une économie régénérative des milieux de vie, afin de recoupler les conditions sociales d’existence et la matrice matérielle qui les rend possibles. Les sources d’inspiration sont multiples et bien étudiées par les sciences sociales, dans des domaines aussi variés que l’énergie et l’alimentation (Barnard, 2011), l’habitat (Lorrain, Halpern et Chevauché, 2018), les transports (Bardi, 2017), les déchets (Monsaingeon, 2017) ou encore l’usage du numérique (Bordage, 2019). On a ainsi envisagé la sobriété sur les plans de l’organisation du travail (Pruvost, 2021), de l’innovation (Le Bas, 2021), des sciences et des techniques (Kaufmann, 2010), de la répartition des ressources (Princen, 2005 ; Raworth, 2017) ou de l’insertion sociale (Villalba, 2016). Non seulement outil d’analyse critique, la sobriété se révèle aussi l’élément central de toute une déclinaison de propositions politiques (Villalba, 2023) visant à repenser la société, à l’instar de la convivialité (Illich, 2014), de la suffisance (Gorz, 2019), de la sobriété désirable (Bourg et Papaux, 2010), de la simplicité volontaire (Ariès, 2011), du bien-vivre (Baschet, 2014) ou encore de l’autonomie (Berlan, 2021). Par ailleurs, face à la timidité de l’action des gouvernements, nombre de citoyen·ne·s se refusent à attendre un changement global et s’emploient dès maintenant à faire advenir une autre société, égalitaire, écologique et post-capitaliste (Lallement, 2019 ; Pruvost, 2021). Parmi les plus emblématiques et les plus anciennes de ces initiatives, les communautés de l’Arche de Lanza del Vasto ont choisi, dès 1948, d’expérimenter un mode de vie ascétique et laborieux.
Pour faire face au « Déluge des Temps Modernes », l’Ordre Laborieux de l’Arche se présente comme une voie de salut totale et radicale, un archétype de la « communauté néo-monastique » (Hervieu-Léger, 1983). Il s’agit en effet, au moyen de la conversion à la non-violence gandhienne, de faire advenir la « Révolution Véritable » : une forme sociale parfaite, juste et égalitaire, respectueuse de la Création, libérée de la servitude et des guerres. Les Compagnes et Compagnons s’engagent à perpétuité dans un mode de vie encadré par une Règle stricte qui prescrit l’absence totale de biens personnels, une réduction à leur minimum de leurs besoins et l’utilisation exhaustive de leur temps ordonnée à la production exclusivement manuelle de la totalité des choses nécessaires à la vie quotidienne. L’actualité renouvelée de la critique formulée par Lanza del Vasto, la radicalité de son utopie et sa capacité à mobiliser des personnes dans l’effort productif ont conféré à l’Arche une envergure exceptionnelle. Après les balbutiements des premières années, la communauté se déplace à Bollène en 1954 puis à La Borie Noble en 1963, un domaine capable d’accueillir ses 150 membres, dans l’Hérault. La Borie Noble devient « Terre Capitale » d’un Ordre constitué d’une douzaine de fondations à travers le monde. En dehors des communautés, l’Arche introduit le répertoire d’action non violent en France à l’occasion de nombreuses luttes dans lesquelles les « non-violents de l’Arche » jouent un rôle parfois décisif (Quémeneur, 2008).
Aujourd’hui cependant, la vie à la Borie ne correspond plus à cette description : l’habit et les rituels religieux ont disparu, on y trouve des machines et l’électricité dans la plupart des bâtiments, ainsi que des équipements électroménagers, des produits issus de la grande distribution et même une connexion internet. La Borie a bel et bien rompu avec le modèle de l’Ordre laborieux. Est-ce à dire que l’utopie de l’Arche s’est évanouie, que la communauté a renoncé à l’idéal de sobriété et que ses membres se sont rangé·e·s au paradigme dominant de la consommation et du confort moderne ? En y regardant de plus près, on observe que les réformes consenties dessinent une trajectoire qui n’aboutit pas à adopter l’idéal d’abondance qui trame la société mainstream. Cette trajectoire nous invite à examiner les représentations qui, aujourd’hui comme hier, guident la démarche de sobriété de la communauté. Comment nous renseigne-t-elle sur les enjeux à prendre en compte pour rendre une telle démarche soutenable ? Quelles sont les modalités adoptées hier et aujourd’hui par la communauté pour en faire un levier de transformation de la société ?
Cet article vise ainsi à explorer les soixante-quinze années d’existence de la communauté pour tâcher d’y déceler les représentations et les pratiques de sobriété ainsi que leurs transformations au fil du temps. On s’appuiera pour cela sur une monographie approfondie de La Borie Noble entamée en 2019 et cumulant près de douze mois d’observations ethnographiques, une vingtaine d’entretiens (récits de vie et d’explicitation), ainsi que l’étude des archives de la communauté. Au risque d’uniformiser artificiellement une histoire foisonnante et multiple, ou d’essentialiser des positions toujours moins grossières que ce qu’il nous sera possible de restituer dans les lignes qui suivent, on montrera d’abord que l’Ordre se fonde sur une doctrine totalisante et coercitive qui conjugue ascétisme et autarcie pour formuler un contre-modèle de société (I). Celui-ci demeure néanmoins dépendant d’une abondance de certaines ressources qui viennent à manquer lorsque sa portée transformatrice et ses effets quotidiens sont mis en doute (II), poussant finalement une communauté rétrécie à rompre avec ce modèle pour redéfinir une sobriété, certes moins ambitieuse, prenant en compte de nouveaux enjeux pour demeurer soutenable (III).
I. L’idéal ascétique de l’Ordre Laborieux
La conversion à la non-violence articule la totalité des aspects de la vie selon deux dimensions, individuelle et collective, étroitement articulées : une réduction de la consommation au minimum, et l’élaboration d’une organisation autoproduisant la totalité des biens nécessaires à sa subsistance sans consommation d’énergie fossile ni exploitation du travail des autres.
