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À propos de la publication de la traduction, dirigée par Jean-Jacques Gislain et Bruno Théret, de John R. Commons, L’Économie institutionnelle. Sa place dans l’économie politique ( Institutional Economics. Its Place in Political Economy, 1934), Éditions Classiques Garnier, collection Bibliothèque de l’économiste, 2023, 2 vol. Cette traduction est précédée par deux textes : Note sur la traduction. Compte rendu d’une odyssée et Pourquoi lire Commons aujourd’hui ? Introduction à une théorie générale institutionnaliste de l’économie . Elle est suivie de deux autres textes : John Rogers Commons, œuvre économique et réception et Polanyi, Commons, Proudhon : parentés, différences, influences et dépassements.

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Jean-Jacques Gislain est économiste, professeur titulaire au département des relations industrielles de l’Université Laval, à Québec. Il a un doctorat en sciences économiques de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Le titre de sa thèse est : La force de travail est-elle une marchandise ? Analyse critique de la catégorie marchandise force de travail dans l’œuvre économique de Karl Marx. Il a été maître de conférences à la faculté de sciences économiques de l’Université de Nantes. Il a publié avec P. Steiner : La sociologie économique, 1890-1920. Il a obtenu, en France, l’agrégation des universités en sciences économiques et est devenu professeur. Il a publié de nombreux articles en histoire de la pensée économiques, notamment sur l’institutionnalisme des origines, dont notamment, récemment : « Futurité, origine des institutions économiques », Économie et institutions, no 25, 2017; « La sécurisation du travail et le capitalisme raisonnable de John R. Commons », in Daniel Mercure et Jan Spurk (dir.), Les théories du travail. Les classiques, Québec/Paris, PUL/Hermann, 2019, pp. 235-275 et « Passéité, futurité et actualité, les temporalités de l’activité », Économie et institutions, no 32, 2023.

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Bruno Théret est socio-économiste, Directeur de recherche émérite au CNRS, associé à l’IRISSO (Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales), Université Paris Dauphine - PSL. Il a fait des études d’ingénieur, d’économie et de sociologie - anthropologie. Avant d‘entrer au CNRS, il a d’abord été pendant 15 ans économiste au Ministère français de l’économie et des finances où il a participé au développement de l’approche de la régulation en travaillant notamment à l’intégration des finances publiques dans les analyses sectionnelles des systèmes productifs et les modèles macroéconomiques alors construits dans une perspective marxo-keynésienne. Après son incorporation au CNRS et à l’Université Paris-Dauphine et à la suite de son doctorat d’État portant sur l’histoire du rapport entre l’État et le capitalisme en France depuis l’Ancien régime jusqu’à la crise des années 1930, il a développé des recherches individuelles et collectives de type interdisciplinaire, comparatif et historique sur les liens entre le politique et l’économique, la protection sociale, les finances publiques, la monnaie, l’histoire des idées et la théorie des institutions. Outre divers articles et chapitres de livres, il a publié les ouvrages suivants : Critique de la théorie du capitalisme monopoliste d'État (avec M. Wiéviorka), 1978 ; Contribution à l'étude de la rente foncière urbaine (avec M. Dechervois), Paris – Berlin 1979 ; Régimes économiques de l'ordre politique : esquisse d'une théorie régulationniste des limites de l'État, Paris, 1992 ; Estado, Economia Publica e Regulação. Uma visão critica das intervençoes do Estado, Brasilia, 1998 ; Protection sociale et fédéralisme. L’Europe dans le miroir de l’Amérique du Nord , Bruxelles et Montréal, 2002 ; Le [nouveau] système français de protection sociale (avec J.-C. Barbier), Paris, 2004 (réédité en 2009, 2011, 2014 et, avec M. Zemmour, 2021) ; enfin dernièrement La monnaie comme fait social : théorie unifiée et réalité diversifiée (en japonais), Kyoto, 2021. Il a également édité entre autres : L'État, la finance et le social. Souveraineté nationale et construction européenne, Paris, 1995 ; La monnaie dévoilée par ses crises, Paris, 2 volumes, 2008; et Théories françaises de la monnaie. Une anthologie (avec P. Alary, J. Blanc et L. Desmedt), Paris, 2016 (éditions espagnole, Buenos Aires, 2019; anglaise, Palgrave-Macmillan, 2020; chinoise, Beijing, 2021). Bruno Théret prépare actuellement avec Jérôme Blanc l’édition de La monnaie entre unicité et pluralité. Regards pluridisciplinaires et enjeux de théorisation, à paraître chez Classiques Garnier en 2025.

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Entretien

Interventions économiques : Je vous remercie vivement pour cet entretien à propos de votre publication de la traduction de l’œuvre majeure de John R. Commons. Je l’ai organisé en quatre temps : un temps sur le processus d’édition, un temps sur la réception de l’œuvre de Commons hier et aujourd’hui, un temps sur l’œuvre elle-même, et un temps sur les perspectives de recherche.

01. À propos de l’édition de la traduction

Interventions économiques : Ma première question concerne l’odyssée que fut cette traduction, pour reprendre votre terme, et j’aurais voulu pour commencer que vous nous disiez quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées, qu’est-ce qui vous a fait tenir pendant les 16 ans de gestation de cette traduction, malgré ces difficultés. Dit autrement, quelles sont les raisons qui vous ont poussés à mener à bien ce colossal travail d’édition ?

Bruno Théret : Pour faire une réponse spinoziste, c’est sans doute fondamentalement une question de conatus, d’effort pour persévérer dans son être, sans vraiment savoir pourquoi. Ainsi on n’a jamais perdu la motivation qui était la nôtre à l’origine et qui trouvait sa source dans l’éclatement des hétérodoxies institutionnalistes françaises entre régulationnistes, conventionnalistes et polanyiens. On avait le sentiment que l’institutionnalisme commonsien était en fait un centre de gravité autour duquel ces hétérodoxies gravitaient. Donc, on tenait à l’idée que la popularisation de l’analyse commonsienne en France était une ressource essentielle pour faire converger ces courants francophones, au moins pour les faire cohabiter et les mettre en dialogue.

Un autre facteur réside dans la manière dont on est arrivés, chacun de notre côté, à s’intéresser à Commons. De mon côté, c’est l’intuition assez forte, depuis que j’avais découvert Institutional Economics dès 1995-96 dans les rayons de la bibliothèque de l’UQAM (alors que j’étais au Québec pour un long séjour où je travaillais à la question du fédéralisme) qu’il y avait là une pensée radicalement alternative à l’économie politique traditionnelle, qu’elle soit d’origine classique ou néo-classique. Ce qui m’avait mis la puce à l’oreille, c’était un article de Jérôme Maucourant dans la Revue du Mauss en 1993 qui mettait en avant l’idée que Commons développait une économie politique des dettes, des dettes créées par divers types de transactions, alors même que se développait au même moment, à l’initiative de Michel Aglietta et André Orléan, une réflexion collective sur la monnaie en tant qu’institution, qu’on désigne aujourd’hui comme institutionnalisme monétaire à la française. L’économie transactionnelle de Commons correspondait bien à ce qui se faisait au même moment au sein de ce collectif de recherche. Cette économie politique de la dette me semblait avoir vocation à équiper scientifiquement la large communauté d’économistes qui ne se reconnaissait pas dans l'économie mainstream et qui, en pratique et également dans un temps long, s’est progressivement instituée en tant qu’Association Française d’Économie politique (AFEP) sous l’étendard de la pluralité des savoirs.

Par ailleurs, un autre élément de notre persévérance, c’est l’existence d’une « communauté épistémique » francophone des « commonsiens » qui, même quand elle n’a plus vraiment été impliquée dans la traduction, est quand même restée en soutien. Un autre facteur clé, c’est que nous nous sommes très bien entendus Jean-Jacques et moi, nous nous sommes enseignés l’un l’autre sans voir le temps passer et donc là c’est le plaisir du gai savoir qui nous a motivés. Enfin un dernier élément : c’est que l’un comme l’autre on s’est toujours inscrit dans une futurité de long terme et que nous n’avions pas d’inquiétude sur la possibilité d’éditer l’ouvrage, notamment parce qu’on a été soutenu pendant de nombreuses années par les éditions de l’EHESS et ensuite par André Tiran et les Classiques Garnier.

Jean-Jacques Gislain : Il a fallu de la patience et de la ténacité pour faire aboutir ce projet. Nous avons rencontré de multiples difficultés institutionnelles, des périodes de découragement, des moments où des contraintes professionnelles et personnelles s’imposaient, comme relaté dans l’Odyssée. Mais nous avons tenu le coup, car nous pensions que ce projet était essentiel pour favoriser la diffusion de Commons, notamment auprès des chercheurs en sciences sociales insatisfaits par les approches traditionnelles. Nous étions convaincus de l’actualité de l’institutionnalisme pragmatiste de Commons.

Pour ma part, je suis arrivé à Commons par Veblen. J’ai commencé par Veblen à la fin des années 80-début des années 90, et cela m’a donné l’occasion de faire un séminaire sur les institutionnalistes à Paris 1, Paris 10 et l’École Normale Supérieure de Fontenay, le séminaire portait sur Veblen et Commons. C’est à l’occasion de ce séminaire que je me suis plongé dans Commons – la meilleure façon d’apprendre c’est d’enseigner –, et j’ai découvert tout un univers d’approche en sciences sociales qui m’a beaucoup intéressé. À partir de ce moment-là, je me suis dit qu’il ne fallait pas laisser cette pépite sans l’exploiter et donc j’ai commencé à travailler sur Commons. Plus tard, il y a eu la rencontre avec Bruno et le fait que ça a bien « fitté », on s’est dit tous les deux qu’il y avait là un programme de recherche qu’il fallait développer.

Et puis effectivement, toi Laure (Bazzoli) tu as participé de notre émulation puisque ta contribution a quand même été très significative à la fin des années 1990 donc tu as rajouté une couche sur le fait que c’était un programme intéressant, ce qui nous a aussi motivés un peu plus. Il y avait aussi la communauté épistémique avec l'accumulation de travaux, notamment à Lyon, ceux de Véronique (Dutraive), Thierry (Kirat), Jérôme (Maucourant), et bien d’autres. Avec cette accumulation de travaux autour de Commons nous nous sommes dit que ce serait intéressant à un moment donné de faire une synthèse à travers la traduction. C’est aussi ce qui explique les textes accompagnant la traduction. On s’est rendu compte que l’ouvrage de Commons était difficilement valorisable en tant que tel, au vu des réactions des commentateurs, et on s’est dit que peut-être dans le monde francophone ces textes pouvaient en faciliter la lecture.

Le dernier point que je voudrais rajouter aussi, c’est une question politique. On était arrivé à une époque où un certain nombre de projets politiques alternatifs sombraient, en particulier l’approche marxiste. Or Commons semble être une source de réactivation de l’option sociale-démocrate, ce qui n’est pas forcément mon option, mais que je trouve intellectuellement intéressant. C’est la thèse que l’on défend aussi, l’idée qu’il y a une vraie théorie sociale-démocrate tout à fait novatrice chez Commons qui est passée inaperçue, y compris chez les commentateurs américains.

