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Notre siècle a traversé des guerres, des crises économiques, politiques, culturelles, écologiques, sociales, sanitaires, qui s’enchaînent, se combinent, se percutent, se relient comme l’indique le sociologue et philosophe français Edgar Morin (Morin et Abouessalam, 2020). Le concept de crise est riche, complexe et composé d’une constellation de concepts (Morin, 2012). Étymologiquement, le mot « crise » vient du grec « krisis » signifiant décision. Ainsi, il s’agissait du moment décisif lors d’un processus incertain qui permet le diagnostic (Morin, 2012). Tandis que de nos jours, ce mot est synonyme d’indécisions, de perturbations d’où surgissent les incertitudes (Morin, 2012). En outre, dans la culture chinoise, le mot crise « wēi ji » est composé de deux mots contradictoires : « wēi » désigne le danger et « ji » désigne l’opportunité. La crise n’est donc pas seulement une menace, c’est également une occasion d’évolution. Elle peut permettre aux personnes de profiter de cette opportunité pour se remettre en question et avancer (Heiderich, 2006).

Ce numéro de revue s’intéresse donc à la pensée d’Edgar Morin, sur la question des crises, mais sur d’autres thèmes aussi, et nous souhaitons surtout nous intéresser au concept de la pensée complexe, largement développé chez Edgar Morin. Nous souhaitons notamment comprendre les crises et autres phénomènes sociaux à la lumière de la pensée complexe. Cette pensée diffère de la manière d’employer le mot « complexe » dans la vie quotidienne. En effet, ce mot est souvent utilisé pour désigner confusion, embarras et incapacité à décrire un phénomène (Morin, 2014).

En 1960, Edgar Morin se rend en Amérique latine pour enseigner, durant deux années. C’est sur ce continent que naîtront les fondements de son concept de pensée complexe. Plus tard, la pensée complexe verra le jour à travers un ouvrage de six tomes, intitulé "La méthode". Cet ouvrage constitue l'œuvre majeure d'Edgar Morin. Elle est traduite en vingt-sept langues et publiée dans quarante-deux pays. Comment penser la complexité ? Pour penser la complexité Morin dénonce le « paradigme de simplification », qui réduit et disjoint les objets; qui détruit les ensembles, dissocie les objets de leur environnement, omet le lien entre l’observateur et la chose observée (Vallejo-Gomez, 2008). Il veut remplacer cette pensée simplifiante qu’il ressent comme la barbarie de la science, la barbarie de notre civilisation (Morin, 1981, p.387) par le « paradigme de complexité » (Morin, 1995, p. 106). En opposition à ce mode de pensée simplifiante qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est une manière d’appréhender le monde, ce que Morin qualifie de mode de reliance c’est-à-dire d’une pensée qui ne sépare pas, mais qui préfère rendre solidaires les personnes, les éléments, les idées, les disciplines, les concepts. « La notion de reliance, inventée par le sociologue Marcel Bolle de Bal, comble un vide conceptuel en donnant une valeur substantive à ce qui n’était conçu qu’adjectivement, et en donnant un caractère actif à ce substantif. « Relié » est passif; « reliant » est participant, « reliance » est activant. On peut parler de « déliance » pour l’opposé à « reliance » (Morin 2004, p. 239).

Morin (2004) explique que même si la civilisation occidentale favorise la séparation plutôt que la reliance (acte de relier, de créer des liens entre des personnes ou des systèmes) cette reliance serait devenue indispensable que ce soit comme complément à l’individualisme ou pour accepter les incertitudes de ce monde. Ainsi, pour penser la complexité il faut modifier nos schémas mentaux, changer de paradigme en passant de la pensée simplifiante à la pensée complexe. Morin précise que « La pensée complexe ne méprise pas ce qui est simple, elle critique la simplification. Pour autant, la complexité n’est pas l’envers de la simplification qu’elle n’élimine pas non plus : la complexité est l’union de la simplification et de la complexité » (Morin et al., 2003, p. 74). Cette pensée qui relie (dans une vision de reliance) est en accord avec sept principes : (Morin, 1999).