Du renoncement au don de soi, les vertus de la pauvreté
En intégrant la communauté, les Compagnes et Compagnons font voeu de pauvreté, et renoncent ainsi à toute forme de possession individuelle ainsi qu’au confort moderne. En pratique, ils et elles font don de tous leurs biens et ne disposent d’aucune forme de salaire, à la manière des moines. Dans le sillon de la pensée de François d’Assise, Lanza del Vasto défend la pauvreté volontaire au motif qu’elle est « juste et charitable car elle ne permet pas de jouir du superflu quand d’autres souffrent et meurent par manque du nécessaire[1] ». À l’inverse, les désirs superflus et les plaisirs charnels stimulent et entretiennent le péché qui se trouve à la racine des guerres et de tous les travers de l’Occident : un esprit de prédation qui nous pousse à exploiter notre prochain – humain ou non – pour notre propre confort. Pour rompre avec cette violence, il s’impose de vivre simplement, c’est-à-dire de renoncer aux biens et plaisirs matériels. Cette doctrine, perfectionnée dans les premiers temps de la communauté de jeunes chrétiens qui s’élargit progressivement, est solidement établie lorsque la communauté déménage dans l’Hérault en 1963.
En s’installant sur le domaine de La Borie Noble, les Compagnes et Compagnons prennent ainsi le soin d’ôter les fils électriques des bâtiments raccordés au réseau, de sorte que les membres de l’Arche s’éclairent à la bougie, ne disposent d’aucun équipement électroménager et chauffent au bois l’eau sanitaire aussi bien que l’air ambiant. Les logements présentent une esthétique épurée représentative d’un « retour à l’essentiel » formalisé dans la Règle de vie : « Réduisez vos désirs à vos besoins, et vos besoins à l’extrême ». Cette démarche de simplification s’impose dans tous les aspects de la vie, de l’habit commun aux rituels d’inspiration chrétienne, édulcorés et ramenés à leur essence oecuménique. C’est encore l’alimentation qui incarne de la manière la plus exemplaire la trame du renoncement. Les repas collectifs, strictement végétariens, sont pris à même le sol. L’intendante de La Borie Noble à la fin des années 1990 se remémore les menus d’alors :
Du riz complet, une salade cuite, quelques légumes. Les menus étaient beaucoup plus sobres qu’aujourd’hui. […] J’étais intendante ; je me souviens des consignes que j’ai reçues. Et déjà les vieilles femmes de la maison me trouvaient… généreuse. Après on m’a reproché que les repas étaient meilleurs, par ma faute. Une fois, quelqu’un avait fait une cuisine plus sobre [que la mienne], et une Ancienne avait fait une remarque : « ah la cuisine comme j’aime ». Mais ça ne me faisait pas spécialement plaisir, la cuisine sans sel, sans huile, sans rien.
Entretien avec Sophie, décembre 2019
Emmanuelle Coulomb suggère que ce rapport à la nourriture s’inscrit dans une « idéologie de la pureté », une
logique ascétique, exprimée par la monotonie et la frugalité [des] menus, [qui] impose le renoncement, sinon à toute nourriture, du moins aux mets savoureux, aux sauces succulentes, aux sucreries, ainsi que l’abandon des parfums. […] L’austérité alimentaire favorise la purification du sujet et son détachement des plaisirs grossiers
1998 : 34
Plus manifestement, la sobriété est érigée en vertu morale, appuyée par une double affiliation symbolique. D’un côté, l’Arche emprunte à la tradition cénobitique, et plus généralement à la construction du sujet chrétien, émancipé d’autant qu’il est départi de sa singularité et de son attachement aux plaisirs terrestres (Hervieu-Léger, 2010 : 45). De l’autre, la référence à la philosophie gandhienne complète la première en l’ordonnant au respect de toute vie (ahimsa) au travers d’une incitation à adopter une posture contemplative préservant de la tendance à exploiter les autres (humains et non humains). Imposant l’humilité, étouffant l’individualisme, cette double affiliation inscrit le renoncement dans une tradition prophétique et participe d’une subjectivation orientée vers le don de soi. Le jeûne, qui est à la fois exercice individuel de retenue, don de ce qui n’est pas consommé et conversion de l’énergie consacrée à la consommation en attention à l’autre, en est un exemple. La sobriété matérielle trouve alors non une compensation mais son prolongement dans l’abondance de rites et de fêtes grandioses, longuement préparées, qui servent autant à substituer une richesse relationnelle à la richesse matérielle qu’à fédérer le groupe. C’est le coeur de la doctrine de l’Arche : convertir l’esprit de prédation en esprit de service par le détachement matériel.
À l’instar de la condition monastique, la vie simple dans l’Ordre se présente ainsi comme une discipline ascétique envisagée, à la manière de Max Weber, non seulement comme une méthode rationnelle de maîtrise de soi, comme une critique de la médiocrité des « hommes moyens » (Weber, 1964 :186-190 ; voir aussi Séguy, 1984). Si toutefois il s’apparente à un ordre religieux comme institut de perfection, par la rupture recherchée avec la famille et la cité politique, il met en oeuvre une protestation radicale (révolutionnaire) caractéristique du groupement de type « secte » selon la typologie d’Ernst Troeltsch (1912). Autrement dit, la doctrine de l’Arche ne saurait être réduite à « une réponse existentielle à un problème global » (Villalba, 2023 : 27) ; elle constitue une proposition idéologique globale insérant l’ascèse dans un projet socioéconomique autarcique.