C’est donc tout un éventail de raisons qui nous a poussés à nous mobiliser. L’importance qu’on a vue dans ce projet-là nous a portés.

Bruno Théret : C’était un pari un peu à contre-courant, par rapport au court-termisme et au «publish or perish» qui s’imposent à l’ensemble des enseignants-chercheurs et chercheurs. Nous nous sommes mis d’emblée dans une perspective de long terme. Après tout Commons a mis aussi plus de 16 ans à sortir l’Économie institutionnelle donc, finalement, nous étions dans les temps !

Interventions économiques : J’en viens à ma deuxième question. Avant de voir ce que cette traduction peut apporter à des auteurs qui ne se sont pas intéressés à Commons jusqu’à présent, j’aurais voulu savoir comment vous voyez l’apport de cette traduction à ce que vous appelez la « communauté épistémique » francophone de ceux qui s’intéressent à Commons. Qu’est-ce qu’elle apporte pour cette communauté elle-même, en quoi peut-elle nous faire progresser dans la compréhension de l’œuvre de Commons ?

Jean-Jacques Gislain : Pour ceux qui connaissent déjà Commons, la traduction en tant que telle n’a pas forcément un très grand intérêt puisqu’ils ont déjà travaillé sur le texte ; l’objectif est surtout d’élargir le champ des personnes qui peuvent accéder au texte de Commons, car même si elles ont assez de facilités en anglais, elles sont souvent déroutées par les 900 pages du texte et l’anglais un peu baroque de Commons. Donc c’était un premier point, nous voulions ouvrir sur une communauté plus large. Par ailleurs, notre idée était aussi de réorganiser un petit peu le programme de recherche que nous propose Commons, souvent confus et difficile à comprendre pour des « bons Français cartésiens ». Nous nous sommes dit que ce serait une bonne idée de présenter dans l’introduction une sorte de guide de lecture de Commons, ce qui pourrait être aussi une entrée pour les personnes qui sont un peu effrayées par la grosseur du texte de Commons.

Interventions économiques : Mais n’y a-t-il pas quand même un apport pour les commonsiens ? Je compte bien relire Commons en français, peut-être qu’il y a des choses que je n’ai pas perçues et que je pourrai percevoir.

Jean-Jacques Gislain : Ce n’est pas à proprement parler le texte traduit de Commons qui pourrait apporter une contribution pertinente pour la communauté épistémique des spécialistes de Commons, mais les textes qui entourent cette traduction : l’Introduction est une présentation du programme heuristique de Commons selon un ordre plus démonstratif que celui de Commons; la Biographie est une mise en contexte du texte de Commons et le récit des étapes successives de la construction de son programme; l’Étude comparative Commons – Polanyi – Proudhon permet de mettre en valeur les qualités du programme commonsien.

Bruno Théret : Nous n’y avions pas pensé, mais c’est vrai que l’exercice de traduction lui-même peut être intéressant même pour ceux qui l’ont lu en anglais. On peut s’approprier comme un tout la version en français et on peut redécouvrir un sens qu’on n’avait pas forcément compris quand on l’a lu en anglais. Le fait de le lire en français ne fait pas le même effet que de le lire en anglais. Je pense aussi que pour la communauté épistémique d’origine, cette traduction peut être une sorte de manuel utile pour faire des cours, et plus largement cela peut être un recueil de textes qui peuvent être instrumentalisés par les enseignants-chercheurs et chercheurs qui se réclament de l’hétérodoxie économique et veulent enseigner autrement l’économie. Cela dit, nous n’avons pas sacrifié les idées nouvelles qui nous sont venues dans le processus de traduction et d’édition critique ; on n’a pas forcément simplifié les choses, on a même sans doute parfois un peu complexifié l’accès à la pensée de Commons, notamment quand on introduit Peirce, les fractales, etc., mais en même temps, on met de l’ordre, ce qui a de mon point de vue une vertu pédagogique. Et, du point de vue de l’histoire de la pensée, j’y vois de quoi alimenter un renouveau de l’histoire de la pensée économique qui ne soit plus une hagiographie de l’histoire de l’économie comme une science supérieure aux autres, mais qui l’insère dans l’ensemble des sciences sociales. Nous avons mis le paquet là-dessus, avec beaucoup d’éléments d’histoire de la pensée économique qui peuvent intéresser les spécialistes.

Interventions économiques : Vous avez un peu répondu à ma prochaine question, qui concernait votre choix de ne pas faire un appareil critique dans l’édition, mais d’accompagner la traduction de trois textes conséquents et remarquables (l’introduction, la biographie intellectuelle, l’étude comparative), qui sont trois essais sur l’œuvre de Commons. Pourquoi ce choix d’avoir presque quatre ouvrages en un ? Est-ce pour mieux faire comprendre l’œuvre par rapport à la rupture mentale que sa lecture implique ?

Bruno Théret : En fait ce choix n’a pas été véritablement délibéré. Au départ, notre idée était que chaque traducteur devait faire un appareil critique, mais cela s’est avéré impossible à tenir, parce que nous avions déjà du mal à avoir une traduction cohérente et que nous avons eu des problèmes pour trouver le bon rédacteur, homogénéisateur, etc. Aurions-nous pu, une fois la traduction finalisée, faire une édition critique dans une deuxième vague ? Si nous n’avons pas procédé ainsi, même si nous en avions l’intention, c’est parce que cela s’est avéré impossible, nous nous sommes laissé emporter dans un processus dont on ne maîtrisait pas nécessairement toutes les dimensions. C’est un peu ce que l’on décrit dans la Note sur la traduction. Pour en revenir au choix de mettre des textes complémentaires, en fait cela s’est fait tout seul et grâce au fait qu’André Tiran et les Classiques Garnier ne nous ont pas imposé de contraintes dures de signes, ce qui nous a libérés ; nous avons eu l’espace éditorial, ce qui est rare, pour faire ce que nous avons fait.

On avait prévu une introduction qui était de l’ordre de 80-100 pages, mais au fur et à mesure de la rédaction nous avons été conduits à creuser des points qu’on n’avait pas prévus au départ et qui, au final, nous ont emmenés ailleurs. Par exemple la référence à Polanyi devait être mentionnée comme un point assez secondaire dans l’Introduction, mais en tirant le fil nous avons pris conscience que pour être intéressant, il fallait que cela prenne une certaine dimension. D’où l’idée de développer à la fin de l’ouvrage une étude comparative.

L’objectif, c’était aussi de répondre aux principales critiques dont Commons a fait l’objet, c’est-à-dire de montrer que son économie institutionnelle est une théorie répondant à des critères scientifiques et a une portée générale en tant qu’elle est une méthodologie qui permet d’élaborer des théories spécifiques à chaque situation étudiée. Quand on s’est intéressé à l’influence de Peirce, on a été conduits à développer cet aspect pour montrer qu’il y avait chez Commons une logique structurale sous-jacente qui était très puissante et ancrée dans le pragmatisme scientifique. Il y avait aussi la critique qui laissait penser que tous les développements de Commons sont liés à un contexte bien précis, celui des pays de Common Law, et qu’ils ne seraient pas valables dans d’autres contextes. Nous avons donc eu l’idée d’élargir la portée du discours commonsien au contexte européen. Et en tirant les fils, on arrive en fait à mettre en évidence un pragmatisme d’origine européenne, chez Proudhon par exemple.

Voilà donc les points sur lesquels on voulait insister et pour lesquels il fallait développer des textes et non pas seulement une édition critique avec des notes partout. Ces textes ont bénéficié de la longue maturation de la traduction sans que nous nous en rendions compte, car nous n’avons commencé à les écrire qu’après que la traduction ait été entièrement mise au point, à quelques détails près.

Jean-Jacques Gislain : On s’est quand même posé la question au départ de faire une édition critique et donc on a fait tout simplement un arbitrage. Nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas tout faire, nous avons donc réfléchi à qu’est-ce qui est prioritaire, le plus intéressant ? Un travail d’érudition avec une édition critique, ou mener des travaux de diffusion, de compréhension de l’œuvre ? Finalement on a fait le choix de textes, en étant portés par deux éléments caractérisant l’évolution des sciences sociales dans la francophonie. D’abord la montée en puissance de l’institutionnalisme : maintenant, tout le monde est institutionnaliste ! C’est assez étonnant de voir comment le vocable est devenu quasiment général y compris chez les économistes orthodoxes, alors que Commons comme fondateur n’est pas connu. Le deuxième point, c’est la montée en puissance aussi du pragmatisme, redécouvert ces dernières décennies. Nous avons a été portés par la volonté de mettre en valeur ce que pourrait être une science sociale fondée sur des principes philosophiques pragmatistes. Il y avait déjà tes travaux avec Véronique (Dutraive) à partir de Dewey, mais pour Peirce pratiquement tout le travail était à faire.

Donc le choix de produire ces quatre textes, plutôt que de faire une édition critique, a effectivement été un choix de stratégie intellectuelle. Il nous a paru plus opportun de faire connaître la contribution de Commons à l’institutionnalisme pragmatiste grâce à ces textes. Lorsque le texte de Commons sera devenu un classique, dans le monde francophone, de la littérature économique et sociale, alors, peut-être, il serait intéressant d’en faire une édition critique.

02. Sur la réception de l’œuvre

Interventions économiques : Venons-en à la réception de Commons. Je me demande d’abord si la situation dans la réception de l’œuvre de Commons est la même en France et au Québec, par le passé et aujourd’hui ? Il me semble que la situation est un peu différente et je voulais avoir votre sentiment là-dessus.

Jean-Jacques Gislain : Au Québec ce n’est pas tant le fait d’être au Québec que le fait d’être dans des départements universitaires de Relations industrielles : l’historiographie sur l’histoire de la pensée en relations industrielles fait clairement de Commons le père fondateur du domaine, il est donc plus légitime de s’intéresser à Commons que dans d’autres départements. Dans ces conditions disciplinaires, une certaine tradition s’est perpétuée quant à la connaissance de Commons, comme c’est d’ailleurs aussi le cas dans le reste de l’Amérique du Nord anglophone. De plus, depuis les années 1970, les associations américaines d’économistes institutionnalistes, et leurs revues académiques, ont perpétué et diffusé les études commonsiennes. Toutefois, traditionnellement pour les historiens généralistes de la pensée économique, ce n’était que le Commons historien du travail, des relations de travail et du syndicalisme qui était connu généralement en Amérique du Nord.

Alors qu’en France, il n’y avait pas grand monde qui connaissait le nom de Commons. Après l’épisode de Gaëtan Pirou avant-guerre, ce n’est que dans les années 1990 que Commons commence à être étudié sérieusement. Il y a eu une montée en puissance dans les années 90, je rappelle ce que vous avez fait à Lyon et puis ce que j’ai fait avec d’autres à Paris, notamment le séminaire sur Veblen et Commons, et donc il y a eu une montée en puissance de l’institutionnalisme américain en général dans les années 1990 en France. Dans l’Odyssée, nous retraçons, à grand trait, cette montée en puissance des études commonsiennes dans le monde francophone.