  • Le principe systémique ou organisationnel

Selon le sociologue, « la complexité systémique doit être comprise au sens que le système, pris comme un tout, possède des qualités et des propriétés que les parties, prises séparément, n'ont pas. L'inverse est également vrai: les parties ont des qualités et des propriétés qu'elles perdent sous l'influence des contraintes organisationnelles du système » (Rousseau et al., 1989, p. 434).

  • Le principe « hologrammique ou hologrammatique »

Dans le principe hologrammique ou hologrammatique, Morin (2013) considère que le tout est dans la partie et la partie est également dans le tout, par exemple la totalité de notre patrimoine génétique se trouve dans chacune de nos cellules de notre organisme ou encore la société dans son entièreté est présente dans chaque personne, en lien avec sa langue, sa culture, ses normes.

  • Le principe de la boucle rétroactive

En prenant appui sur la cybernétique, Morin (1982) présente le concept de rétroaction, qui brise la causalité linéaire en faisant concevoir le paradoxe d’un système causal dont l’effet retentit sur la cause et la modifie; ainsi, nous voyons apparaître une causalité en boucle. Morin (1982) prend pour exemple le système de chauffage possédant un thermostat. Le thermostat va capter la température d’une pièce et rétroagit avec la chaudière selon que la température est atteinte ou non. Dans ce système, la rétroaction régulatrice produit l’autonomie thermique de l’ensemble chauffé. Dans un tel système, la rétroaction régulatrice assure l'autonomie thermique de la pièce chauffée, par rapport aux variations externes de température. Mais cette boucle rétroactive recèle en réalité un processus complexe où les produits et les effets ultimes deviennent éléments premiers.

  • Le principe de la boucle récursive

Ce principe de récursivité consiste à envisager tout produit comme un producteur ou, en d'autres termes, toute cause comme une conséquence. Dans la théorie du structuralisme Giddens parle d’actions individuelles qui produisent et reproduisent les structures sociales qui les produisent (Kechidi, 2005).

  • Le principe d’autonomie /dépendance (auto-éco-organisation)

Morin a mis en évidence le principe clé de l’auto-éco-organisation, ce qui veut dire que « tout être vivant ne peut être compris que parce qu’il s’autonomise et s’éco-organise pour exister, parce qu’il est un étant qui consomme et qui dépense de l’énergie pour vivre. Un être vivant ne peut alors être pensé que dans/contre/avec son environnement, son auto-écologie » (Morin, 2008, cité dans Vallejo-Gomez, 2008, p. 254).

  • Le principe dialogique

Ce principe relie deux éléments apparemment contradictoires, mais qui se complètent et se confrontent. Par exemple, le concept de système fait appel à l'idée d'antagonisme et porte en lui l’annonce de la mort du système. Dans le cas des systèmes vivants, la vie est un bon exemple, elle porte en elle continuellement la mort (Morin, 2012).

  • Le principe de la réintroduction du connaissant dans toute connaissance

« Peut-on accepter que la connaissance se fonde sur l’exclusion du connaissant, que la pensée se fonde sur l’exclusion du pensant, que le sujet soit exclu de la construction de l’objet ? » (Morin, 2008, p. 34). Selon Morin, le principe de réintroduction du connaissant dans toute connaissance est primordial, il faut réintroduire le connaissant dans toute connaissance pour inclure la réflexivité du sujet sur ses interdépendances avec l’environnement socio-historique. Toute connaissance doit être « connaissance de la connaissance » et contenir une auto-réfléxivité et une auto-critique (Morin, 1986).