Autoproduire sans machines et sans marché
L’idéal non violent de l’Arche complète l’ascèse individuelle par la satisfaction de la totalité des besoins – préalablement réduits au minimum – à l’échelle de la communauté, sans recourir à aucune forme d’énergie extérieure, non plus qu’à l’exploitation du travail des autres. La Règle commande ainsi : « vous travaillerez de vos mains afin de n’abuser de personne et d’échapper vous-même à la servitude ». En pratique, la communauté cultive un grand potager ainsi que des champs labourés en traction animale pour la culture du blé, moulu et panifié sur place, et pour les foins permettant de nourrir les quelques chevaux et vaches laitières. On trouve également plusieurs dizaines de ruches sur le domaine de La Borie Noble, pour le miel et la cire. En dehors de la nourriture, les Compagnes et Compagnons coupent leur bois à la main sur les forêts du domaine, fabriquent leurs meubles, et cardent, filent et tissent la laine pour confectionner leurs vêtements. Il y a encore une poterie, pour la vaisselle, ainsi qu’une imprimerie pour les livres du fondateur mais surtout pour les Nouvelles de l’Arche, la revue qui diffuse l’actualité de la communauté et des actions militantes à l’extérieur.
Forte de 150 membres occupant un domaine de près de 400 hectares, l’Ordre parvient à un tel niveau de production vivrière que Lanza del Vasto regrette, à la fin des années 1970, qu’il y « manque la forge, la cordonnerie, la reliure » (1978 : 77). La communauté ne commerce en outre que très peu, vendant quelques objets d’artisanat et encore plus rarement l’excédent de sa production agricole. Enfin, l’ambition autarcique inclut logiquement le travail reproductif : les Compagnes et Compagnons ont construit ou transformé la plupart des bâtiments de La Borie Noble et les entretiennent, la cuisine est collective, les lessives sont faites à la main, et l’instruction des enfants est assurée dans une école au sein de la communauté. En somme, à l’instar de celle des communautés paysannes d’autrefois, l’économie de l’Ordre repose sur une mutualisation complète des biens et des ressources, et sur l’absence presque totale de consommation de biens, de services et d’énergies en dehors des capacités productives des habitant·e·s du domaine.
Loin d’une simple idéalisation d’un passé mythifié, cette utopie pratiquée offre un exemple concret d’économie de subsistance. Elle fait écho aux analyses qui démontrent que reconfigurer la production des choses nécessaires à la vie quotidienne est non seulement la finalité de l’action politique mais également la condition sine qua non de l’édification d’une société post-capitaliste viable pour tou·te·s (Pruvost, 2021). Car l’emprise capitaliste repose d’une part sur l’invisibilisation du « travail fantôme » (Illich, 1983) – celui des femmes, des enfants, des paysan·ne·s et ouvrier·ère·s du Sud global, des animaux, etc. – et d’autre part sur un « système des professions déterritorialisées » (Pruvost, 2021) qui ôte aux populations toute emprise sur les processus de production opaques faisant parcourir des milliers de kilomètres à la matière, et par suite sur la résolution de leurs propres problèmes. Contre un ordre social reposant sur la servitude, assimilant la liberté à un « fantasme de délivrance » (Berlan, 2021), celui de pouvoir faire faire à d’autres le travail disqualifié, l’Ordre implémente ainsi une autonomie entendue comme la prise en charge d’une partie de sa subsistance « en tant qu’elle conditionne la capacité à se fixer les fins et les moyens de son action » (Berlan, 2021 : 156).
En associant une réduction des besoins individuels à une économie reposant presque uniquement sur la production directe des éléments nécessaires à la vie, la démarche de sobriété de l’Ordre Laborieux de l’Arche porte une proposition radicale et exhaustive de recouplage de sa consommation avec ses capacités productives. Il préfigure ainsi de manière tangible un contre-modèle de société avec l’ambition d’y convertir le monde, laquelle se révèle cardinale pour la pérennisation de la démarche.
II. Entre activisme et repli monastique, un modèle exigeant en tension
La conception ascétique et laborieuse de la sobriété est particulièrement fédératrice et mobilisatrice, mais se révèle exigeante et rigide, aussi bien pour les personnes que du point de vue de l’organisation, lorsque le contexte global de la société, un demi-siècle après la première fondation, impose de la réformer.
Sobriété et transformation du monde
La sobriété dans l’Ordre Laborieux est à la fois le moyen et la finalité d’une action transformatrice de la société mainstream. Elle s’inscrit dans une stratégie fondée sur une logique d’exemplarité : la non-violence est « force de Vérité », et se diffuse par le témoignage. Il s’agit donc d’abord de démontrer hic et nunc qu’il est possible et souhaitable d’adopter un mode de vie sobre et laborieux afin d’éviter un effondrement, ou, à défaut, de l’anticiper en constituant un modèle en capacité d’y résister et à partir duquel reconstruire une nouvelle société. On attend ensuite de la « confrontation significative des résultats » (Léger, 1979 : 58) la « conversion par contrainte logique » (Del Vasto, 1974) des citoyen·ne·s à la vie sobre, puis le basculement de la société. Mais les Compagnes et Compagnons ne s’en tiennent pas à une posture passive : la vie communautaire en marge est doublée d’un effort important de diffusion de l’« Appel aux gens de bonne volonté », que ce soit par une hospitalité presque inconditionnelle, par les voyages et conférences de Lanza del Vasto ou par la participation à des mouvements sociaux. La complémentarité de la vie communautaire et de l’activisme militant se révèle indispensable, car elle permet d’opérer la « transformation symbolique de l’expérience vécue » (Hervieu-Léger, 1983 : 207) – l’austérité devenant une condition du salut et le moyen d’une mission – mais aussi, en pratique, d’intégrer de nouvelles personnes.