Interventions économiques : On pourrait donc dire qu’au Québec, il était plus connu du fait de son impact sur les relations industrielles, tandis qu’en France, c’est venu plus tard et à travers effectivement quelques économistes qui s’y sont intéressés.

Jean-Jacques Gislain : Oui, et cela a permis d’aller plus loin, c’est-à-dire d’argumenter qu’il y avait un vrai programme théorique, un vrai programme de recherche qui dépassait largement le cadre des relations industrielles. Et les collègues québécois ont été étonnés de ce qu’on a pu tirer de Commons. Donc le potentiel commonsien s’est révélé peu à peu et cela aide à la diffusion.

Bruno Théret : À mon avis, on est maintenant en France à peu près au même niveau qu’au Québec, d’une certaine manière, même si la configuration de la communauté commonsienne y est plutôt celle d’un archipel : il y a des gens par ci par là, qui constituent de petits groupes plus ou moins significatifs et cela se reflète dans la composition des traducteurs d’origine. Aujourd’hui, il y a une chose qui me frappe, c’est que l’on trouve à maintes reprises le terme « abduction » dans la toute dernière édition de la Théorie de la régulation, nouvel état des savoirs : maintenant la méthode abductive est devenue quasiment la règle sans qu’elle soit forcément bien définie et référée. De même dans le Grand Manuel d’économie politique de l’AFEP paru l’année dernière, la pensée institutionnaliste et les références à Commons occupent une place significative. Cela montre qu’il y a eu une diffusion en France de sa pensée, et que le fait d’avoir mobilisé la communauté épistémique autour de cette traduction y a sans doute joué un rôle. Néanmoins, pour ce qui est de la nouvelle génération d’économistes, je ne sais pas si l’influence de l’institutionnalisme commonsien y est très large. J’espère que la sortie du livre va participer à une relance. À cet égard, le nombre de recensions qui nous sont promises par les économistes institutionnalistes et plus largement en sociologie, sciences politiques, anthropologie et histoire, est un indice d’une conjoncture favorable pour une bonne réception à la fois critique et positive de la pensée commonsienne. Cela témoigne d’une certaine attente.

Interventions économiques : Je me questionne quand même sur le fait de savoir si la faible diffusion pendant longtemps parmi les approches hétérodoxes françaises comme la théorie de la régulation et l’économie des conventions était seulement liée à la langue et à l’absence de traduction : est-ce qu’il n’y a pas d’autres obstacles (épistémologiques, analytiques, politiques) qui expliqueraient que ces approches ne soient pas allées vers cet auteur ?

Bruno Théret : Je pense que la langue est un aspect important du problème. En discutant de Commons avec Robert Boyer et Michel Aglietta, je me suis rendu compte que la langue, certes combinée avec certaines autres caractéristiques du discours commonsien, était un obstacle. En fait ce n’était pas la langue en tant que telle, mais celle-ci était la goutte d’eau qui faisait déborder le vase. Beaucoup de collègues s’y mettaient, mais s’arrêtaient rapidement, parce que d’une part il y avait le volume, et d’autre part l’absence apparente d’ordre dans le développement de la pensée ; des chapitres font 10 pages et d’autres en font 250. Il y a donc une question de forme qui rendait trop coûteux pour les régulationnistes d’entrer dans Commons, quand bien même ils étaient intéressés par ce qui, tout compte fait, est une conceptualisation des modes de limitation du capitalisme nécessaires pour le rendre tenable pour les sociétés, soit une approche de la régulation qui en développe les dimensions légale et éthique. Bien sûr il existe d’autres obstacles notamment la place qu’occupe le marxisme dans l’hétérodoxie francophone, surtout un certain marxisme mettant l’accent sur ce qui différencie plutôt que sur ce qui rapproche Marx de Proudhon, contrairement à ce qui s’est passé en sociologie avec la perspective ouverte par Georges Gurvitch, ainsi qu’on le montre dans l’Introduction et l’Étude comparative. Je ne veux pas être redondant avec ce que va dire Jean-Jacques, mais j’insiste néanmoins sur le fait que le renouveau du pragmatisme en sociologie et du thème de l’unité des sciences sociales dégage un espace pour inciter les économistes hétérodoxes français les plus curieux à prendre connaissance de l’institutionnalisme pragmatiste à la Commons.

Au total, je pense que la langue joue, mais en tant que facteur limitant sur la base d’autres facteurs. Cependant, la traduction et les textes qui l’accompagnent rendent maintenant beaucoup moins coûteuse l’entrée dans cette pensée, enfin je l’espère.

Jean-Jacques Gislain : Je soulèverais deux obstacles. Le premier est effectivement l’obstacle épistémologique, qui n’est pas entièrement levé chez les économistes hétérodoxes, parce qu'ils sont encore très cartésiens, ils sont toujours dans l’optique du fameux texte de Durkheim soutenant que le pragmatisme, ce n’est pas une philosophie française. Si les philosophes et sociologues français s’intéressent au pragmatisme, il y a encore beaucoup de chemin à faire chez les économistes. La logique démonstrative, notamment trichotomique et abductive, du pragmatisme commonsien requiert des compétences épistémologiques peu fréquentes en francophonie. En somme, le coût intellectuel d’entrée dans l’approche commonsienne est suffisamment important pour dissuader de nombreux économistes hétérodoxes. Le deuxième point, c’est la radicalité du programme heuristique de Commons qui remet en cause toutes les hypothèses fondatrices de l’approche de l'économie traditionnelle. L’objet de l’économie – les droits de propriété –, la temporalité de l’activité – passéité, actualité, futurité –, la relation économique – la transaction –, la théorie de l’action – l’esprit institué –, l’économie monétaire – dette, crédit –, le capital – corporel, incorporel, intangible –, les concepts de groupe actif (going concern), de goodwill, la liste est longue des concepts commonsiens qui rompent avec la tradition des économistes, y compris hétérodoxes. C’est une radicalité que les économistes hétérodoxes ont du mal à accepter. Les régulationnistes et les post-keynésiens sont encore dans la possibilité de construire leur analyse économique sur la base de l’échange par exemple, qui reste un tabou que les économistes ont du mal à lever.

Par ailleurs, la radicalité politique de Commons, le réformisme social-démocrate, n’est pas aussi grande que sa radicalité conceptuelle et analytique. Son projet d’une « quatrième branche » du gouvernement, celle des comités et commissions paritaires régulant l’action collective, s’ajoutant aux trois autres branches – exécutif, législatif, judiciaire –, n’est pas vraiment dans le paysage politique de l’hétérodoxie économique francophone.

Interventions économiques : Est-ce que vous pensez que cette œuvre pourra être mieux réceptionnée que par le passé dans le champ de l’économie hétérodoxe ? Autrement dit, est-ce que les temps sont mûrs pour un programme de recherche de sciences sociales unifiées, dans lequel Commons pourrait avoir toute sa place ? Il me semble que Bruno dit plutôt oui et que Jean-Jacques est plus dubitatif.

Jean-Jacques Gislain : Je voudrais bien, mais j’ai un peu de mal à penser que cela puisse se réaliser au moins à court terme. Cependant, l’un des obstacles à une meilleure réception de Commons semble de plus en plus se lever avec la meilleure diffusion de la philosophie pragmatiste dans le monde francophone. Par ailleurs, l’idée du décloisonnement des sciences sociales semble aussi faire son chemin. En particulier, la conception commonsienne de la connexion droit-économie-éthique devient de plus en plus comprise. De façon générale, le projet d’unification des sciences est tout à fait conforme au programme commonsien.

Bruno Théret : Oui, c’est quand même à mon avis en bonne voie. J’en veux pour preuve le débat sur la théorie de la valeur au sein de l’hétérodoxie. Il y a d’un côté les marxistes qui défendent la théorie de la valeur en substance, mais il y a aussi une large frange d’économistes hétérodoxes qui développent une approche monétaire de la valeur. J’ai fait le pari dans mon texte où j’introduis le personnage de Proudhon, économiste et sociologue, que cela pouvait être un point d’accroche pour les hétérodoxies francophones de savoir que ce dernier était prépragmatiste et développait une théorie de la valeur proche de celle de Commons et qui pouvait aussi être rapprochée de celle défendue par André Orléan qui constitue un point focal au sein de ces hétérodoxies. Notre travail peut être vu comme une tentative première de faire rentrer Commons (notamment via Proudhon) dans le corpus de base des grands textes utilisés par les hétérodoxes francophones soucieux de l’unité des sciences sociales. L’idée est que si on se réfère au débat sur la théorie de la valeur, on peut alors y introduire Commons et aller vers une théorie de l’économie monétaire qui rompt avec les théories de la valeur substantielle, que celles-ci soient d’obédience classique, néoclassique ou marxiste. À ce niveau-là une jonction peut aussi être faite avec les post-keynésiens.

Interventions économiques : La faible influence de Commons sur les hétérodoxies francophones peut-elle être liée au fait que les travaux sur Commons sont essentiellement en histoire de la pensée ou en épistémologie et moins souvent applicatifs ? Est-ce que cela a pu jouer dans la faible diffusion en France ?

Bruno Théret : C’est discutable, car en France précisément les approches commonsiennes ont le plus souvent été ces derniers temps de caractère applicatif, c’est-à-dire portant sur des études de cas, comme on le montre dans la Note sur la traduction et comme cela ressort de la Théorie de la régulation, nouvel état des savoirs paru récemment. Et c’est encore plus vrai au Québec. Je pense que c’est précisément parce que les travaux d’ordre historique et surtout épistémologique manquaient – on les compte sur les doigts de la main – que les critiques portant sur un défaut de théorie et de conceptualisation de l’approche commonsienne ont pu être colportées dans le monde francophone, en faisant place libre au sein de l’hétérodoxie aux seules approches théoriques de Marx, Polanyi et Keynes. Notre travail qui consiste pour une part à répondre à ce type de critique devrait, du moins on l’espère, participer à ajouter Commons à la galaxie des pères fondateurs de l’hétérodoxie économique. En France, du fait de l’existence de l’AFEP qui regroupe l’ensemble des hétérodoxies économiques et est susceptible de servir de médiation en ce sens, il existe un contexte institutionnel particulier propre au champ des économistes qui joue en faveur d’une bonne réception de son approche. Il y a là un potentiel et une action collective poursuivant l’objectif d’imposer une légitime pluralité des points de vue en économie, ce qui est complètement commonsien. Cette action collective est certes minoritaire, mais elle n’en impacte pas moins de manière importante le champ des économistes et rejoint l’idée commonsienne d’une action collective faisant changer les institutions.