Avec la mise en œuvre de ces principes, cette pensée permet un regard différent sur les personnes et les éléments qui les entourent, elle peut donc rendre possible une compréhension différente des crises, quel que soit le type de crise envisagé. Elle relie des connaissances qui sont généralement séparées, cloisonnées, comme nous avons généralement appris à le faire (Morin, 2017). On ne peut déduire les émergences, on ne peut que les constater a posteriori (Morin, 2017). Les crises sont souvent le résultat d’émergences. Elles nous confrontent donc à notre ignorance. Ce principe d’émergence n’explique pas, mais permet de constater ce qui se passe (Morin, 2017), notamment lors de crises. Et, même si la pensée complexe ne permet pas d’éliminer l’incertitude, elle permet de la reconnaître, ainsi que l’insuffisance de nos connaissances (Morin, 2017). Cette pensée peut permettre de négocier avec l’incertitude (Morin, 2014). « Or l’arrivée d’un imprévisible était prévisible, mais pas sa nature » (Morin et Truong, 2021, p. 83). L’incertitude et l’inattendu sont encore plus importants en temps de crise (Morin et Truong, 2021). Pourtant, selon Morin (2014), la « science classique » prône une élimination complète du hasard. Elle est fondée sur l’induction ou la déduction. Popper a expliqué les limites de l’induction et Gödel avec son célèbre théorème, celles de la déduction (Morin, 2014). C’est aussi pourquoi, Morin (1990) s’inscrit dans des démarches abductives favorisant l’émergence.

Il est donc important de pouvoir organiser, sélectionner, confronter les nombreuses connaissances en ne les disjoignant pas (Morin et Truong, 2021). C’est ce que permet la pensée complexe. En effet, « c’est la pensée apte à relier, contextualiser, globaliser, mais en même temps reconnaître le singulier, l’individuel, le concret. La pensée complexe ne se réduit ni à la science ni à la philosophie, mais permet leur communication en opérant la navette de l’une à l’autre. La mode complexe de pensée n’a pas seulement son utilité dans les problèmes organisationnels, sociaux et politiques. La pensée qui affronte l’incertitude peut éclairer les stratégies dans notre monde incertain. La pensée qui relie peut éclairer une éthique de la reliance ou solidarité » (Morin & Le Moigne, 1999, p. 266). Mais la pensée qui disjoint, réduit et est déterministe, est celle qui domine très largement dans nos sociétés (Morin, 2014; Morin et Truong, 2021). Même si « nous ne pouvons connaître qu’en morcelant le réel et en isolant un objet du tout dont il fait partie. Mais nous pouvons articuler nos savoirs fragmentaires, reconnaître les relations tout/parties, complexifier notre connaissance, et ainsi, sans toutefois pouvoir reconstituer les totalités ni La Totalité, combattre le morcellement » (Morin, 1986, p. 229).

Il faudrait donc reconnaître le système, c’est-à-dire le tout et les parties (Morin, 2014). La pensée complexe nous invite également à admettre la circularité des causalités (Morin, 2014). Il est également nécessaire d’accepter la validité des dialogiques, c’est-à-dire des logiques apparemment contradictoires, et qui à la fois se nourrissent et se combattent (Morin, 2001). En effet, elles sont les marques ultimes de la connaissance (Morin, 2017). Ainsi, la pensée complexe est celle de la reliance (Morin, 2014).

Ce numéro spécial porte sur le thème de la Simplicité et complexité des crises à la lumière du paradigme de la complexité d’E. Morin, via l’interdisciplinarité. En effet, le fait de compartimenter le savoir par discipline ne permet pas de percevoir les problèmes de manière globale (Morin et Truong, 2021), comme cela est particulièrement nécessaire dans le cas des crises et autres phénomènes sociaux. Les articles de ce numéro, à l’appui de la pensée complexe, permettent notamment d’enrichir la réflexion sur les crises et autres phénomènes sociaux : en éducation, en santé, en politique, en économie, en écologie, dans les crises sanitaires, les crises sociales, et la mondialisation.