Cette complémentarité explique en bonne partie le succès que connaît l’Arche à partir des années 1960, lequel atteint son apogée au temps fort de la première vague néo-rurale, au milieu des années 1970 : La Borie Noble essaime et devient la « communauté-mère » d’un mouvement d’une douzaine de communautés en Europe, en Amérique latine, au Maghreb et au Québec. S’y ajoutent de nombreux « Alliés », qui font la « Promesse » de respecter et diffuser les valeurs de l’Arche sans adopter le mode de vie communautaire, et une organisation militante, l’Action civique non violente (ACNV). Entre une action territorialisée exigeante imposant le repli, et une ambition planétaire chronophage et énergivore plaidant pour l’ouverture, la place grandissante de l’activisme soulève inévitablement la question des priorités de l’Ordre. La controverse est tranchée pour un temps par le fondateur au milieu des années 1970. Alors que Lanza del Vasto voyage en Amérique du Sud pour diffuser l’appel de l’Arche, la responsabilité de La Borie Noble est transférée à un Compagnon très engagé dans l’ACNV. Celui-ci, « dans la dynamique de ce qu’il avait initié à l’ACNV, et dans la mouvance de mai 1968, a voulu privilégier l’ouverture aux problèmes et aux aspirations du monde[2] », jusqu’à ce qu’une confrontation éclate avec le fondateur à son retour. L’historiographie de la communauté conclut que l’épisode s’est terminé par « la soumission » dudit Compagnon, laissant cependant « des blessures durables, car beaucoup de Compagnes et de Compagnons aspiraient à cette ouverture[3] ». À la faveur du dynamisme de la communauté, ces dernier·ère·s conservent néanmoins la possibilité de maintenir leur engagement militant, quitte à inventer des formes composites, à l’instar des « communautés-mission » comme la ferme des Truels acquise par l’État sur le plateau du Larzac en vue de l’extension du camp militaire (voir Artières, 2021 : 230-231).
S’il parvient alors à des résultats impressionnants et donc à rendre plus tangible l’idéal de société escompté grâce à cette stratégie, l’Ordre est en retour fortement dépendant de sa capacité à attirer de nouveaux·elles membres. Or, après le Renouveau charismatique – en concurrence avec l’Arche comme « entreprise de biens de salut » (Siméant, 2009) – dans les années 1970, puis l’essoufflement de la première vague néo-rurale dans les années 1980, les communautés peinent de plus en plus, dans les années 1990, à renouveler leurs effectifs, de moins en moins jeunes. De sorte qu’elles sont contraintes de se consacrer quasi exclusivement aux productions vivrières au détriment de l’activisme à l’extérieur, en l’absence de revenus en argent conséquents et diversifiés. La moindre visibilité de l’Arche qui s’ensuit se conjugue avec un processus de routinisation-institutionnalisation du charisme (Weber, 1964) qui, initialement recherché pour assurer la continuité de l’institution, aboutit finalement à redéfinir les rapports avec le Grand Monde dans le sens d’une modération des ambitions utopiques, puis à l’épuisement de sa capacité mobilisatrice.
En effet, le charisme d’abord personnel, celui du pèlerin fondateur – perçu comme un maître de sagesse et un initiateur – et des virtuoses de l’ascèse qui l’accompagnent, devient peu à peu un charisme de fonction institutionnalisé dans les Statuts, la Règle et l’Enseignement. Cette systématisation formelle, qui correspond avant tout à l’impératif de « stabilisation utopique du groupe »[4] (Hervieu et Hervieu-Léger, 1983 : 151), vise aussi à redéfinir la position vis-à-vis de la société globale d’un Ordre dont l’utopie doit s’accommoder d’un quotidien qui voit, de plus en plus à partir des années 1980, ses perspectives de réalisation s’éloigner, malgré les efforts consentis par les membres. En conséquence, à l’instar de ce qu’observe Jean Séguy (1980 : 12-15), l’utopie de conversion du monde à la non-violence est peu à peu ramenée au maintien de l’existant et à la transmission de la tradition de l’Ordre, ce qui se traduit par une crispation autour de l’application de la Règle et des institutions. Tout aménagement contraint est vécu comme une compromission, toute réforme significative suscite des divisions qui aboutissent aux départs des plus virtuoses. Ce d’autant que la routinisation du charisme et la révision des ambitions utopiques rendent plus difficiles à supporter les limites et écueils de l’idéal ascétique, exacerbés par la conjoncture socioéconomique.
Limites d’un modèle intransigeant
La Borie Noble, Terre Capitale de l’Ordre, présente le cas le plus exemplaire de la contradiction entre les pratiques de sobriété et les objectifs utopiques des groupes. Conçu d’un côté comme une manière de subordonner les individus aux exigences d’un mode de vie commun et sobre, et de l’autre comme une économie laborieuse totalement indépendante des logiques du marché, le modèle ascétique et laborieux repose cependant sur l’abondance de certaines ressources. En particulier, il est dépendant d’une main d’oeuvre considérable formée aux travaux manuels en mesure d’équilibrer un effectif moins jeune qu’à la première fondation. Cette dépendance s’accompagne d’une très forte valorisation du labeur physique, au risque de marginaliser les personnes n’ayant pas ou plus les capacités physiques nécessaires pour participer également à l’effort productif et reproductif. Il en va de même pour l’ascèse : elle est parfois si rigoureuse que la communauté doit introduire des espace-temps de relâchement, et que les membres qui en ont les moyens s’empressent de compenser par la consommation dès que l’opportunité de sortir de la communauté se présente, interrogeant d’un côté la soutenabilité au quotidien de la démarche et de l’autre son caractère (in)égalitaire.