Jean-Jacques Gislain : Au département des relations industrielles de l’Université Laval à Québec, on a pris effectivement l’orientation de l’application. Les thèses qui ont été faites à partir de Commons sont toujours sur des cas où on essaie d’identifier concrètement la formule de transaction. Ce qui permet de souligner que le cadre commonsien est tout à fait adapté pour des études appliquées. Je rappelle constamment, comme beaucoup d’autres, que Commons a été un de ceux qui ont mis en évidence que l’étude de cas est tout à fait essentielle. Au Québec et en Amérique du Nord, on bénéficie d’un contexte favorable aux méthodes qualitatives qui ont d’ailleurs connu énormément de perfectionnements ces dernières années, c’est peut-être moins le cas en France. Il y a un biais chez les économistes qui veulent à tout prix utiliser des méthodes quantitatives pour « faire scientifique ». Alors qu’à mon avis, il faut s’appuyer sur le développement des méthodes qualitatives pour développer l’opérationnalité des approches institutionnalistes. De ce point de vue, l’approche de Commons est tout à fait opérationnelle. Mais il faut un contexte où les méthodes qualitatives soient considérées au même niveau que les méthodes quantitatives. On a encore beaucoup de chemin à faire en France, y compris chez les économistes hétérodoxes, qui ont souvent la religion de la formalisation, du calcul, peut-être pour des raisons de formation. Chez les régulationnistes, la plupart sont d’anciens ingénieurs. Paradoxalement, Commons est beaucoup plus accessible en sociologie qu’en économie, parce que les économistes ont du mal dès qu’on quitte leur champ de scientificité. Avec ce qu’ils pensent être la scientificité, l’adoption de la méthode de Commons est beaucoup plus difficile.

Bruno Théret : Oui, il faut tabler sur un développement de la sociologie économique qui ne laisse plus le monopole de l’étude de l’économie aux économistes, et notamment sur l’émergence d’une sociologie politique de l’économie qui peut tirer beaucoup de profit de L’Économie institutionnelle de Commons et de la place qu’y tiennent le droit et la politique. Ce qui peut aussi avoir des effets en retour sur les économistes.

Interventions économiques : Mais n’est-ce pas sortir de la discipline économique ?

Bruno Théret : L’économie fait partie des sciences sociales, son objet est encastré dans les sciences sociales. Même si ce n’est pas son projet, se dessine quand même dans l’hétérodoxie française l’idée d’articuler l’économie à l’éthique et au droit. Même les post-keynésiens, en matière monétaire, se préoccupent des institutions, et aux États-Unis et en Angleterre, il existe actuellement un débat important quant à la construction d’une théorie monétaire qui soit à la fois post-keynésienne et institutionnaliste. D’une certaine manière, il y a eu déjà dans le monde anglo-saxon une réappropriation de Commons par les post-keynésiens qui peut également, dans une certaine mesure, se développer en France. C’est là une voie possible de pénétration de la problématique commonsienne en économie.

Interventions économiques : Ce qui pose souvent un problème aux économistes, c’est qu’il n’y aurait pas chez Commons une mécanique des grandeurs économiques qui s’articulent, en plus d’être une pensée complexe non linéaire. N’est-ce pas un point qui rend peu audible Commons au sein de la discipline économique, si ce n’est sur ses marges ?

Jean-Jacques Gislain : Je souligne souvent l’expérience du NBER (National Bureau of Economic Research), donc le fameux débat qu’il y a eu avec la Commission Cowles dans les années 1930 entre les statistiques descriptives défendues pas les institutionnalistes et l’économétrie défendue par les économistes plus orthodoxes ; il se trouve que l’économétrie et la modélisation macro-économétrique notamment ont gagné. Mais la méthodologie de statistique descriptive de Commons sur les grandeurs économiques avec, par exemple, les nombres-indices, les tableaux d’indicateurs reste très intéressante et liée à la pratique des institutions. Il y a tout un espace qui peut s’ouvrir où le projet commonsien peut devenir à nouveau pertinent en montrant que par-delà cette pseudoscience des modèles macro-économétriques, on peut trouver une opérationnalité sur les grandeurs économiques et sur le guidage des économies à travers les méthodes statistiques comparatives, les nombres-indices, etc.

Bruno Théret : Oui, nous avons justement mis l’accent dans l’Introduction sur le processus de détermination des prix chez Commons, pour répondre à la critique convenue qui affirme qu’il n’a pas de théorie des prix, et donc que sa conception de l’économie n’est pas scientifique. Cette critique est malvenue, car il y a bien une théorie des prix chez Commons qui est fondée sur des principes d’évaluation statistique des différents facteurs influençant les prix, lesquels sont déterminés à un moment donné et dans une situation concrète. Et la scientificité renvoie chez lui à la méthode abductive, c’est-à-dire à une analyse qui n’est pas simplement hypothético-déductive. Il faut donc insister sur le fait que dans l’institutionnalisme de Commons, il y a bien une théorie des prix, mais celle-ci ne se réduit pas à une détermination mécanique et systémique des prix.

Interventions économiques : Oui, je suis d’accord avec vous : il n’y a pas un seul déterminant et c’est peut-être cela aussi qui va à l’encontre des habitudes des économistes. On aboutit forcément à des explications plus complexes et non déterministes.

Jean-Jacques Gislain : Il faut avoir l’ambition de la complexité : on vit dans un monde qui nous dépasse, prenons l’écologie ou d’autres domaines, il est clair que la complexité, c’est notre réalité. Là, c’est un terrain sur lequel on peut aller par rapport à la simplification de l’homo-economicus. Sur la question de la complexité, il y a un plus grand potentiel heuristique dans l’institutionnalisme par rapport à la simplification qu’impliquent les hypothèses et la mécanique de l’économie traditionnelle.

Bruno Théret : Le principal facteur de la fermeture de la discipline économique dominante est celui de son obsession de l’unicité : arriver à trouver une solution unique, mécanique, alors qu’en fait, on est confronté à une pluralité de solutions. C’est là l’obstacle le plus difficile à dépasser pour impacter la discipline économique. À mon avis, le caractère abductif et trichotomique du raisonnement commonsien, dès lors qu’il est assumé, rend compte de la complexité en la simplifiant et en développant une méthode finalement simple pour analyser les situations étudiées, quelle que soit leur échelle.

03. Sur l’Économie institutionnelle

Interventions économiques : Venons-en à des questions plus internes au contenu de l’œuvre que vous traduisez, même s’il y a des choses qu’on a déjà commencé à évoquer. Je partirai d’abord de l’ Introduction . Je l’ai lue comme une volonté de rendre compte de manière plus organisée et systématique que ne le fait Commons de sa pensée complexe à partir de deux axes : un axe où vous identifiez les principaux déplacements analytiques et méthodologiques par rapport à l’économie traditionnelle et un autre axe où vous décortiquez la méthode trichotomique de Commons à la lumière de la philosophie de Peirce. Ai-je bien compris votre intention ?

Bruno Théret : Oui parfaitement. La première partie de l’Introduction renvoie aux deux axes que tu identifies pour présenter l’économie institutionnelle comme une théorie générale alternative pour penser l’économie. Notre idée était de montrer que non seulement Commons développe une approche radicalement critique de l’approche mainstream, mais aussi qu’il propose une alternative scientifique fondée sur une autre philosophie et une autre épistémologie. La série des déplacements qu’il opère constitue un ensemble articulé, une architectonique conceptuelle, ce que nous montrons en rapprochant Commons de Peirce. Mais notre introduction vise aussi à montrer comment Commons dépasse le point de vue des économistes en réinscrivant l’économie dans le social, un social où le politique (la souveraineté) et l’éthique apparaissent étroitement corrélés avec les pratiques proprement économiques. On peut dire que l’approche de Commons, c’est une sémiologie à la Peirce, mais appliquée à sa manière aux objets économiques, ce qui inscrit pleinement sa pensée dans une science sociale unifiée qui articule différents niveaux et différents domaines de pratique. Un autre développement a consisté à introduire un point souvent oublié : la dimension de Commons comme penseur monétaire. C’est très important à nos yeux parce que c’est là un point d’entrée crucial dans la théorie économique, notamment parce que l’hégémonie du mainstream en matière monétaire n’est pas aussi affirmée que dans d’autres domaines.

Jean-Jacques Gislain : Je suis d’accord sur les deux axes majeurs que tu identifies pour appréhender l’économie de Commons et son inscription dans une science sociale unifiée. Le texte de l’Introduction est une « analyse » de la « synthèse » commonsienne et, pour cette raison, il dissocie les diverses composantes de son programme. C’est une sorte de guide de lecture. Je complète ce que dit Bruno sur les autres dimensions de l’introduction. Il y a aussi un développement sur les politiques du travail et les politiques monétaires. Si on doit faire une synthèse par rapport aux deux axes que tu mets en évidence, c’est peut-être à travers les politiques économiques. En regardant de près autant la politique du travail que la politique monétaire, tu vois que Commons met en œuvre à la fois le cadre analytique et la dimension plus épistémologique sur l’approche trichotomique. Par conséquent ce développement sur les politiques publiques prônées par Commons est aussi important.

Interventions économiques : Je trouve que dans cette introduction, vous êtes plus organisés et systémiques que Commons lui-même, elle est très utile de ce point de vue. Aviez-vous en tête d’essayer de répondre aux objections souvent faites à Commons, notamment celle faite par Chamberlain en 1963, selon laquelle Commons construirait des concepts, mais pas un système global. Est-ce que votre introduction veut montrer qu’il y a chez Commons les bases d’un système global ?

Bruno Théret : Oui, Chamberlain est dans l’erreur en considérant Commons comme un constructeur de concepts, mais pas d’un système conceptuel, alors que justement Commons construit un système organisé de concepts qui s’emboitent les uns dans les autres (comme les trois types de transaction, les principes de conflit, de dépendance et d’ordre, etc.). Sans le mettre en avant en tant que tel, Commons construit un système conceptuel qui est une architectonique (comme l’appelle Warren Samuels), une méthode générale d’approche des faits sociaux, et non une théorie générale au sens classique, car chaque cas d’étude est idiosyncratique. Ainsi avec cette méthode, on peut analyser aussi bien le capitalisme banquier que le fascisme et le communisme.

En revanche, il se refuse à considérer la société comme un système, comme une mécanique sociale ; c’est plutôt un système symbolique, ce que l’on voit quand on aborde les questions de la souveraineté, de l’éthique et du droit. Selon moi, chez Commons, la société n’est pas dominée par le droit, mais par une éthique qui domine le droit au niveau de l’ensemble de la société, i.e. des valeurs qui fondent l’appartenance sociale. Pour avoir une société, un système social qui tienne, il ne suffit pas d’avoir un droit, il faut aussi considérer ses dimensions morales, ses valeurs. C’est pour cela que Commons développe une théorie pragmatiste de la valuation selon laquelle il n’y a pas de solution de continuité entre les valeurs économiques et les valeurs sociales, ce qui, dit en passant, rejoint tout à fait l’approche d’André Orléan. La valuation économique n’est qu’une forme locale de la valuation sociale, c’est une valuation en monnaie et non pas morale ou juridique.