Pour commencer, l’article de Rachid Antonius part du constat d’une polarisation aiguë au sujet de questions telles que l’identité, la laïcité et la place de la religion dans les institutions publiques, le racisme, etc. On se rappellera notamment au Québec les débats des dernières années au sujet des questions des salles de prières dans les écoles et des sessions de contes animés par des drag queens, qui suscité un grand nombre de débats, mettant souvent en évidence des positions contradictoires, voire irréconciliables. Il faut noter que sur l’ensemble de ces questions portant à débat, on observe souvent que « des gens partageant des valeurs de justice sociale très semblables » mais malgré tout ils « prennent des positions diamétralement opposées et irréconciliables en apparence. Chaque camp développe des arguments qui se tiennent et qui, répétés dans les chambres d’écho que sont les médias sociaux, donnent l’impression que la vérité est claire et qu’il la détient. » L’auteur observe cette polarisation au Québec, mais l’article a une portée plus vaste puisque cette polarisation est observée dans un grand nombre d’autres sociétés, notamment en Europe, mais aussi aux États-Unis, où les débats sont souvent virulents. L’auteur commence par énoncer les principes proposés par Edgar Morin pour analyser la complexité, et il propose ensuite une lecture épistémologique/ méthodologique de certaines des controverses qui touchent l’islam. L’article reprend le principe dialogique de Morin mais l’élargit quelque peu afin d’aborder des logiques qui, selon lui, ne font pas partie d’un même système. L’auteur fait état de la rencontre de deux processus relevant de logiques différentes qui produisent un même comportement et qui aurait notamment comme conséquences de rendre difficile des prises de position politiques parfaitement cohérentes. Selon l’auteur, les acteurs politiques favorisent la cohérence plutôt que l’incohérence, et ils ont alors tendance à adopter une position de déni face aux logiques qui produisent des significations différentes de celles qu’ils adoptent. Comme on a pu le noter au cours des dernières années, au Québec et ailleurs, le dialogue social devient alors très difficile, voire impossible. On le verra dans l’article, les principes proposés par Morin permettent de concevoir l’aspect nécessairement paradoxal d’un même phénomène social. Ainsi, l’auteur de l’article permet d’ouvrir la porte à une discussion plus nuancée du phénomène, mais il reste à voir la suite de ces débats au cours des prochaines années, car ceux-ci ne sont certes pas terminés.

Un deuxième article, de Sandra Bertezene, David Vallat et Philippe Michel, porte sur le monde de l’hôpital et de la santé et suggère une analyse de ce monde à partir des concepts d’Edgar Morin. Les auteurs notent justement que jusqu’ici « la pensée complexe (PC) définie par Edgar Morin demeure peu opérationnalisée », et ce, bien que les écrits de Morin aient connu une très large diffusion en France et dans le monde », et selon les auteurs « en particulier depuis le début de la crise sanitaire ». Les auteurs font donc appel à cette pensée, suivant l’invitation de l’appel de la revue, et ils interrogent la pertinence de la pensée complexe dans un contexte de forte incertitude comme celui de la pandémie de Covid-19, que nous avons connu en 2020 et qui s’est poursuivi sur quelques années, sans avoir totalement disparu d’ailleurs à ce jour. Les auteurs exposent les résultats de ce qu’ils considèrent comme une recherche exploratoire qualitative. Celle-ci a été menée dans quatre hôpitaux français et ils illustrent dans leur article une adéquation forte entre les pratiques professionnelles et les principes de la pensée complexe lors de la première vague du virus, suivie de ce qu’ils qualifient comme « une inadéquation flagrante à partir de la deuxième vague ». L’article expose bien les idées centrales de la pensée complexe, le système et les principes de base, tout en soulignant également les limites de cette pensée, ce qui fournit une bonne introduction à l’œuvre de Morin. L’article montre l’intérêt de la pensée complexe pour les sciences de gestion, mais également pour les gestionnaires à qui elle peut offrir un cadre épistémologique qui peut permettre de penser un contexte caractérisé par l’incertitude. Comme le notent les auteurs, « l’opérationnalisation de la pensée complexe suggère une gestion de crise non plus seulement réalisée à partir de règles préalablement définies, mais enrichie d’une vision constructiviste dans un objectif de transformation positive des organisations hospitalières, traversées de tensions multiples qui dépassent désormais le seul cadre de la crise de la Covid-19. » La proposition peut bien sûr dépasser le seul cadre de l’hôpital et de la crise de la Covid-19 puisque la majorité des organisations connaissent sinon une incertitude permanente, tout au moins des périodes importantes d’incertitude.