En effet, la sobriété est la pierre angulaire d’un idéal de justice incarné par la soumission de tou·te·s à la Règle de vie et à l’autorité charismatique, qui prescrivent d’un côté l’utilisation exhaustive du temps de chacun·e pour éviter tout recours à l’exploitation du travail d’autrui et garantit de l’autre un accès égal aux moyens de subsistance. Néanmoins, l’Ordre ne parvient pas, malgré la prétention à l’exhaustivité de ses institutions, à résorber les inégalités préalables à l’intégration et à empêcher des asymétries de s’établir entre les membres, dès lors que la rupture souhaitée avec le grand monde ne saurait être absolue ou définitive. Comme le souligne Jacques, certain·e·s membres peuvent recourir à la solidarité familiale pour obtenir certains produits ou hériter de biens ou de sommes d’argent ; des « caisses noires » dans le jargon de l’Arche : « Je trouvais que ce n’était pas net, il y avait des caisses parallèles. Il y avait des gens dont les familles finançaient. Il n’y avait pas de café, mais certaines personnes en avaient quand même chez elles. » (Entretien avec Jacques, juin 2022) De même, on imagine sans peine que le « coût » du désengagement n’était pas le même selon les groupes sociaux d’origine des membres, engendrant des situations de dépendance asymétriques. Par ailleurs, au quotidien et malgré des tentatives d’aménagement au fil des ans, le régime de sobriété égalitaire n’est pas ajusté aux cycles de vie et aux dispositions individuelles : « la lessive ou la coupe de bois à la main pour tout le monde, à 20 ans comme à 80 ans, c’est égalitaire mais ce n’est pas juste, et parfois c’est violent », observe Julie (entretien avec Julie, décembre 2019). La vie simple devient d’autant moins soutenable qu’elle se rapproche progressivement d’une sobriété budgétaire, malgré le labeur intensif de ses membres, lorsque la communauté est contrainte de renoncer à certaines productions vivrières, de se mécaniser progressivement, et de recourir à une consommation marchande de piètre qualité. En définitive, le modèle de l’Ordre peine à produire les effets extraordinaires attendus, tel que le résume cette Compagne de longue date qui quitte La Borie Noble dans les années 1970 : « J’ai compris que le paradis n’existait pas sur Terre[5]. »
En somme, l’Ordre Laborieux de l’Arche se trouve confronté, à partir des années 1990, aux enjeux fondamentaux que soulève une démarche collective de sobriété radicale. L’idéal mobilisateur élaboré par un fondateur charismatique est figé dans des institutions intransigeantes alors même que les conditions de praticabilité de l’idéal de sobriété qu’elles incarnent disparaissent. L’ambition transformatrice se dissout dans les impératifs de la survie territorialisée au détriment de la justice sociale et du soin de l’environnement, au risque de rendre intolérable l’austérité des conditions de vie imposée par une Règle coercitive. Entre 2002 et 2005, après la fermeture de près de la moitié des communautés du mouvement, l’Arche prend acte de l’ampleur de la crise et se réforme en profondeur. D’un Ordre quasi monastique structuré par une Règle de vie et gouverné par un Patriarche depuis la Terre Capitale, l’Arche devient un mouvement horizontal de communautés autonomes, réunies par une devise délibérément équivoque : « non-violence et spiritualité ». La Borie Noble, érigée en modèle et en exemple, peine toutefois à se réformer avant une rupture brutale en 2016 qui offre finalement l’opportunité à un groupe réduit de refonder complètement la communauté.
III. Redynamiser l’expérimentation utopique en quête de soutenabilité
Depuis 2017, La Borie Noble élabore, au moyen d’un travail de compositions et de négociation à partir de la contrainte, une nouvelle représentation de la sobriété orientée par un impératif de soutenabilité et de bien-vivre.
Composer une sobriété soutenable dès maintenant
À première vue, en prenant comme point de comparaison l’Ordre Laborieux à son apogée, La Borie Noble paraît dans une trajectoire contraire à celle d’une démarche de sobriété. Le petit groupe de sept personnes qui a refondé la communauté en 2017 a sanctionné une augmentation de la consommation d’énergie, des échanges marchands et des équipements. S’agissant des activités productives, nombre de secteurs vivriers ont été relégués au second plan ou mis en suspens. L’économie de la Borie repose désormais sur deux secteurs d’activités financières, la boulangerie et l’hôtellerie, complétés par une production maraîchère vivrière conséquente et la coupe de bois pour le chauffage, ainsi que par diverses activités d’artisanat (ébénisterie, menuiserie, poterie, couture, broderie) et d’entretien du domaine (bâti, captage de l’eau, phytoépuration, etc.). Pour maintenir toutes ces activités avec un effectif réduit, le petit groupe refondateur a renoncé à la manualité exclusive du travail et progressivement élargi le panel d’outils mécanisés. Réciproquement, la communauté recourt à la consommation marchande pour satisfaire une partie de ses besoins alimentaires, énergétiques et en biens transformés. Finalement, le raccordement au réseau d’électricité a été généralisé, permettant l’installation de luminaires et de chauffe-eau électriques, d’une connexion internet et de quelques appareils électroménagers communs.