Jean-Jacques Gislain : Il ne faut pas prendre Commons comme quelqu’un qui te propose une théorie générale. C’est l’approche hypothético-déductive qui propose de telles théories. Alors que dans le cadre de Commons, il s’agit d’une approche systématique, c’est plus qu’une boîte à outils, c’est un instrumentalisme au sens de Dewey, c’est-à-dire que tu as des instruments de pensée qui vont te permettre de saisir ton objet. Ce n’est pas une théorie, c’est une « approche » que tu vas appliquer à un objet spécifique et alors tu vas construire une théorie spécifique à l’objet que tu saisis avec cette approche commonsienne. Un autre élément important, c’est la dimension évolutionnaire. Alors qu’une théorie économique traditionnelle s’applique à tout et partout, l’approche institutionnaliste, et c’est un point fort, relève d’un savoir ambulatoire, ce qui signifie que les objets se transformant, leurs théories doivent se transformer aussi, il faudra les ressaisir perpétuellement dans leur processus d’évolution. De nouveaux concepts doivent être introduits pour correspondre aux nouvelles réalités, c’est ce que Commons fait en introduisant, par exemple, le concept de capital intangible ; d’autres concepts doivent disparaître, comme par exemple, celui de monnaie métallique, ou être minorés, comme par exemple, celui d’épargne. C’est pour cette raison que la notion de système ne me plaît pas trop, de même que la notion de théorie comme étant quelque chose qu’on peut appliquer a priori. En fait, je mettrais plutôt en avant l’idée d’une approche systématique, d’un « programme heuristique » qui refuse les mécanismes universalistes. Le dispositif conceptuel de Commons est cohérent et offre une approche rigoureuse, mais ce n’est pas une théorie toute faite, universelle et ahistorique, que l’on pourrait plaquer automatiquement sur tous les faits.

Je prends un exemple, celui de la thèse d’Yves Hallée sur l’équité salariale au Québec à partir de l’approche de Commons. Il a débouché sur une théorie, une théorie qui s’applique à des questions telles : qu’est-ce que la loi ? comment est-elle appliquée ? Il n’avait pas de théorie au départ, il n’a pas pris une théorie qu’il a appliquée, et cela est un des éléments importants de l’approche pragmatiste et institutionnaliste. Avec le pragmatisme, l’appréhension du monde n'est pas saisie à travers d’instruments intellectuels a priori.

Interventions économiques : J’en viens à la Biographie intellectuelle qui nous permet de suivre la construction progressive de la pensée de Commons et de son programme normatif. Je n’en ai jamais vu une aussi complète, je pense, et je voulais savoir, Jean-Jacques, si tu vois des lignes de rupture ou de continuité dans la pensée de Commons, mais aussi dans sa réception.

Jean-Jacques Gislain : Si on commence par les ruptures, je vois une rupture très significative après la Première Guerre mondiale, vers 1919-1921, c’est la thèse que je développe. Avant la Première Guerre mondiale, Commons était considéré comme un économiste radical. D’ailleurs, avant 1905, il en a payé les frais puisqu’il s'est fait licencier des universités par lesquelles il avait été recruté. Ensuite, après la révolution russe, Commons adhère définitivement à l’économie capitaliste, il bascule dans le camp du réformisme, sa radicalité s’émousse et il va devenir un théoricien social-démocrate, pour un capitalisme plus « raisonnable » soutient-il. C’est là une rupture importante dans son programme normatif. Sur ce point, il y a aussi un traumatisme psychologique, avec la fameuse Commission des relations industrielles où, en tant que membre au titre du public, il va produire un rapport minoritaire et en opposition au rapport officiel présenté par la tendance syndicaliste radicale, et il va de fait se retrouver dans l’opposition alliée au patronat, ce qui lui a été reproché et ce qui l’a beaucoup affecté. Concernant les ruptures théoriques, la principale, nous semble-t-il, est, à partir des années 1920, son adhésion explicite aux fondements de la philosophie pragmatiste. Avant cette date, Commons pratiquait déjà effectivement ces fondements méthodologiques, mais ce n’est qu’a posteriori qu’il les découvre et les mobilise explicitement.

J’en viens à la continuité. Son objet d’étude fondamental, c’est l’action collective, c’est-à-dire comment la société est régie par l’action collective et comment bâtir l’action collective de façon à ce qu’elle soit le plus en conformité avec une société raisonnable. Pour cela, il faut une dimension paritaire, mettre les acteurs sociaux en contact les uns avec les autres, il faut mettre en place la fameuse quatrième branche du gouvernement, qui est en fait une façon de rendre raisonnable à la fois les lois et les jugements. La continuité de sa pensée, c’est dans le rôle de l’action collective qu’elle s’exprime. Et en termes de continuité pratique, on peut citer sa permanente action en faveur de nouveaux droits du travail.

Interventions économiques : Il y aurait donc plutôt une continuité conceptuelle, mais une rupture normative, à un moment donné dans son parcours.

Jean-Jacques Gislain : Oui, en termes de projet de société, il est très proche des milieux très radicaux jusqu’à la Première Guerre mondiale et beaucoup moins après. Et cela se traduit aussi sur le plan académique puisqu’après la guerre, il va être élu président de l’Association économique américaine, ce qui veut dire qu’il apparaît comme faisant partie de la bien-pensance dorénavant, ce qui a été refusé à Veblen.

Interventions économiques : J’ai l’impression que cette évolution que tu soulignes dans son positionnement politique n’a pas impacté la réception de ses travaux. L’impression que j’ai eue en lisant la Biographie , c’est qu’il y a toujours eu, sauf sur le champ du travail, un problème de réception de ses travaux comme Legal Foundations of Capitalism et Institutional Economics .

Jean-Jacques Gislain : Jusqu’à la Fondation du Journal of Economic Issues à la fin des années 1960, la réception se détériore, pour deux raisons principales, mais on pourrait en trouver d’autres. D’abord une raison intellectuelle, c’est triste à dire, mais les élèves de Commons, comme Malcom Rutherford l’a très bien montré, ne sont pas à la hauteur de Commons pour poursuivre son œuvre. De plus, le keynésianisme a cannibalisé complètement tous ceux qui auraient pu être intéressés par l’approche commonsienne; le cas de Hansen, par exemple, est tout à fait typique. J’en viens à la deuxième raison. C’est un point délicat, mais je le montre quand même, c’est que les vebléniens, qui étaient nombreux parmi les commentateurs de Commons, ont tout fait pour critiquer Commons. Pourquoi cette critique des vebléniens ? Il y deux raisons. D’abord, les vebléniens – et c'est encore le cas avec Geoffrey Hogdson de nos jours – reprochent à Commons justement de ne plus avoir de radicalité politique, d’où le fameux débat : est-ce qu’il est libéral ou conservateur ? Ensuite, une partie des commentateurs a appréhendé son économie institutionnelle comme une branche dérivée de l’approche orthodoxe, avec laquelle il ne serait pas incompatible, ce qui a été une catastrophe. À partir de 1967 (c’est-à-dire de la création du Journal of Economic Issues), la divergence entre vebléniens et commonsiens va continuer à être visible, mais, progressivement, il va y avoir des contributions significatives quant à la réception scientifique de Commons. C’est pour cette raison que, dans la Biographie, j’arrête la réception de Commons à cette date.

Interventions économiques : J’ai toujours eu du mal à comprendre le positionnement de Geoffrey Hodgson effectivement, qui voulait forcément défendre Veblen contre Commons, je pense comme Véronique Dutraive, qu’il y plutôt des convergences, qu’on peut montrer des points communs. Et je suis d’accord sur le fait que cela change un peu depuis la création du Journal of Economics Issues . Bruno veux-tu ajouter quelque chose sur la réception ?

Bruno Théret : Sur la réception, j’essaye de m’interroger sur le fait que Dewey ne cite pas Commons, et que dans la querelle Commons-Veblen la position de Dewey n’est pas très claire. Alors que Commons se réclame de Dewey, Dewey lui ne se réclame pas de Commons et ne le considère pas comme appliquant le pragmatisme à l’économie en tant que champ de pratiques. Je pense par ailleurs que Dewey n’est pas non plus très veblénien, il est plutôt socialiste de la guilde en fait, et sa tasse de thé c’est Polanyi. Dewey est dithyrambique sur le Polanyi de La Grande transformation, son livre de 1944.

Jean-Jacques Gislain : Ce qu’il faut comprendre, c’est que dans le paysage états-unien de l'époque, Commons est vu comme le spécialiste des relations industrielles, c’est l’école du Wisconsin, donc quelque chose qui est quand même assez spécifique. Et politiquement c’est le projet de La Folette dans le Wisconsin, donc des républicains progressistes.

Bruno Théret : Il y a aussi tout son travail sur la monnaie et la politique monétaire en association avec Irving Fisher qui ont dû miner la représentation qu’on se faisait de lui parmi les autres institutionnalistes.

Jean-Jacques Gislain : Effectivement, son compagnonnage avec Irving Fisher n’a pas dû aider à sa réception parmi les vebléniens et par rapport à Dewey. Il faudrait faire une analyse de réseau pour mieux comprendre les liens ou l’absence de liens entre tous ces protagonistes.

Interventions économiques : J’ai encore une question à partir de la Biographie . Cela concerne la notion de troisième classe, entre le salariat et le patronat organisé, celle du public qui est renvoyée aux consommateurs, si j’ai bien compris. Dans ta biographie Jean-Jacques, tu montres qu’elle apparaît au début du 20 e siècle (notamment dans un article de 1908), mais après, dans Institutional Economics et dans Economics of collective action notamment, il me semble que cette notion n’est plus présente. En tout cas, je ne l’ai pas perçue et je trouve qu’il met plus l’accent ensuite non pas sur une action collective tripartite, mais plutôt sur une action collective bilatérale patronat / syndicat.

Jean-Jacques Gislain : Cela apparaît moins effectivement. Mais institutionnellement Commons devient président de l’association de défense des consommateurs et il va constamment dans ses propositions de 4e branche du gouvernement être dans une option tripartite, c’est-à-dire les partenaires sociaux, syndicats et organisations patronales, et la troisième catégorie qui représente le public. D’ailleurs, dans les commissions, cette catégorie s’appelle techniquement le public. Et là, tu retrouves les personnes censées défendre l’intérêt général ou être des experts pertinents. Cela perdure d’ailleurs jusqu’à nos jours. Au Québec, au niveau des partenaires du marché du travail, c’est tripartite, syndicat, patronat et public dans lequel tu vas retrouver des représentants gouvernementaux, mais aussi des experts, des gens qui sont là pour défendre l’intérêt général. Dans le cas français, c’est l’État qui a pris la troisième place, celle du « public ». Pour revenir à ta question, Commons en parle surtout dans l’article de 1908, mais cela reste dans son esprit jusqu’à la fin.