L’article de Marie-Noëlle Albert et Nadia Lazzari Dodeler présente une nouvelle vision de la gestion dans le domaine du personnel ou des ressources humaines. Leur article propose une vision s’inspirant de l’approche de la complexité d’Edgar Morin, une vision que l’on peut apparenter aux approches humanistes ou encore de l’approche multidimensionnelle (Bartoli, 1991). Les auteures invitent à changer de paradigme pour aller vers ce qu’elles appellent la « gestion des personnes ». Elles soulignent que ce changement impliquerait justement une vision à la fois humaniste et réaliste qui met l’accent sur la complexité des humains qui nous entourent. Les auteures affirment qu’une personne « ne peut être comprise en observant une seule facette, et même s'il peut sembler difficile de les saisir toutes, les chercheurs et les spécialistes devraient garder en tête la composition multidimensionnelle d'une personne. » On s’approche ici d’une approche de psychologie, puisque les psychologues invitent effectivement à voir les personnes de manière holiste, globale. Les auteures rappellent que « le personnalisme s’appuie sur cette notion de personne, tout en la développant. » Elles reconnaissent que « si le personnalisme est un courant hétérogène, les personnalistes s'accordent sur l'unicité et la dignité d'une personne (Mele, 2009; Murcio & Scalzo, 2021), la croyance dans un ordre légal et moral commun à tous les êtres humains et toutes les cultures, et l’importance des relations interpersonnelles (Vervliet, 2020). » C’est donc une proposition d’ouverture sur une approche plus humaniste de la gestion du personnel ou des ressources humaines, que les auteures ancrent dans le cadre théorique du paradigme de la complexité d’Edgar Morin. Selon leur article, elles ajoutent une « vision réaliste des humains, de leurs interactions et avec leur environnement », ce qui prolongerait la vision humaniste. Les auteures concluent leur article sur les quatre effets qu’elles peuvent prévoir d’une gestion des personnes dans la complexité, soit : une solidarité qui ne peut être imposée; la reconnaissance de la multiplicité des identités; des enjeux touchant la formalisation; et enfin, des éléments concernant la performance et les coûts cachés.

L’article de Déborah Nourrit propose des éléments pour comprendre les crises à partir de la pensée complexe développée par Edgar Morin. L’article soutient que pour comprendre les crises qui traversent le monde il faut nécessairement les penser selon les principes systémique, hologrammatique, en introduisant « des boucles rétroactives et récursives, d'autonomie et de dépendances. L’article propose aussi ce qui est évoqué comme « la réintroduction du connaissant dans la connaissance ». Ce principe conduit à se questionner sur la réforme de la formation en se fondant sur une connaissance des obstacles intérieurs à la connaissance, ce qui est qualifié de connaissance complexe noétique. Il s’agit en quelque sorte de mettre en évidence et de comprendre les biais cognitifs, ainsi que « les mensonges à soi-même ». L’article invite à intégrer pleinement les savoir-être et savoir-vivre dans la formation de l'enseignant tout comme celles de l'étudiant. On considère ici que ce sont là les défis de l'intérieur qui doivent être relevés, le chemin complexe noétique à réaliser pour un humanisme régénéré tel que suggéré par Morin. L'article rappelle que l’on envisage souvent les crises comme quelque chose de négatif, par exemple sous cette définition: "Manifestation brusque et intense, de durée limitée (d'un état ou d'un comportement), pouvant entraîner des conséquences néfastes" ou encore : « Situation de trouble, due à une rupture d'équilibre et dont l'issue est déterminante pour l'individu ou la société ». S’inspirant toujours de la vision de Morin, l’article souligne qu’il faut inscrire la notion de crise dans le contexte plus large des multi-crises, tant les effets d'interdépendance lient les domaines qu'elle affecte, telle une nébuleuse, et cette vision est ici appliquée aux crises dans le domaine de la formation.

L’article suivant, de María Fernanda González Binetti et Fabienne Serina-Karsky, s’intéresse à l’éducation à la citoyenneté mondiale en s’inspirant ici encore du paradigme de la complexité, et donc de la vision de l’éducation complexe. On rappelle que la crise de l’éducation s’inscrit « dans une évolution des crises qui secouent la planète et qui semblent s’accélérer en ce début de XXIe siècle avec la menace de l’anthropocène et des pandémies ». L’article soutient qu’il faut penser l’éducation pour un monde meilleur, ce dont tous conviendront, mais comment y arriver ? L’article propose ici de se pencher sur l’éducation à la citoyenneté mondiale en faisant référence aux travaux d’Edgar Morin. Ceci amène les auteurs à identifier les défis auxquels est confrontée l’éducation dans le contexte actuel, mais aussi à tenter de dégager « les voies et un chemin d’espérance pour esquisser une issue à la crise du monde actuel ». L’article se centre sur les enjeux de l’éducation à la citoyenneté mondiale, de l’éducation complexe et de la formation du citoyen, qui sont tous associés ici à des terrains d’expérimentation qui ouvrent la voie pour définir les fondements nécessaires pour bâtir l’éducation de l’avenir. L’article évoque la crise de confiance dans les institutions, la recrudescence de la polarisation politique, ainsi qu’une insuffisance de débats sur la chose publique, sur la démocratie et sur le bon devenir de nos sociétés. On rappelle que la crise dépasse les défis de l’égalité ou l’équité. On affirme ici que les systèmes éducatifs ne sont plus adaptés à leurs objectifs et que l’enseignement actuel néglige des éléments essentiels, soit les suivants : les compétences pour réussir dans l’avenir, ce que l’on appelle les ‘compétences du 21e siècle’ dans certains référentiels de compétences. Ceci inclut les compétences cognitives permettant de développer la pensée critique, mais également des compétences non cognitives comme l’empathie, mais aussi d’autres compétences souvent qualifiées de compétences transversales. L’article nous invite donc à repenser le monde de l’éducation et de songer à former des citoyens « capables de débattre, de penser et être dotés d’émotions morales pour favoriser la coopération et la compassion envers autrui », ce qui définirait l’éducation à la citoyenneté mondiale, afin de favoriser une vision commune du vivre ensemble, à l’échelle planétaire.

Dans l’article de Nancy Michaud et Marie-Michèle Couture, on s’intéresse au concept ou à la vision de l’humanité des comptables. Bien sûr, de manière générale, on peut considérer les comptables comme des gens « froids, monotones, chiffrés et quasi robotisés avec toutes leurs règles, leurs rapports, leurs normes et leur jargon ». L’article veut montrer que la comptabilité se pratique malgré tout dans un monde empreint de la complexité humaine. On rappelle ici que le processus structuré et systématique associé à la pratique comptable et à la réalisation d’audits des états financiers peut faire penser que les comptables agissent en quelque sorte comme des automates. Les auteurs affirment toutefois que puisqu’il est impossible de réglementer toutes les situations, les normes comptables et d’audit laissent en fait une bonne place pour l’exercice du jugement professionnel. Les auteurs rappellent d’ailleurs que « les états financiers ne sont pas des états purement factuels obéissant à des lois. Ils sont un mélange de faits et d’interprétations qui ne peuvent jamais être totalement dissociés » (Michaud, 2021, p. 323). L’article soutient donc que le travail du comptable ne peut se réaliser comme s’il était fait par un robot. On rappelle la crise vécue dans la firme comptable internationale Andersen, au début des années 2000, ainsi que le scandale Enron, des événements qui ont tous deux remis en question la profession de comptable en montrant que les processus comptables peuvent être orientés ou adaptés, et l’on pourrait dire que la fraude et l’évasion fiscale ne sont que deux exemples très parlants à ce sujet. La confiance à l’endroit des comptables et des demandeurs ou utilisateurs des états financiers a été très fortement ébranlée et la profession reste toujours entachée de questionnements, voire de présomptions négatives sur le plan de l’honnêteté dans la pratique du métier. L’article interroge donc sur le jugement comptable, et pour rejoindre la pensée de Morin, il suggère que l’humanité complexe apparaît essentielle pour apprécier les situations sur lesquelles le ou la comptable doit prendre des décisions.

C’est dans cette perspective que les auteurs invitent à se pencher sur cette complexité humaine du comptable, et ce, afin de mettre en évidence que la personne est à la fois double, plurielle, innombrable, toujours en s’inspirant ici de Morin (2001, p. 89).

On le constate, les articles réunis dans ce numéro de la revue Interventions économiques sont eux aussi pluriels et diversifiés, abordant la pensée d’Edgar Morin sous divers angles et l’appliquant à divers objets d’étude aussi diversifiés que la santé, l’éducation, la formation, la gestion du personnel ou des personnes, l’identité, la laïcité et les crises en général.