Certain·e·s membres revendiquent même l’abondance. Le terme est toutefois trompeur, car il ne désigne pas un idéal de vie sans contrainte, bien au contraire. En effet, la réforme de l’économie est rationalisée comme nécessaire à la survie d’une communauté de sept personnes : il n’est plus envisageable de reconduire l’idéal de sobriété de l’Ordre. Ce petit groupe s’accorde plutôt sur deux objectifs principaux à court et moyen termes : « ouvrir » la communauté, c’est-à-dire multiplier les liens avec d’autres pour augmenter la résilience de l’organisation, informer la société locale en s’y impliquant, et mettre en partage l’expérience accumulée pendant près de 70 ans de vie communautaire ; et négocier un équilibre entre mutualisation et individuation des ressources ainsi que dans la participation à l’activité économique pour permettre à chacun·e de s’épanouir. L’idéal de sobriété ne disparaît pas, mais la démarche s’accommode en revanche d’une augmentation de la consommation lorsqu’elle est rapportée à ces objectifs. Elle est également dynamique, destinée à s’adapter aux contraintes et aux opportunités, et plus largement de composer, au sens que lui donnent Michel Lallement (2019) ou Benjamin Dubertrand (2020). En effet, les rapports au monde des communautés utopiques ne sauraient se réduire à des oppositions binaires (résistance/soumission, autonomie/hétéronomie, aliénation/émancipation). Elles mobilisent, en fonction de la conjoncture et de leurs objectifs, une palette d’action relevant tantôt de la transgression tantôt de l’instrumentalisation des normes ; de la fuite, de la résistance ou de l’implication dans la société mainstream. Les activités sources de revenus monétaires de la Borie, la boulangerie et l’accueil, témoignent de ces compositions dans la mise en actes de l’idéal de sobriété. Si la production mécanisée de blé en vue de la commercialisation du pain apparaît en rupture complète avec l’idéal de l’Arche, elle permet de poursuivre les objectifs politiques du groupe tout en satisfaisant à un impératif budgétaire. En effet, cette activité participe de la mise en valeur d’un mode de production entièrement maîtrisé par la communauté, de la culture de blés anciens à la cuisson au four à bois, en passant par le pétrissage à la main. La commercialisation directe dans des relais de producteurs locaux constitue aussi un moyen de s’impliquer dans la société locale en participant d’un marché en circuits courts parallèle à la grande distribution. Enfin, il s’agit aussi de développer des réseaux de solidarité qui augmentent la résilience de la communauté. Ces réseaux sont ainsi mobilisés lors de l’incendie de la boulangerie survenu à l’automne 2022, suite auquel de nombreux·ses client·e·s contribuent à une collecte de dons exceptionnelle, portant le résultat au double de la somme demandée en moins d’une semaine. Il en va de même pour l’hôtellerie, qui a justifié l’introduction d’équipements électroménagers, de chauffe-eau électriques et d’internet. Elle consiste principalement en des stages et sessions (de yoga, de méditation, de chant, etc.) organisés par la communauté elle-même ou des ami·e·s, ainsi qu’en des échanges de jeunes au travers du programme Erasmus +[6]. Ses objectifs sont multiples : diversifier les entrées d’argent ; recruter de nouveaux·elles membres ; diffuser des savoirs et savoir-faire traditionnels ; ou encore financer l’accueil gratuit au travers du WWOOFing[7], permettant à d’autres d’expérimenter le mode de vie de la communauté à moindres frais.
En somme, l’augmentation de la consommation d’énergie et de produits marchands ne répond jamais seulement à un désir de confort ; elle est opérée de manière progressive et fait l’objet d’arbitrages, à chaque addition, entre les idéaux et objectifs définis par le groupe et l’impératif de rendre la vie communautaire soutenable et souhaitable pour les sept personnes qui la font vivre et pour étoffer cet effectif. Justement, ces réformes ont permis, au cours des quatre dernières années, de porter l’effectif à douze personnes permanentes en décembre 2023, auxquelles s’ajoutent des « stagiaires » présent·e·s pour plusieurs semaines ainsi qu’une dizaine d’ami·e·s qui viennent régulièrement pour des durées plus ou moins longues. Ce recrutement autorise en retour à réinvestir des activités mises en suspens, dont les savoir-faire et les outils de production ont été entretenus et réactualisés, à l’instar de l’élevage laitier, du dressage des chevaux pour la traction animale ou de la couture.
Comme le souligne Michel Lallement, le rapport des communautés utopiques à l’ordre social dominant ne saurait être réduit à un répertoire binaire opposant soumission et résistance. Entre implication dans la société et repli en marge, instrumentalisation et transgression des normes, elles « bricolent » « pour pouvoir, au quotidien, donner vie à leurs convictions et, en fabriquant de la sorte leur propre vie, hacker le monde qui les entoure » (2019 : 531). Ainsi, c’est à partir d’un impératif de survie que La Borie Noble compose un quotidien orienté par une démarche de sobriété qui implique paradoxalement certaines augmentations de la consommation pour devenir et demeurer soutenable. Ce faisant, elle se donne les moyens de renouer avec l’utopie fondatrice de l’Arche : participer à faire advenir une société communautaire paysanne « décente », c’est-à-dire « qui ne nuit pas à la possibilité d’exister des autres terrestres » (Villalba, 2023 : 285).
Politiser le quotidien à partir de la contrainte
Pour Bruno Villalba, la sobriété doit être envisagée comme « un processus de négociation qui interroge nos besoins en ressource et repense la nécessité de réduire la consommation à outrance » (2023 : 118-119). À la Borie, la contrainte est en effet le fondement d’un travail sans cesse réengagé de négociation qui porte avant tout sur les aménagements à mettre en oeuvre. À titre d’exemple, deux amis de la communauté ont dressé une liste d’une douzaine de produits alimentaires et ménagers achetés, en proposant pour chacun une alternative plus écologique tout en tâchant de tenir compte de son prix. La vaste majorité des propositions ont été retenues lors d’une réunion impliquant l’ensemble de la communauté, modulo celles qui représentaient un effort financier trop important. À l’inverse, le tracteur des années 1970, acquis pour un montant dérisoire en regard des prix du marché – quoique considérable pour la communauté –, est aujourd’hui en piteux état, notamment suite à un accident survenu en 2022. Malgré l’entretien chronophage et énergivore qu’il leur impose, les membres de la Borie s’évertuent à le bricoler pour repousser le moment d’en acquérir un autre. Il en va de même pour le chauffe-eau électrique, dont la capacité réduite limite le nombre de douches quotidiennes – il m’est arrivé plus d’une fois de me contenter d’une douche froide après une journée de travail au jardin –, ce qui ne justifie pas jusqu’alors, en présence d’alternatives au feu de bois, d’en augmenter la capacité.