Interventions économiques : En revanche, cela n’apparaît pas dans ses catégories conceptuelles.

Jean-Jacques Gislain : Oui, effectivement, d’un point de vue théorique et conceptuel, cela n’apparaît plus, mais tu peux le voir en creux, dans son rejet des politiciens comme défenseurs de l’intérêt général. Mais il faut un tiers, un tiers inclus, qui puisse assurer une certaine raisonnabilité dans la dimension transactionnelle entre employeurs et salariés, donc un troisième élément demeure quand même, mais il est appréhendé différemment. Il est moins conceptualisé en termes de classes sociales comme dans ses ouvrages théoriques, mais il apparaît dans la forme administrative d’une 4e branche de gouvernement, qui doit prendre en considération les trois composantes, salariés, employeurs et public.

C’est un bon exemple de proximité entre Commons et le pragmatisme, avant que Commons n’adhère explicitement au pragmatisme. Le concept de « public » chez Commons est très proche de celui qui sera, plus tard, développé par John Dewey. C’est logique : si tu pars du principe que dans les transactions, il y a souvent des effets transactionnels qui dépassent les transacteurs et qui ont des effets sur ceux qui ne sont pas les transacteurs, c’est là qu’apparaît la dimension du public. Dans ces conditions, la régulation des luttes sociales, grâce aux commissions ou comités paritaires, requiert de représenter dans ces derniers les trois composantes : salariés, employeurs et… le public (les consommateurs et autres). D’ailleurs, Commons siègera lui-même dans certaines de ces instances de régulation de l’action collective comme membre du public. C’est justement ce concept de public qui va ensuite être développé par Dewey, mais qui est déjà chez Commons.

Interventions économiques : Avec Véronique Dutraive, nous avions plus rapproché la notion de public de Dewey et de celle de groupes d’intérêt de Commons, puisque pour qu’un public ait un impact et qu’il existe, il faut qu’il s’organise à un moment donné.

Jean-Jacques Gislain : Ça, c’est l’étape suivante, vous avez raison, et même chez Dewey, c’est l’étape suivante. Ce que je trouve très pertinent chez Dewey est l’idée, qu’on retrouve chez Commons, d’effets qui dépassent les seuls transacteurs. C’est la première étape. Ensuite il peut ne rien se passer c’est-à-dire que le public peut rester amorphe. Mais tu as aussi, possiblement, l’étape suivante, qui est justement toute la philosophie démocratique de Dewey, où le public peut s’ériger par diverses formes organisationnelles, justement pour réguler ces effets transactionnels.

Bruno Théret : C’est vrai que la notion de public, on ne la voit pas tellement développée dans l’Économie institutionnelle. Par ailleurs, j’ai tendance à assimiler la troisième composante aux pouvoirs publics.

Jean-Jacques Gislain : Ça, c’est le cas français. Le cas français a réduit le public à l’État comme défenseur de l’intérêt général.

Bruno Théret : À ceci près qu’à l’origine, la Sécurité sociale était autonome vis-à-vis de l’État et a même connu une période de « démocratie sociale » où elle était gérée par les « partenaires sociaux », patronats et syndicats à parité. Ce n’est qu’ensuite que l’État n’a effectivement eu de cesse que de mettre la main dessus. Donc c’est vrai que le concept de public chez Commons a tendance à être différent du concept de public en Europe, en France du moins.

Interventions économiques : Cela m’amène à une question sur la transaction de répartition parce que j’ai un problème avec sa définition. Dans l’ Économie institutionnelle et dans votre Introduction , elle est définie comme une relation entre un supérieur et un inférieur. Comment alors appréhender la négociation collective ? De mon côté, je l’ai toujours vue comme une forme spécifique de transaction de répartition qui relève de ce qu’il appelle une «  two sided collective action  », une action collective bilatérale, donc une relation entre deux organes collectifs qui répartissent les charges et bénéfices entre les inférieurs. Et dans ce cas, il n’y a pas un supérieur, mais deux. Est-ce que j'ai surinterprété Commons en disant cela ?

Bruno Théret : Dans l’Économie institutionnelle, il parle d’une forme de négociation collective, le log-rolling. Quand elle est au niveau de l’État, là il dit bien que c’est une transaction de répartition. C’est du donnant-donnant, du bilatéral au sein du système des partis, mais comme cela relève de l’État et du politique, il l’appelle transaction de répartition. Alors que la négociation collective économique dans le cadre des groupes économiques, je la voyais plutôt comme une transaction de marchandage.

Interventions économiques : Alors là on n’est pas d'accord.

Jean-Jacques Gislain : Moi, je propose une solution. On est dans une conception restrictive ou dans une conception plus large. Dans une conception restrictive, cela pourrait aller dans le sens de Laure de deux collectifs qui s’affrontent. Dans une conception plus large, c’est là où tu introduis, notamment dans le cas français, le salaire indirect et l’État.

En général, dans une convention collective, il y a trois volets. Un volet salarial qui concerne les grilles de rémunération, souvent isomorphes aux grilles de qualification. Ce premier volet correspond, dans la typologie transactionnelle de Commons, à la transaction de marchandage, le droit de cession. Le deuxième volet est le normatif, qui a trait aux conditions de travail. Ce volet correspond à la transaction de direction, le droit d’usage. Enfin, le troisième volet concerne les avantages collectifs et correspond à la transaction de répartition stricto sensu, au droit d’usufruit réparti en charges et bénéfices sous la gouvernance de l’employeur. Toutefois, Commons soutient que la transaction de répartition est la plus importante. Mon hypothèse, car Commons n’est pas explicite là-dessus, est que la transaction de répartition largo sensu concerne aussi, de façon plus générale, les processus de prélèvement et redistribution, en particulier par voie fiscale et de cotisation sociale. Dans le cas de la France actuelle, une bonne moitié du revenu national passe en prélèvements obligatoires et est redistribué selon les principes de la gouvernance politico-sociale. Au Québec, c’est moins important, mais une partie de la redistribution passe, dans les secteurs syndiqués, par les avantages sociaux des conventions collectives, c’est-à-dire les assurances collectives (santé, revenus, assurance vie, etc.) et les fonds de pension (retraite). Dans ces conditions, pour répondre à ta question, ça dépend ! La transaction de répartition stricto sensu peut être appréhendée au niveau de la négociation collective décentralisée, du rapport salarial, alors que largo sensu la transaction de répartition est plus large et concerne l’État social, le compromis sociétal.

Interventions économiques : On a peut-être une divergence d’interprétation parce qu’il me semble que la négociation collective crée des règles générales qui s’appliquent aux transactions de marchandage et aux transactions de direction individuelles, c’est-à-dire que ce n’est pas du marchandage ni de la direction entre deux individus, mais cela a pour objet de définir des règles qui les encadrent.

Jean-Jacques Gislain : J’ai eu ce débat-là avec Pier-Luc Bilodeau, un collègue qui a fait sa thèse sur la négociation collective dans le secteur de la construction comme cas d’application de l’approche commonsienne, et au moment de la conceptualisation s’est posée la question de la caractérisation de la formule transactionnelle : est-ce une formule de transaction de type répartition ? La solution de compromis, c’est de dire que stricto sensu on peut le comprendre de façon bilatérale à la façon du marchandage des Webb. Mais à partir du moment où on introduit le troisième volet et qu’une grande partie de ce troisième volet est socialisé à travers les cotisations et la dimension fiscale, là tu te rends compte que la transaction de répartition largo sensu dépasse la gouvernance d’entreprise.

Bruno Théret : Pour reprendre la distinction stricto sensu / largo sensu de Jean-Jacques, je pense que stricto sensu, dans la transaction de répartition il y a un centre de pouvoir, ça monte au centre et c’est redistribué à la base. Mais quand on parle de négociation collective décentralisée, a priori il ne faut pas appeler cela une transaction de répartition car c’est décentralisé. Cependant, dans la mesure où cette négociation implique d’un côté l’acteur patronal de l’autre l’acteur salarial, au sein même d’une entreprise ou d’une branche, il s’agit d’une pseudotransaction de marchandage puisque l’une des parties n’est autre que le centre de commandement du groupe actif, et est bien en fait comme dit Laure une transaction de répartition déguisée pour des raisons stratégiques de persuasion et de direction (faire mieux accepter la politique du parti patronal). Dans le groupe actif où se passe la négociation collective décentralisée, on a peut-être une forme hybride de répartition et de marchandage qui s’articulent, comme chez Polanyi où souvent la réciprocité et la redistribution se combinent.

Interventions économiques : Oui, mais le point clé pour moi, c’est que la négociation collective relève des transactions de répartition, car elles sont à un niveau différent des transactions entre un salarié individuel et son employeur (que ce soit sous l’angle du marchandage ou de la direction) et qu’elles créent des règles.

Jean-Jacques Gislain : Tu as raison du point de vue synthétique, mais au niveau analytique, tu peux différencier dans la négociation collective ce qui est de l’ordre des salaires (marchandage), ce qui est de l’ordre des conditions de travail (direction) et ce qui est de l’ordre des avantages collectifs (répartition). D’ailleurs, quand tu regardes une négociation collective, c’est toujours comme cela que ça se passe. Tu négocies souvent d’abord les conditions de travail, après les avantages sociaux et tu termines toujours par la grosse bagarre sur les salaires.

Interventions économiques : En tout cas, notre échange montre qu’il n’est pas forcément facile d’interpréter les catégories de Commons ou qu’on peut avoir plusieurs interprétations !

Jean-Jacques Gislain : Mais c’est normal, c’est une démarche de connaissance qui est ambulatoire.

Bruno Théret : Ce qui est important, c’est qu’au plan analytique on dispose d’une diversité des formes de transaction, qui se combinent dans les pratiques observées.

Interventions économiques : Oui, je suis d’accord. Je me dis aussi qu’il y a peut-être une évolution du statut de la négociation collective dans son analyse, d’un thème qui faisait partie de son programme normatif au début de sa carrière, à un thème faisant partie de son économie positive à la fin de sa carrière, notamment dans Economics of collective action où il parle d’une action collective bilatérale et met en avant la négociation collective.

Jean-Jacques Gislain : Historiquement, quand il commence à écrire, il n’y a pratiquement pas de négociation collective, la relation salariale est une relation qui reste « inférieur à son supérieur » et son projet politique est justement de la rééquilibrer en défendant la négociation collective. Et puis arrive la loi Wagner qui constitutionnalise un droit sur les relations de travail et les conventions collectives, mais c’est en 1935 donc après l’Économie institutionnelle. Donc ce ne serait pas étonnant que le statut de la négociation collective soit plus clair dans son dernier ouvrage posthume, l’Économie de l’action collective.

Interventions économiques : Venons-en à des questions sur l’ Étude comparative de Bruno sur Polanyi et Proudhon, étude très érudite. Je voulais savoir pourquoi tu as fait un choix de comparaison qui inscrit Commons dans l’histoire de la pensée, plutôt que de faire un choix de comparaison avec des courants actuels, que ce soit l’institutionnalisme français ou pourquoi pas avec la pensée d’Elinor Ostrom (parce que je trouve qu’il y a des points communs).

Bruno Théret : C’est Commons lui-même qui se réfère à Proudhon, alors qu’il ne se réfère pas à Ostrom, bien évidemment ! En cohérence avec le propos de Commons dans L’Économie institutionnelle, où il resitue son approche dans l’histoire de l’économie politique en y pêchant ses insights, mon optique était d’abord généalogique. Ce qui m’intéressait aussi, c’était la comparaison avec Polanyi, avec l’objectif évidemment d’intéresser les polanyiens français à aller regarder du côté de Commons, pour y constater les convergences et les différences. De là le constat que tous deux se réfèrent à l’œuvre économique de Proudhon ainsi qu’au socialisme de guilde anglais influencé par lui. Comme par ailleurs il existe en sociologie et en philosophie une réévaluation de Proudhon qui fait de l’idéal-réalisme que celui-ci développe un pragmatisme avant la lettre, cela m’a incité à approfondir la relation d’attraction/répulsion que Commons entretient avec lui. Et je découvre finalement que Proudhon utilise aussi une approche sémiologique triadique. Donc Proudhon n’est pas un choix artificiel, il sort naturellement du chapeau dans lequel j’ai mixé Commons et Polanyi. J’ajouterais qu’il s’agissait aussi pour moi de rendre hommage à Gaëtan Pirou qui, après Commons lui-même qui voyait dans Proudhon un des tout premiers fondateurs de l’institutionnalisme économique, a été le premier dans les années 1930 à faire le rapprochement entre l’un et l’autre. Après avoir fait une thèse sur Proudhon, Pirou introduisit en France, du vivant de Commons, l’institutionnalisme commonsien en notant sa parenté avec l’approche économique proudhonienne, notamment en ce qui concerne la transaction de marchandage et leur conception de la valeur économique.

Ce choix s’est fait effectivement aux dépens d’un autre qui aurait pu être de comparer à Commons et Polanyi les institutionnalismes régulationnistes et conventionnalistes français. J’esquisse seulement cette comparaison quand je confronte les transactions commonsiennes aux principes d’intégration polanyiens. Mon idée principale, c’était plutôt de montrer qu’il y avait eu une période où un certain nombre d’idées similaires, pragmatistes et institutionnalistes, émergeaient à des endroits différents sous des formes diverses, en se référant plus ou moins les unes aux autres, mais en entretenant néanmoins une certaine cohérence.

Interventions économiques : L’objectif principal était donc de faire une histoire de la pensée de l’institutionnalisme pragmatiste.

Bruno Théret : Oui j’ai opté pour une approche généalogique, mais pas seulement, j’avais aussi l’idée de montrer l’actualité de ces débats pour l’action présente, en cohérence avec la démarche pragmatiste. Aussi ai-je mis l’accent sur les convergences entre ces auteurs (sans pour autant minorer leurs différences), pour souligner qu’il y avait un mouvement puissant d’idées qui, même s’il a été battu politiquement à la fin des années 1930, pouvait être une source d’inspiration possible pour les économistes actuels ou les sociologues qui recherchent des alternatives.

Jean-Jacques Gislain : Sur Commons et Proudhon, il y a un élément contextuel très important, c’est que jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les deux grands penseurs de l’alternative au capitalisme, c’est Marx et Proudhon (et ce dernier a été souvent oublié ensuite). D’ailleurs Commons discute ces deux pensées de façon assez égalitaire. Et puis le second élément que je trouve aussi important, c’est le projet de Commons, qui est très proudhonien, de remplacer la politique par l’administration à travers une 4e branche du gouvernement. En termes de perspective, c’est important dans la situation actuelle où il y a une interrogation sur le politique. L’administration de la société, comme projet politique et comme projet analytique, souligne que l’action collective c’est l’administration de la société et cela doit être le moins politique possible pour trouver des compromis raisonnables. Ce type d’idée, c’est très commonsien et très proudhonien aussi, même si Commons, qui s’appuie sur un corpus très restrictif concernant Proudhon, ne le reconnaît pas : peut-être qu’il a été rebuté par l’anarchisme de Proudhon. Le travail de Bruno est justement d’élargir ce corpus, ce qui lui permet de trouver des similitudes entre ces deux auteurs que Commons lui-même ne voit pas.

Interventions économiques : Quel apport de cette Étude comparative pour la réception de Commons dans la communauté francophone ? En quoi peut-elle pousser les approches hétérodoxes à s’intéresser à Commons ?

Bruno Théret : Il y a un enjeu en termes d’histoire de la pensée, surtout par rapport au courant pragmatiste actuel en sociologie qui est passé à côté de Peirce, lequel pourtant s’est aussi préoccupé de sciences sociales, et s’est focalisé sur Dewey : l’enjeu est de souligner qu’il y a une application du « pragmaticisme » de Peirce en économie. Par ailleurs, j’ai toujours pensé que les régulationnistes étaient proudhoniens dans la mesure où ils ne mettent pas l’État en position de principe régulateur au sommet de la société. C’est un ensemble de formes institutionnelles, dont l’État, qui régule et l’État est tout autant régulé par l’économie que l’État régule l’économie. Et quand on lit Commons, on y trouve aussi cette idée, présente également par ailleurs chez Proudhon. L’Étude comparative peut donc aussi valoriser tout un questionnement sur l’apport de Proudhon à l’institutionnalisme français.

Jean-Jacques Gislain : Il y a encore des racines proudhoniennes dans la pensée française. On a trouvé intéressant de réactiver cette pensée que l’on peut mieux solidifier en la conjuguant avec celle de Commons. Concernant Polanyi, on pensait utile de montrer que les polanyiens pouvaient aussi trouver des éléments intéressants chez Commons.

Bruno Théret : L’Étude comparative peut ainsi alimenter le débat existant parmi les institutionnalistes français sur la théorie de la valeur, entre une approche plus marxiste (valeur substance) et une approche monétaire. Elle permet par exemple d’ouvrir un dialogue avec André Orléan, comme je le montre dans l’Étude comparative en suggérant que celui-ci est proudhonien-commonsien en la matière malgré une certaine ambivalence. Je montre aussi que le concept de raisonnabilité de Commons renvoie très directement au principe de justice de Proudhon. Proudhon fait de la sociologie du droit en faisant jouer au droit le rôle souvent attribué à l’État. C’est pour cela qu’il veut réduire l’État à une administration des choses et que pour lui, ce qui est souverain dans une société, c’est le juridique, le droit social. Donc il se réfère à une souveraineté judiciaire comme le fait aussi Commons, autre parenté importante entre ces deux auteurs sur le rôle du droit que n’a pas manqué de noter le sociologue Georges Gurvitch dès les années 1930. Cela montre que ce que développe Commons pour les États-Unis à partir d’une analyse de la common law peut aussi être pertinent pour le contexte des pays européens. Ce qui renforce le caractère de généralité de l’architecture conceptuelle de Commons. C’est un des apports de notre revalorisation de la contribution de Proudhon à l’institutionnalisme pragmatiste dans le contexte européen.

Concernant la comparaison avec Polanyi, le plus important concerne le débat autour du statut de la réciprocité. Le don/contre-don est un principe d’intégration chez Polanyi, mais pas une forme de transaction chez Commons, car dans son système, la réciprocité joue un rôle absolument central dans toutes les transactions puisqu’il raisonne en termes de droits et d’obligations réciproques, donc il ne l’isole pas comme forme transactionnelle. C’est une grande différence avec Polanyi qui en fait une forme d’intégration sociale à part entière. Ce faisant Commons passe sous silence l’analyse économique des associations qui fonctionnent directement sur des relations de réciprocité. Il assimile alors celles-ci à des transactions de direction qui pourtant n’ont pas de dimension monétaire, alors que la relation don contre don a une dimension monétaire. Donc là il y a une limite dans l’architecture conceptuelle de Commons, et cela conduit à réfléchir sur la notion de réciprocité, sa disparition et sa réinsertion chez Commons dans l’ensemble des transactions, notamment sous la forme du goodwill comme bonne volonté. La comparaison ouvre ainsi sur des perspectives à approfondir chez Commons.

Interventions économiques : Une question sur Charles S. Peirce et John Dewey. Vous suggérez qu’il faut un peu rééquilibrer les choses en rapprochant plus Commons de Peirce que de Dewey. J’ai trouvé cela très intéressant, mais il me semble que Dewey approfondit quand même plus le champ des sciences sociales que Peirce, avec notamment l’idée d'une science sociale unifiée très présente chez lui (notamment à travers l’articulation économie, politique, éthique). C’est pourquoi Commons fait référence à Peirce pour la méthode de recherche et à Dewey pour la conception de son objet de recherche. Donc n’y a-t-il pas un enjeu à maintenir cette double influence ou plutôt référence pour interpréter la pensée de Commons ? La lecture peircienne de Commons que vous faites est très intéressante pour appréhender la méthode de construction de son système de pensée (son architectonique). Mais la référence à Dewey ne reste-t-elle pas aussi importante pour appréhender son objet, comme l’acteur institué, le rôle de la philosophie sociale dans les faits sociaux, etc. ?

Bruno Théret : L’enjeu en mettant l’accent sur Peirce, c’était de donner un statut scientifique à l’analyse de Commons en montrant qu’elle s’appuie sur sa sémiotique, ce qui ne vient pas en négatif de la référence à Dewey. Un autre enjeu était de contester que Peirce n’aurait pas eu de pensée sociale. D’où le rapprochement entre la notion de raisonnabilité de Commons et la conception des sciences normatives de Peirce dans laquelle le bien ultime est la raisonnabilité. Par contre la philosophie sociale de Peirce est plus radicale que celle de Commons puisqu’il pense que le changement ne peut venir que par des chocs, des grandes transformations, alors que chez Commons on est dans un processus d’évolution incrémentale permanente. En tous cas, il ne faut pas interpréter ce qu’on a fait comme une volonté de défendre l’idée d’une moindre influence de la philosophie sociale de Dewey sur Commons. On voulait surtout approfondir l’influence de Peirce en allant au-delà de la méthode abductive et en montrant que l’architecture conceptuelle triadique de Commons peut être lue à la lumière de la sémiotique de Peirce.

Jean-Jacques Gislain : Oui, tu as raison, la double influence est importante. Comme il y avait déjà des travaux sur la connexion entre Commons et Dewey, ceux que tu as fait Laure (Bazzoli) avec Véronique (Dutraive), mais que la connexion avec Peirce n’était pas ou a peu été approfondie, nous avons voulu le faire. On a voulu creuser l’affirmation de Commons lui-même selon laquelle sa méthode scientifique se réfère à Peirce. On a voulu apporter des éléments de démonstration à cette affirmation de Commons.

Bruno Théret : On a procédé avec Peirce comme avec Proudhon, l’idée étant de prendre au mot des affirmations de Commons qui sont laissées en jachère dans son Économie institutionnelle et de tirer les fils. Et cela aboutit à une vision enrichie de la façon dont sa pensée s’est construite de façon systématique.

Jean-Jacques Gislain : Il pourrait être fait de même avec la référence de Commons à la philosophie sociale de Dewey qu’il ne développe pas non plus. Il ne fait pas référence à cette articulation économie / politique / éthique que tu évoques Laure. Cela pourrait donc être creusé en recherchant des isomorphismes, des analogies, des similitudes structurales. Dans les deux cas, celui de Peirce comme celui de Dewey, reste en suspens le fait de savoir si c’est une influence directe ou si c’est quelque chose de commun à Commons et ces auteurs qui émerge et qui serait dans l’air du temps, du contexte intellectuel de l’époque. C’est pareil pour la pensée de G.H. Mead : Commons n’y fait pas référence dans sa théorie de l’action alors qu’elle est très proche de celle de Mead. Donc nous on a tiré le fil de Peirce, mais il reste d’autres fils à tirer !

04. Perspectives

Interventions économiques : Alors justement cela fait la transition avec les dernières questions sur les perspectives de recherche. D’abord, quelles directions de recherche vous conseilleriez à ceux et celles qui s’intéressent à Commons ?

Jean-Jacques Gislain : L’aspect principal de notre contribution est de sensibiliser les chercheurs en sciences sociales sur le potentiel d’innovation théorique et pratique de Commons. Certaines approches, dites hétérodoxes, restent encore beaucoup trop inféodées à l’économie traditionnelle, à ses hypothèses de travail et à ses concepts. Je prendrais un exemple pour illustrer ce fait. De nombreuses approches hétérodoxes adhèrent, sans vraiment y avoir réfléchi, au « postulat de l’échange », au postulat selon lequel les relations économiques sont « égalitaires », soit en termes d’équivalent valeur travail, soit en termes d’équilibre d’utilité marginale. Ce postulat élude la question centrale du pouvoir dans la relation économique de base. Un des grands intérêts de l’approche institutionnaliste pragmatiste transactionnelle de Commons est d’intégrer cette question du pouvoir dans la relation économique de base, dans la grammaire transactionnelle. On pourrait multiplier les exemples concernant tous les piliers du programme heuristique de Commons. En somme, l’idée principale est de changer, grâce aux contributions de Commons, radicalement de paradigme et de modifier la « science normale » en économie et, plus généralement, en sciences sociales. L’obstacle principal, soulignons-le encore une fois, est épistémologique. Il faut faire lire Commons de façon compréhensible. Je pense donc qu’il faudrait mettre l’accent sur le caractère fédératif du programme de recherche de Commons comme alternative à l’économie traditionnelle. C’est-à-dire essayer de fédérer les différentes approches hétérodoxes à partir de ce programme et des déplacements qu’il opère par rapport à l’économie traditionnelle et que nous avons présentés dans l’Introduction. Ce qui suppose de dialoguer avec les approches hétérodoxes actuelles.

Bruno Théret : Oui, l’objectif est d’identifier ou de réexaminer ce qui fait l’unité de l’institutionnalisme et comment intégrer les différentes approches. D’ailleurs, il y aura une table ronde sur cette question organisée par Nicolas Postel et Thomas Lamarche lors du prochain congrès de l’AFEP à Montpellier en juillet. Ce n’est donc pas si utopique que cela de penser qu’un certain nombre d’économistes pourraient mettre Commons au programme de leurs cours.

Jean-Jacques Gislain : Et au-delà de l’économie, car cette question concerne aussi la sociologie économique, les sciences politiques… bref toutes les sciences sociales.

Bruno Théret : Alors là, il nous faut peut-être attendre les réactions et recensions que l’on va avoir sur le livre de Commons.

Interventions économiques : Et comme direction de recherche plus spécifique ?

Bruno Théret : Autour de la monnaie, il y a la discussion entre post-keynésiens et institutionnalistes. Il y a déjà eu des travaux sur le rapport entre Commons et Keynes et d’autres sont en cours. Il y a aussi l’œuvre de Hyman Minsky à creuser parce qu’elle articule l’approche institutionnaliste « à la Commons » avec une extension du keynésianisme à la finance. C’est un sujet qu’on a commencé à travailler dans l’Introduction et qui est une piste intéressante notamment pour appréhender l’enjeu du pluralisme monétaire (auquel revient Commons dans les années 30 après avoir été focalisé sur la monnaie de crédit dans les années 1920).

Je pense aussi qu’il serait intéressant de travailler sur Elinor Ostrom en se demandant si la propriété des communs ne serait pas une quatrième forme de propriété qui pourrait être instituée dans un nouveau régime de capitalisme raisonnable. Cela reviendrait à poursuivre l’analyse historique des formes de la propriété et de leur régulation juridique qu’a initiée Commons et qui peut être inspirante.

Jean-Jacques Gislain : En termes de connexion entre le droit et l’économie, il serait aussi intéressant d’approfondir le lien, déjà exploré par Thierry (Kirat), entre l’institutionnalisme de Commons et l’approche institutionnaliste française du droit autour de Maurice Hauriou notamment qui initie une approche sociologique du droit. Et en termes d’histoire de la pensée économique, il serait intéressant de réhabiliter Commons dans les manuels, où l’on parle éventuellement de Veblen, mais où la pensée de Commons est la plupart du temps absente. Alors que cet auteur devrait avoir une place dans la formation des étudiants sur les différentes façons d’aborder l’économie. Une autre question est l’articulation entre l’approche de Veblen et celle de Commons avec la pomme de discorde qu’est la théorie de l’action. Il y a donc une piste de recherche sur comment procéder à une approche unifiante de l’institutionnalisme américain.

Interventions économiques : Pour poursuivre l’œuvre de traduction, est-ce que vous conseilleriez plutôt de traduire Economics of collective action ou Legal foundations of capitalism  ?

Bruno Théret : Je connais moins Economics of collective action, mais je pense qu’il serait important de traduire Legal foundations of capitalism parce qu’il y a vraiment dans cet ouvrage la base des concepts que Commons développe dans Institutional Economics. Mais il faudrait pouvoir mobiliser des juristes. Et avoir du temps long pour faire cette seconde traduction, même si avec les outils actuels de traduction automatique le travail peut être facilité.

Interventions économiques : Ma dernière question concerne votre affirmation selon laquelle le programme de recherche de Commons peut ou doit s’adapter à l’évolution du capitalisme contemporain. On a évoqué la question des communs. Quels autres domaines sont à prendre en compte dans le capitalisme contemporain pour actualiser la perspective de Commons ?

Jean-Jacques Gislain : J’ai pas mal commencé à travailler sur la question de la finance parce que les concepts de capital intangible et de goodwill sont des concepts opératoires tout à fait intéressants pour comprendre l’articulation de l’économie dite « réelle » et de la finance. Il y a aussi tout un espace de recherche qui peut s’ouvrir en économie monétaire sur l’arrivée probable de la monnaie numérique de banque centrale pour appréhender dans la logique de Commons cette nouvelle forme monétaire qui n’est pas présente dans sa pensée. De même, en économie du travail, on voit bien au département de Relations Industrielles de l’Université Laval que l’approche commonsienne est tout à fait efficace pour appréhender de nombreux aspects de la relation d’emploi, notamment à travers le concept de goodwill. L’idée est que la relation d’emploi est fondée sur la bonne volonté des travailleurs qui fonde la possibilité de dégager un bénéfice. C’est une piste de recherche à développer dans le contexte du capitalisme actuel.

Bruno Théret : Dans le domaine monétaire, il y a des choses à faire pour réactualiser l’apport de Commons, notamment remettre en avant une approche de l’économie par les dettes et comme tissu de dettes/créances monétaires inséré dans un ensemble général de droits et d’obligations éthiques-morales et juridiques-légales. Les collègues japonais qui ont traduit Institutional Economics en japonais travaillent sur l’articulation du cycle monétaire et de la théorie de la dépression par les dettes de Fisher. Fisher est devenu institutionnaliste quand il a développé cette théorie dans les années 30, et Commons qui s’y retrouve entièrement montre que les fondements monétaires du cycle des affaires se combinent avec des effets de bilan qui font qu’une déflation tend à entrainer un enfermement dans une dépression se traduisant par une réduction drastique de la demande de monnaie de crédit (désendettement), ce qui implique pour en sortir un changement radical de politique monétaire. Cette analyse qui semble être d’actualité est probablement ce qui fait la supériorité de l’analyse des crises monétaires chez Commons par rapport à Keynes. Cette question est donc une piste de recherche importante à approfondir.

Jean-Jacques Gislain : Un autre élément aussi qui est important, c’est la méthodologie qualitative qu’il faudrait réhabiliter. La pensée de Commons est une théorisation ancrée dans les méthodes qualitatives, l’archétype étant l’abduction. Les catégories commonsiennes (notamment la formule des transactions) se prêtent bien à un codage des inférences empiriques. Donc il faudrait développer cette opérationnalisation de l’approche de Commons sur des objets actuels, qui se développent pas mal en Amérique du Nord. C’est l’orientation que nous avons empruntée à l’Université Laval : multiplier les opérationnalisations, sur des questions empiriques, de l’approche commonsienne. La formule des transactions est plus pertinente à opérationnaliser empiriquement que l’idéal-type wébérien.

Interventions économiques : Sur ce point, l’édition de la traduction de Commons et les textes qui l’entourent, en particulier l’introduction, peuvent être d’un grand apport, car vous y présentez de manière systématique et organisée les catégories de Commons, ce qui peut aider à l’utiliser comme cadre d’enquêtes empiriques.

Jean-Jacques Gislain : Oui et pour aller plus loin, il y aurait un manuel méthodologique à rédiger sur cette opérationnalisation.

Interventions économiques : Merci pour ces perspectives et pour cet entretien.

Laure Bazzoli est maître de conférences en économie à l’Université Lumière Lyon2 :

- laure.bazzoli@univ-lyon2.fr

- http://triangle.ens-lyon.fr/spip.php?article1949

Autres informations :

- Jean-Jacques Gislain : jean-jacques.gislain@rlt.ulaval.ca

- Bruno Theret : bruno.theret@dauphine.psl.eu

Note de l’éditeur 

La revue Interventions économiques a consacré un numéro à John Commons : Actualité de John Commons (dir. Jean-Jacques Gislain et Diane-Gabrielle Tremblay), n° 42, 2010 :

https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1193 ).

Plus récemment, la revue a publié un entretien avec Jean-Jacques Gislain sur le renouveau de l’institutionnalisme au Québec (Sociologie et histoire de la pensée économique au Québec, n° 67, 2022 :

https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/16115

Elle a également consacré un numéro à Thorstein Veblen : Pertinences et impertinences de Thorstein Veblen : Héritage et nouvelles perspectives pour les sciences sociales (dir. Marc-André Gagnon et Dimitri della Faille, n° 36, 2007 :

https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/518)