La négociation se rapporte également à la répartition des ressources afin de permettre à chacun·e d’autodéterminer sa consommation en tenant compte de l’hétérogénéité du groupe. La mutualisation est à la fois la condition primordiale d’une vie sobre et, par suite, le principe au fondement de la communauté :
On essaie de maintenir toujours deux choses en même temps : la vie de la maison, avec certains basiques incontournables pour la survie (économique mais pas seulement) de la maison ; tout en maintenant une ouverture sur de nouveaux secteurs personnels, ou collectifs qui répondent à des besoins ou préférences personnels et qui sont en lien avec l’esprit du projet, qu’elles aient de l’importance au niveau de l’apport économique ou pas. Mais il faut être vigilants pour garder la balance […]. On n’est pas un éco-hameau : la base sur laquelle on est tous d’accord, c’est que l’argent qu’on gagne ici reste commun. Si on commence à faire autrement, on est morts au niveau communautaire. Si on commence à faire du fric sur place, même un peu, on tombe dans le travers de la société. C’est un équilibre précaire, il faut toujours rééquilibrer et négocier, mais on n’est plus seulement dans la théorie : on expérimente concrètement.
Entretien avec Julie, décembre 2022
Si la participation à l’activité communautaire doit être adaptée aux capacités et aux préférences individuelles, la mutualisation des ressources est la pierre angulaire du discernement d’une « affinité élective » (Weber, 1964) qui consiste à évaluer les candidats à l’intégration de la communauté sur la base de la possibilité d’une action commune, au fondement d’une confiance entre les membres qui permet l’absence de coercition formelle, et plus encore, de donner à chacun·e les moyens, certes modestes, d’autodéterminer sa propre consommation indépendamment de son apport économique. Certaines personnes prennent ainsi l’avion quand d’autres évitent tout usage de l’électricité ; se consacrent à la méditation quand d’autres passent huit heures par jour à couper du bois. Par suite, la démarche de sobriété de La Borie Noble implique paradoxalement de ne pas adopter une définition collective contraignante de la notion. Elle demeure une vertu morale partagée par tou·te·s les membres, encadrée d’un côté par une direction commune et de l’autre par la négociation. En deçà des objectifs politiques fixés par le groupe, la première est un socle infrapolitique ordonné par la volonté commune de vivre mieux en rompant avec une logique consumériste considérée comme le symptôme quasi pathologique d’une société stimulant un sentiment de manque permanent tout en entretenant les rapports de domination. La seconde consiste à considérer que la sobriété est une notion équivoque qui doit être appropriée aux singularités individuelles, aux situations particulières et aux cycles de vie.
Cette représentation modulable de la sobriété, subordonnée à la nécessité de composer de manière stratégique et négociée en fonction des ressources disponibles et des besoins individuels, offre finalement à la communauté l’opportunité de renouer avec l’expérimentation utopique de l’Arche, ici en réactualisant et diffusant des modes de production manuels, là par l’élaboration concrète d’un dispositif de justice sociale – un découplage du travail et des revenus. Finalement, la négociation incarne une politisation de la sobriété, au sens où les membres font montre d’une « reconnaissance de la dimension conflictuelle des positions adoptées » (Hamidi, 2006 : 8), et tâchent d’y répondre par des compromis[8] sans cesse réengagés faisant référence, directement ou non, à des principes généraux devant régir l’action.
—
Il serait réducteur de considérer que La Borie Noble a renoncé à incarner un mode de vie sobre ; à tout le moins, la vie communautaire constitue une démarche de sobriété pour les personnes issues de sociétés d’abondance. Qui plus est, un examen approfondi révèle une trajectoire d’une grande richesse pour saisir les enjeux et les écueils potentiels d’une telle démarche. Tirant sa capacité mobilisatrice et sa portée transformatrice de sa radicalité et de son exhaustivité autant que de la rationalité qui le supportait, le modèle ascétique et laborieux de l’Ordre Laborieux de l’Arche s’est aussi révélé éprouvant et peu résilient. En contrepartie, La Borie Noble élabore désormais une sobriété fondée sur l’assimilation de la contrainte et de ses enjeux, subordonnée à un objectif de soutenabilité et de mieux-vivre qui détermine une direction à long terme pour orienter les compositions à court et moyen termes, en mettant au coeur de ce processus la négociation politique au travers de compromis sans cesse réactualisés. Plutôt qu’en contre-modèle de société, la communauté se positionne en « laboratoire de l’utopie » (Creagh, 1983) à partir duquel imaginer et mettre en partage des manières plus soutenables de vivre et de faire société.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Sauf précision contraire, les citations de Lanza del Vasto sont issues de la Règle de l’Ordre de 1960.
-
[2]
Voir <https://www.arche-nonviolence.eu/statuts.php>. Page consultée le 17 octobre 2024.
-
[3]
Voir <https://www.arche-nonviolence.eu/statuts.php>. Page consultée le 17 octobre 2024.
-
[4]
En effet, poursuivent les deux auteur·ice·s, « la rationalisation de sa dimension expérimentale est inséparable de la mise en place de nouvelles formes de régulation collective, qui formalisent à la fois l’autorité et le consentement raisonné du groupe » (Hervieu et Hervieu-Léger, 1983 : 151).
-
[5]
Cette anecdote, survenue en 1967, est relatée dans un recueil de témoignages inédit, Histoires de l’Arche, réalisé, à la suite d’un autre ouvragé publié par la communauté, comme une version exclusivement destinée à un usage interne afin de libérer la parole (critique) sans mettre en jeu publiquement l’image de l’Arche.
-
[6]
Le programme Erasmus + consiste en des échanges de jeunes financés par l’Union européenne portant sur des thématiques associées à la citoyenneté au sens large.
-
[7]
Le terme WWOOFing se rapporte à une association (World-Wide Opportunities on Organic Farms) mettant en relation des bénévoles avec des fermes biologiques.
-
[8]
À l’opposé de la compromission, le compromis est un mode de décision qui apparaît comme « la marque d’une société démocratique » dès lors qu’il renvoie moins à ce qui est « entre » deux choses inconciliables qu’à « ce qui relie les choses entre elles, qui les dépouille de leur singularité et les fait entrer dans une nouvelle totalité […]. Il n’est pas un vide mais une relation ; les individus sont ainsi compromis, c’est-à-dire engagés et impliqués dans ces relations » (Thuderoz, 2010 : 126 ; voir aussi Nachi et De Nanteuil, 2006).
Bibliographie
- Ariès, Paul. 2011. La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance. Paris, La Découverte.
- Artières, Philippe. 2021. Le peuple du Larzac. Paris, La Découverte.
- Bardi, Ugo. 2017. « Chapitre 8 – Des transports sobres en période de descente énergétique », dans Agnès Sinaï (dir.). Gouverner la décroissance. Politiques de l’Anthropocène III. Paris, Presses de Sciences Po : 179-194.
- Barnard, Alex V. 2011. Freegans. Diving into Food Wealth in America. Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press.
- Baschet, Jérome. 2014. Adieux au capitalisme. Autonomie, société du bien-vivre et multiplicité des mondes. Paris, La Découverte.
- Berlan, Aurélien. 2021. Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance. Saint-Michel-de-Vax, La Lenteur.
- Bordage, Frédéric. 2019. Sobriété numérique. Les clés pour agir. Paris, Buschet-Chastel.
- Bourg, Dominique et Alain Papaux (dir.). 2010. Vers une société sobre et désirable. Paris, Presses universitaires de France.
- Coulomb, Emmanuelle. 1998. « Les gandhiens d’Occident », Terrain, 31 : 29-44.
- Creagh, Ronald. 1983. Laboratoires de l’utopie. Les communautés libertaires aux États-Unis. Paris, Payot.
- Del Vasto, Lanza. 1974. La conversion par contrainte logique. Paris, Denoël.
- Del Vasto, Lanza. 1978. L’Arche avait pour voilure une vigne. Paris, Denoël.
- Dubertrand, Benjamin. 2020. Bricoler l’utopie. Expérimenter d’autres manières de vivre dans la moyenne montagne ariègeoise. Thèse de doctorat, Toulouse, Université Toulouse 2 – Jean Jaurès.
- Gorz, André. 2019. Éloge du suffisant, Paris, Presses universitaires de France.
- Günther, Anders. 2006. La menace nucléaire. Considérations radicales sur l’âge atomique. Paris, Rocher/Le serpent à plumes.
- Hamidi, Camille. 2006. « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation : engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration », Revue française de sciences politiques, 56, 1 : 5-25.
- Hervieu, Bertrand et Danièle Hervieu-Léger. 1983. Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines. Paris, Centurion.
- Hervieu-Léger, Danièle. 2010. « Le partage du croire religieux dans une société d’individus », L’Année sociologique, 60, 1 : 41-62.
- Illich, Ivan. 1983. Le genre vernaculaire. Paris, Éditions du Seuil.
- Illich, Ivan. 2014. La convivialité. Paris, Éditions du Seuil.
- Kaufmann, Alain. 2010. « Démocratisation des choix scientifiques et techniques et refondation écologique », dans Dominique Bourg et Alain Papaux (dir.). Vers une société sobre et désirable. Paris, Presses universitaires de France : 313-415.
- Lallement, Michel. 2019. Un désir d’égalité : vivre et travailler dans des communautés utopiques. Paris, Éditions du Seuil.
- Le Bas, Christian. 2021. « L’innovation frugale peut-elle être un levier de croissance économique pour les pays en développement ? », Mondes en développement, 194, 2 : 121-136.
- Léger, Danièle. 1979. « Les utopies du retour », Actes de la recherche en sciences sociales, 29 : 45-63.
- Lorrain, Dominique, Charlotte Halpern et Catherine Chevauché. 2018. Villes sobres. Nouveaux modèles de gestion des ressources. Paris, Presses de Sciences Po.
- Monsaingeon, Baptiste. 2017. Homo detritus. Critique de la société du déchet. Paris, Éditions du Seuil.
- Nachi, Mohamed et Matthieu de Nanteuil (dir.). 2006. Éloge du compromis. Pour une nouvelle pratique démocratique. Louvain-la-Neuve, Academia-Bruylant.
- Princen, Thomas. 2005. The Logic of Sufficiency. Cambridge, MIT Press.
- Pruvost, Geneviève. 2021. Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance. Paris, La Découverte.
- Quémeneur, Tristan. 2008. « L’ACNV (Action civique non-violente) et la lutte contre les camps », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 92, 4 : 57-63.
- Raworth, Kate. 2017. Doughnut Economics: Seven Ways to Think Like a 21st-Century Economist. Londres, Random House.
- Séguy, Jean. 1980. « La socialisation utopique aux valeurs », Archives de sciences sociales des religions, 50, 1 : 7-21.
- Séguy, Jean. 1984. « Pour une sociologie de l’ordre religieux », Archives de sciences sociales des religions, 57, 1 : 55-68.
- Siméant, Johanna. 2009. « Socialisation catholique et biens de salut dans quatre ONG humanitaires françaises », Le mouvement social, 227, 2 : 101-122.
- Thuderoz, Christian. 2010. Qu’est-ce que négocier ? Rennes, Presses universitaires de Rennes.
- Troeltsch, Ernst. 1912. Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen. Tubingue, Mohr.
- Villalba, Bruno. 2016. « Sobriété : ce que les pauvres ont à nous dire », Projet, 350, 1 : 39-49.
- Villalba, Bruno. 2023. Politiques de sobriété. Paris, Le Pommier.
- Weber, Max. 1964. L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon.