Corps de l’article

Paru aux États-Unis en 2018, le livre de Quinn Slobodian Globalists. The End of Empire and the Birth of Neoliberalism (Harvard, Harvard University Press) est rapidement devenu incontournable pour quiconque s’intéresse au néolibéralisme. Riche en contenus historiques, jamais avare de détails sur les débats comme sur les personnages, portant un regard original sur un univers intellectuel trop souvent caricaturé, on ne peut donc que se réjouir de voir les éditions du Seuil publier à leur tour l’ouvrage sous le titre Les globalistes. Une histoire intellectuelle du néolibéralisme (Paris, 2022). Certes, on peut regretter que la fin de l’Empire, un thème pourtant important dans l’étude, ait disparu du titre, mais qu’importe, le lecteur comprendra aisément au fil des pages pourquoi Quinn Slobodian tenait à y faire référence.

De Vienne à Genève

Pour beaucoup de chercheurs, le colloque Lippmann qui s’est tenu à Paris du 26 au 30 août 1938, est considéré comme le moment fondateur du néolibéralisme[1]. L’autre grand moment étant la création de la Société du Mont-Pèlerin, le 10 avril 1947. Quinn Slobodian remonte le temps, pour situer plus tôt les premiers grands débats, plus précisément à Vienne dans les années 1920. La ville a perdu de son lustre, mais elle reste encore un lieu d’effervescence culturelle. On y retrouve notamment de nouvelles générations d’économistes, marchant dans les pas de leurs illustres prédécesseurs, mais avec un tournant plus marqué pour les thèses libérales radicales[2]. Très courus, les séminaires rivaux qu’organisent Ludwig von Mises et Hans Mayer, deux anciens étudiants de von Wieser, créent ainsi un espace de débats non seulement sur l’économie et ses lois, mais aussi sur le problème posé par Richard von Strigl du lien entre la théorie économique et la politique économique.

Slobodian revient aussi sur un autre aspect peu connu du néolibéralisme : les liens très étroits qui se nouent alors entre les économistes et les milieux d’affaires via la Chambre de commerce international de Vienne. Mises y travailla, tout comme Hayek d’ailleurs, dans le cadre du Nouvel Institut de conjoncture pour lequel il avait été embauché. Le nazisme et l’Anschluss pousseront beaucoup de ces économistes à fuir l’Autriche et d’autres l’Allemagne. Ils partiront vers le Royaume-Uni, les États-Unis ou encore la Suisse. À Genève en particulier où se trouvaient le siège de la Société des Nations et son très libéral bureau des affaires économiques et financières que dirigeait alors l’économiste statisticien Alexander Loverday, et surtout le tout nouvel Institut des Hautes Études internationales. Fondé en 1927 par William Rappard et Paul Mantoux, l’Institut allait devenir sous l’impulsion de Rappard un véritable laboratoire d’idées (thinktank) libérales. Invités ou de passage, professeurs attitrés ou simples conférenciers, nombre d’économistes libéraux, parmi les plus prestigieux d’ailleurs, viendront à Genève, contribuant ainsi autant à la renommée internationale de l’Institut qu’au renouveau d’un libéralisme menacé de toutes parts, par les régimes autoritaires, les nationalistes, les socialistes, voire encore par les brebis égarées du libéralisme dans le planisme. Pour ne mentionner que quelques-uns de ces illustres « visiteurs » : Wilhelm Röpke, Ludwig von Mises, Michael Heilperin, Gottfried Haberler, Friedrich Hayek, Jacob Viner ou encore Lionel Robbins dont la série de conférences qu’il donna au cours de l’été 1935 déboucha sur un ouvrage fort remarqué[3] : Economic Planning and International Order (Londres, Macmillan, 1937).

Le tournant de la Première Guerre mondiale

Le point de départ de la réflexion de ces intellectuels, c’est le chaos économique et politique qui ne cesse de s’étendre depuis la Première Guerre mondiale, précipitant le monde à sa perte. Pour eux, tout serait parti de là. La guerre marque un point de rupture et le début d’une longue dérive. Certes, le dix-neuvième siècle ne fut pas un fleuve tranquille, mais il fut, comme ils aimaient à le rappeler, un siècle de paix, celle de la Pax Britannica et, dans une moindre mesure, celle de l’empire austro-hongrois. Ce siècle fut aussi un siècle de progrès, grâce à l’industrie et surtout au commerce qui, en s’étendant librement au monde entier, eut pour effet de rendre les nations toujours plus dépendantes les unes des autres à l’intérieur d’une grande division mondiale du travail. Et les deux allaient de pair : si la paix impériale apportait l’ordre et la règle de droit avec pour pierres d’assise la propriété privée et la liberté, l’interdépendance économique apportait de son côté la prospérité, confortant ainsi la paix dans un monde toujours plus intégré. Mais pour aller de pair, les deux mondes, celui de l’économie et celui de la politique, n’en étaient pas moins séparés, obéissant chacun à ses règles cardinales : la concurrence pour le premier et la démocratie pour le second.

Vision idéalisée d’un monde perdu[4] certes, mais n’y voyons cependant pas que de la nostalgie. L’imagerie historique est là pour nous livrer un message. Un double message, faudrait-il dire. Si la folie des hommes finit par entraîner les nations dans des massacres sans nom, c’est la vanité de leurs prétentions qui les entraînera sur celle, tout aussi destructrice, du planisme et du socialisme. La Première Guerre mondiale fut en effet cela : le début d’un temps nouveau, celui de l’interventionnisme et des illusionnistes. Rompant avec la neutralité économique d’antan, les gouvernements avaient dû planifier l’économie de guerre. Dès lors, une fois la démonstration faite qu’il était possible d’organiser l’économie, pourquoi, après tout, ne le serait-il plus une fois la paix revenue ? Les Bolcheviques s’y étaient déjà engagés et les régimes autoritaires suivaient. Avec certains résultats, d’ailleurs. Pourquoi ne pas s’y engager aussi, diront certains libéraux ? Avec prudence néanmoins, et surtout en ne perdant pas les fondements de la civilisation libérale. À l’image d’un John Maynard Keynes relevant dans les notes finales de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie : « Les régimes autoritaires contemporains paraissent résoudre le problème du chômage aux dépens de la liberté et du rendement individuels. Il est certain que le monde ne supportera plus très longtemps l'état de chômage qui, en dehors de courts intervalles d'emballement, est une conséquence, et à notre avis une conséquence inévitable, de l'individualisme tel qu'il apparaît dans le régime capitaliste moderne. Mais une analyse correcte du problème permet de remédier au mal sans sacrifier la liberté ni le rendement. » La citation est restée célèbre. C’est contre ces tendances mortifères et autres dérives socialistes que se dressent les néolibéraux. Contre ces amateurs et autres fantaisistes qui ont l’ambition de guider l’opinion, « ces gens qui ont une rancune à satisfaire ou une panacée à vendre », dira crûment Friedrich Hayek dans la préface de son ouvrage The Road to Serfdom (Chicago, Chicago University Press, 1944)[5].

Voilà pour le premier message : l’erreur fatale fut en se tournant vers l’État d’avoir joué les apprentis sorciers. Quant au second message, il découle tout naturellement du constat que la paix et la prospérité n’avaient été possibles au dix-neuvième siècle que parce que le sage principe de séparation des deux mondes s’était imposé et qu’il était respecté. C’est à ce niveau qu’apparaît l’originalité de cette réflexion commune. Pour ces néolibéraux, les économistes classiques ont, malgré leur énorme contribution scientifique, doublement erré : sur l’origine de la valeur comme l’avaient déjà démontré les marginalistes, notamment les Autrichiens, mais aussi sur le marché lui-même. Celui-ci ne peut en effet fonctionner sans institutions. Notamment celles qui consacrent et protègent la propriété privée et la liberté économique. Or, diront-ils, non seulement les classiques n’y ont-ils attaché que peu d’importance, ou du moins avaient-ils fini par oublier les enseignements toujours pertinents d’Adam Smith à ce sujet, mais qui plus est, n’ont-ils pas compris que le même principe de séparation entre l’économie et le politique respecté à l’intérieur des frontières nationales, devait l’être aussi à l’international. Il le fut, certes, mais grâce à la Pax Britannica. Tout l’enjeu désormais est là : la Grande Guerre ayant fait exploser la Pax Britannica, comment à la fois repousser le nationalisme et rétablir ce principe de séparation ?

L’école de Genève

Reprenant à son compte la division introduite par Ernst-Ulrich Petersmann du néolibéralisme en quatre écoles, soit celles de Fribourg, Chicago, Cologne et Genève, Slobodian s’intéresse uniquement à cette dernière. S’y rattachent outre les noms mentionnés, d’autres d’économistes comme Franz Böhm ou Moritz Bonn, des juristes comme Petersmann ou encore des praticiens, au Gatt notamment, comme Jan Tumlir ou Frieder Roessler. Là n’est toutefois pas l’essentiel. Ce qui rapproche tout ce petit monde, c’est une certaine vision d’un néolibéralisme global dont les règles et les institutions doivent venir encadrer, « engainer », dira Slobodian, les marchés pour en assurer leur bon fonctionnement et leur autorégulation à l’échelle internationale : « pour survivre, l’économie mondiale a besoin de lois qui limitent l’autonomie des nations. Dans cette version du néolibéralisme, la valeur fondamentale n’est pas la liberté de l’individu, mais l’interdépendance du tout » (p. 35). Le néolibéralisme de l’école de Genève est donc moins « une théorie du marché ou de l’économie qu’une théorie du droit et de l’État » (p. 293). Ou pour dire les choses autrement : la main invisible du marché avec la main visible du droit.

Slobodian revient dans la conclusion de son ouvrage sur les 15 points ou propositions qui constituent l’essence de leur approche (p. 296). Je ne les reprendrai pas toutes, mais trois d’entre elles me paraissent centrales : (1) une vision globale du monde marquée par la séparation du dominium de l’imperium [6] ; (2) l’établissement de règles et d’institutions prévisibles qui viendront protéger le dominium des abus de pouvoir de l’imperium ; et (3) pour imparfaits que soient les marchés, leur fonctionnement et l’ordre qu’ils génèrent doivent être à l’abri des risques politiques, en particulier la dérive populiste des démocraties. Même si l’auteur peut s’étendre lorsque l’occasion se présente sur les idées ou les déambulations d’untel ou d’untel[7], l’ouvrage est construit autour de ces grandes idées, chacun de ses chapitres étant l’occasion de revenir sur les débats les entourant[8]. Ainsi se dévoile au fil des pages la trame d’un ambitieux projet intellectuel dont l’un des buts avoués serait non seulement de permettre le développement du capitalisme à l’échelle mondiale, mais aussi de le mettre à l’abri des dangers du pouvoir, des dérives politiques et du populisme social. Le mot d’ordre est clair : créons des institutions internationales qui doivent rester neutres vis-à-vis des marchés et imposons-en le principe à tous les États qui en sont membres.

Le chapitre 3 intitulé Un monde de fédérations est celui qui nous éclaire le plus sur la nature de ce projet. Il ne s’agit pas, en effet, de mettre en place un « gouvernement mondial » comme pouvaient l’envisager les libéraux de l’autre camp, voire même comme ont pu l’envisager un temps certains néolibéraux davantage portés sur le pragmatisme et les résultats, mais des « fédérations supranationales fortes ». C’est cette ambition qui constitue le fil qui les réunit : instaurer des institutions et des politiques qui empêcheront les gouvernements d’interférer dans les affaires économiques tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leurs frontières politiques, autrement dit chez eux et, par voie de conséquence, chez les autres.

Slobodian revient notamment sur les travaux de Moritz Bonn, Lionel Robbins, Friedrich Hayek, Ludwig Mises et Wilhelm Röpke. Au centre de leurs réflexions, la binarité du monde avec son patchwork d’États souverains et son économie mondiale toujours plus intégrée grâce au libre-échange. En fédérant les États, les institutions doivent à la fois faciliter cette intégration et servir de garde-fou. Hayek fut sans doute celui qui ira le plus loin dans cette réflexion, mais plus tardivement, avec la publication en 1960 de La constitution de la liberté et des trois volumes de Droit, législation et liberté, en 1973, 1976 et 1979. Rappelons d’ailleurs que c’est à son initiative que : « A group of economists, historians, philosophers, and other students of public affairs from Europe and the United States » [9] , connus pour leurs idées libérales, allait se réunir au pied du Mont-Pèlerin et créer la société du même nom dont l’objectif n’était rien de moins que de défendre les valeurs de la civilisation libérale et de redéfinir les fonctions de l’État à la seule lumière de la dignité humaine, de la liberté et de la propriété.

Influence et frustrations

En un sens, l’ouvrage vient réparer « une injustice américaine », soit celle d’avoir relégué au second plan des débats sur le néolibéralisme, les néolibéraux européens au profit des seules écoles américaines, notamment celle de Chicago et dans une moindre mesure celle de Virginie. Force est en effet de constater avec Slobodian que le néolibéralisme n’est pas parti des États-Unis, mais d‘Europe, dans l’entre-deux-guerres. Et si certains de ses représentants, Mises, Harberler ou encore Machlup n’étant pas les moindres, vont s’expatrier aux États-Unis, leur influence restera malgré tout fort limitée, ne trouvant guère de place dans les débats qui opposeront dans un premier temps les monétaristes aux keynésiens, puis les théoriciens de l’offre à ceux des anticipations. En témoigne l’octroi du prix « Nobel d’économie » à Hayek en 1974[10], en même temps d’ailleurs qu’à Gunnar Myrdal. Certes, le prix remettra l’auteur de la Route de la servitude à l’avant-scène du débat politique après une longue traversée du désert, mais malgré les attentes et les regards sympathiques portés à ce néolibéralisme constitutionnel, à commencer dans les équipes économiques de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, c’est la déception et les désillusions qui furent au rendez-vous. De part et d’autre d’ailleurs. Quant aux débats universitaires, l’économie, suivant en cela la voie positiviste tracée notamment par Milton Friedman, mais méprisée par Hayek, ils avaient pris un tour trop quantitativiste pour s’intéresser à des travaux philosophiques d’un autre âge. Même le nouvel institutionnalisme, celui des « prix Nobel » Douglass North et Oliver Williamson, s’en tiendra bien loin pour se rabattre sur la théorie des coûts de transactions qui avait le double avantage d’introduire la rationalité dans l’action humaine et de faire des institutions une question d’utilité et de calcul. Ce faisant, les nouveaux institutionnalistes renouaient avec le rationalisme et le constructivisme social, là encore, tant décrié par Hayek.

Le second mérite de l’ouvrage de Slobodian est de nous éclairer sur la contribution intellectuelle des néolibéraux de l’école de Genève. Pour reprendre ses mots, « le globalisme de l’école de Genève n’a ainsi pas grand-chose à voir avec le supposé utopisme du libre-échange ou le fondamentalisme de marché dont elle est souvent accusée » (p. 29). Marchant à contre-courant, Quinn Slobodian porte également un regard beaucoup plus juste sur les rapports entre ces derniers et les élites économiques et politiques. Certes, ils ont besoin de leur appui financier tout comme il leur faut convaincre, mais, dira-t-il avec beaucoup de justesse, « leur imagination dépasse celle de leurs partenaires. Leur radicalité porte toujours en elle le potentiel de se déployer par elle-même. Même s’ils collaborent avec des organismes ancrés dans l’internationalisme, le globalisme des néolibéraux tend souvent vers un objectif que leurs partenaires (et bailleurs de fonds) ne partagent pas nécessairement (p. 161). De là les déceptions et les désillusions que j’évoquais plus haut. À l’image d’un Gottfried Haberler que le Secrétariat du GATT avait mandaté pour rédiger un rapport sur la situation difficile que connaissaient les pays en développement (PED) dans le commerce mondial dans les années 1950. Or non seulement celui-ci fut obligé de composer avec d’autres économistes plus sensibles que lui à l’interventionnisme public, mais qui plus est, on ne retint finalement que deux choses de son rapport : un plaidoyer en faveur de mesures particulières et l’octroi d’un statut particulier en faveur des PED. Deux hérésies en somme pour ces néolibéraux.

Une autre qualité de l’ouvrage est de « lire » l’histoire du XXe siècle de leur « point de vue ». Autrement dit, en replaçant les débats dans le contexte d’une histoire reconstruite. Ainsi, Slobodian identifie trois grands moments dans cette reconstruction : (1) la Première Guerre mondiale, qui marque la fin du libre-échange et de l’étalon-or, et dont nous avons évoqué plus haut la charge symbolique ; (2) la Grande dépression, qui marque le point de départ de leur grand combat dans l’arène politique, ces constitutionnalistes du marché s’opposant avec une vigueur étonnante à toutes les formes imaginables d’interventionnisme et de planisme ; et (3) la crise de l’État, providence au Nord et développementaliste au Sud dans les années 1970-1980, marquant leur retour en grâce, du moins pour un certain temps. Sans doute, la démonstration aurait été plus forte si l’auteur s’en était tenu là plutôt que de s’étendre sur la période plus contemporaine. Autant on perçoit clairement les enjeux et les trajectoires pour les deux premières périodes, autant on a du mal à saisir le pourquoi et les raisons aussi bien de leur échec face aux interventionnistes après la Guerre que de leur oubli aujourd’hui après avoir pourtant largement contribué au démantèlement du régulationnisme au Nord et du développementaliste au Sud. Cela représente, me semble-t-il, une première faiblesse de l’ouvrage : Slobodian ne confronte pas à proprement parler le projet des néolibéraux de Genève à d’autres, et notamment à celui des keynésiens, leur bête noire.

Reconstruire le libéralisme 

Le débat porté par l’école de Genève sur le constitutionnalisme international s’inscrit, en effet, dans un débat plus large sur le renouvellement du libéralisme dans l’entre-deux-guerres sur lequel il aurait été utile de revenir[11]. Le cours des évènements jette alors les libéraux dans le plus profond désarroi. Il ne s’agit évidemment pas de céder aux sirènes de la planification socialiste ni à celles du corporatisme social, mais de repenser le libéralisme, et dans ce sens, s’il s’agit de l’adapter aux réalités nouvelles, il s’agit surtout de trouver les raisons pour lesquelles les théories ont failli et d’en repenser les fondements. Dans leur réflexion commune, les libéraux se rejoignent sur deux points. D’abord, les institutions dont le rôle a souvent été sous-estimé, voire ignoré par les derniers classiques : aborder les marchés sous l’angle de l’harmonie naturelle fut une grave erreur et le laisser-faire une illusion. Ensuite, l’État gardien de l’ordre public : il ne revient pas à celui-ci de se substituer à l’initiative privée ni au marché, mais de faire ce que l’une et l’autre ne peuvent pas faire[12]. La convergence s’arrête là : pour les néolibéraux, la concurrence, aussi imparfaite soit-elle, doit être « engainée » dans les institutions, tout comme l’impératif de neutralité de l’État vis-à-vis de l’économie ; et pour les nouveaux libéraux, les keynésiens pour simplifier, l’État se voit mandaté de trois grandes fonctions, soit corriger les défaillances du marché, rendre le capitalisme raisonnable et transformer la liberté négative en liberté positive. Voici donc le premier niveau du débat, mais il y en a un second dont les deux camps ont très tôt saisi l’importance : l’international.

Pour les néolibéraux, la cause est entendue : comme mentionné plus haut, en l’absence de gouvernement mondial, l’idée d’une fédération d’États paraît être la seule voie à suivre pour mettre en place les institutions communes garantes de la sécurité humaine, du respect des droits fondamentaux et de la séparation de l’imperium et du dominium. Pour les nouveaux libéraux, le problème est posé différemment : comment faire intervenir l’État adéquatement si la sécurité internationale n’est pas assurée, que les politiques publiques sont soumises aux aléas et aux contraintes des marchés internationaux et que celles-ci ne vont pas dans la même direction ? C’est à une autre échelle que nationale qu’il s’agit d’introduire la régulation : celle d’une coopération devant déboucher sur une internationalisation ordonnée des échanges. Le fossé est abyssal entre cette vision et celle des néolibéraux.

On aurait aimé voir abordé ce sujet dans Les Globalistes. Le séminaire et le livre qu’en tira Lionel Robbins lui donnaient l’occasion d’aller un peu plus loin que les quelques pages consacrées à la « déplanification ». J’aimerais en dire quelques mots. Cela me permettra d’introduire un autre et fort important ouvrage publié peu de temps après par James Meade : The Economic Basis of a Durable Peace (Londres, Allen and Unwin. 1940).

Robbins vs Meade

Professeur d’économie à la London School of Economics (LES), dont il en devint le président en 1929[13], Lionel Robbins[14] publia deux ouvrages dans les années 1930 qui devaient contribuer à sa réputation internationale : An Essay on the Nature and Significance of Economic Science (Londres, Macmillan, 1932) qui contient sa célèbre définition de l’économie aujourd’hui adoptée par beaucoup d’économistes[15], et le second, celui qu’il tira de la série de conférences données à Genève Economic Planning and International Order (1937, Londres, Macmillan 1937)[16]. Le chapitre le plus intéressant du livre est celui qui traite du « libéralisme international », un plan, dira Robbins, « qui n’a jamais été entièrement exécuté »[17].

L’objet de ce plan est de mettre en place une organisation internationale dont les deux fonctions principales seraient, pour la première, d’assurer la sécurité sans laquelle il ne peut y avoir de « division internationale du travail méthodique » ni de réseaux compliqués de relations économiques et financières indispensables au développement normal des ressources mondiales »[18]. Quant à la seconde fonction, elle découle du constat qu’« il existe une économie mondiale. Mais il n’y a pas de politique mondiale ». À l’origine des conflits, ce serait moins la division du monde en États nations comme telle que « la division du travail en unités nationales »[19]. La grande lacune des libéraux du XIXe siècle fut d’avoir ignoré la coopération internationale. Pour reprendre Robbins, si leur réussite fut « d’avoir réalisé l’harmonie des intérêts (par les institutions de la propriété et du marché. CD) des habitants des différentes nations », pour autant ils ne réalisaient pas suffisamment que l’achèvement de cette harmonie n’était possible qu’à l’intérieur d’un cadre de sécurité internationale »[20]. Comment y parvenir ? Robbins en appelle à « une révolution politique ». Une simple association des États est inefficace, dit-il ; inspiré par la constitution américaine, il voit plutôt une fédération, libérale prend-il la peine de préciser, dont l’un des mandats serait dans une perspective de liberté commerciale d’unifier « la législation de la propriété et des contrats dans le monde entier »[21].

Tournons-nous maintenant vers l’autre ouvrage, celui de James Meade : The Economic Basis of a Durable Peace (Londres, Allen and Unwin. 1940). Quelques mots de mise en contexte. Meade était alors très marqué par ses discussions et séminaires avec Keynes. Tous deux étaient d’ailleurs convaincus qu’il fallait donner la priorité à l’emploi et à la croissance, mais qu’on ne pouvait y parvenir sans coopération entre les États. En la matière, la première tâche qui s’imposait était de créer une monnaie internationale commune, ou à défaut de mettre en place un système qui s’en rapproche et allège les États du fardeau de la contrainte monétaire externe. Keynes, on le sait, se concentrera sur cette question, préparant la voie avec son projet d’Union internationale de compensation aux futurs Accords de Bretton Woods. Sur le commerce, par contre, il restera longtemps fort sceptique, du moins jusqu’à ce que les projets anglo-américains d’organisation internationale du commerce lui paraissent offrir les garanties suffisantes. Contrairement à Keynes, Meade était beaucoup plus optimiste. Il élaborera d’ailleurs pour le gouvernement britannique un projet d’union commerciale internationale (A Proposal for an International Commercial Union [22]) dont on retrouve une première mouture dans The Economic Basis of a Durable Peace.

Tout comme Robbins, Meade oppose libéralisme et planisme, et place la paix et la sécurité au premier plan de toute coopération internationale, avec la sécurité économique comme pièce centrale. Tous deux plaident également en faveur de la coopération et de la création d’une organisation dans le domaine des affaires économiques internationales, ce qui demande que les États restreignent leur liberté d’action et transfèrent les pouvoirs économiques correspondants aux organes appropriés de cette dernière. Mais alors que Robbins plaide en faveur de la neutralité économique, Meade plaide, au contraire, en faveur de la régulation. Autre point de divergence : partisan de faire participer tous les États, les régimes autoritaires comme les régimes libéraux, Meade cherche des principes économiques qui pourraient servir de base commune à la coopération.

Les thèmes abordés dans l’ouvrage de Meade sont nombreux[23] et plus concrets que dans celui de Robbins, mais le commerce est un thème commun aux deux ouvrages. Means parle à ce propos de réduction progressive des barrières au commerce (tarifs, quotas, prohibitions, contrôle des changes, etc.) et d’une autorité qui aurait aussi le pouvoir de contrôler la concurrence, les cartels et l’action des autorités commerciales nationales. Certaines mesures de protection sont toutefois envisageables. Notamment s’il s’agit de réduire le chômage ou de protéger l’agriculture, les industries naissantes ou encore les politiques sociales. Les mêmes principes doivent s’appliquer aussi aux économies planifiées, notamment ceux de spécialisation et de concurrence pour les produits importés.

L’esprit du livre apparaît dans la conclusion : « It has been suggested that the main objectives of any such structure (un système économique international. CD) should be to prevent serious economic depressions by means of a suitable policy of monetary and economic controls, and to increase the freedom with which goods, capital and men may move across national frontiers »[24]. On en prendra la mesure en comparant la citation avec celle tirée de la conclusion du livre de Robbins : « Le responsable de notre détresse, ce n’est pas le capitalisme qui, bien conditionné, est une sauvegarde de la liberté et du progrès, mais le nationalisme qui mène à la pauvreté et à la guerre… Ce n’est pas d’une révolution socialiste que le monde a besoin … mais de réformes libérales qui créeraient un cadre à l’intérieur duquel ces contradictions (de la division nationaliste. CD) ne seraient pas autorisées à se manifester »[25].

Je n’en dirai pas davantage sur la comparaison des deux projets. Il était important d’y revenir, non seulement parce que Meade fut l’un des acteurs des discussions anglo-américaines qui débouchèrent sur le GATT, mais surtout parce que les néolibéraux, comme le souligne d’ailleurs à plusieurs reprises Slobodian, ont justement eu tendance à présenter le GATT comme un résultat probant de leur action politique. Influence il y eut certes, mais bien en deçà de celle qu’ont pu avoir les nouveaux libéraux, tant américains que britanniques, sur le cours d’une négociation dont l’objet n’était pas de rétablir le libre-échange, mais de libéraliser les échanges de manière ordonnée et, en en relançant le commerce, de contribuer ainsi à la croissance, à l’emploi et au développement. Cette discussion aurait mérité toute sa place dans Les globalistes.

Quid de l’école de Genève ?

On pourrait prendre d’autres exemples, mais, d’une manière générale, l’analyse contextuelle aurait gagné à être davantage élargie aux débats théoriques. On touche là, me semble-t-il, à un problème plus large : celui des limites de la sociologie historique des idées économiques, le champ dans lequel se situe Quinn Slobodian. Loin de moi l’idée de remettre en question l’importance et la portée de l’ouvrage. Il est essentiel, et sa contribution à la compréhension du globalisme néolibéral en fait un instrument précieux et, répétons-le, tout à fait original. Mais le pont avec le champ de l’histoire de la pensée économique aurait dû être mieux établi. À commencer à propos de l’école de Genève : peut-on vraiment parler d’école ?

Slobodian emprunte la dénomination à Ernst-Ulrich Petersmann comme je l’ai mentionné, sans trop la discuter d’ailleurs, pour développer et discuter ce qui lui semble être les deux traits originaux de cette école, soit : (1) « l’idée selon laquelle les marchés ne sont pas naturels, mais plutôt le produit de la construction des institutions qui les encadrent » ( p. 17) ; et (2) le projet globaliste de construction d’un fédéralisme et d’un constitutionnalisme économique à l’échelle internationale, autrement dit « à une échelle qui dépasse la nation » (p. 18). Et Slobodian de préciser que l’étiquette d’école de Genève désigne « un courant de pensée néolibérale qui prend sa source dans les séminaires de la Vienne fin de siècle et son débouché dans les salles de l’OMC à Genève en fin de millénaire » (p. 18). C’est pour le moins fort curieux de désigner ainsi une école de pensée. De même, l’auteur évacue rapidement les différences entre ses « membres » pour ne conserver que ce qui les rapproche. Elles sont pourtant plus substantielles qu’il ne le prétend. Prenons le cas de Hayek et de Robbins. Leur conception de l’économie et de ses méthodes est même assez opposée. Comment imaginer que Hayek, toujours très critique de l’utilitarisme, puisse accepter la définition devenue canonique qu’en donne Robbins ? La définition de Robbins est incontestablement plus proche de l’économie positive et des choix rationnels à la Friedman que de l’institutionnalisme économique qu’il cherchera à conceptualiser dans le prolongement de La route de la servitude. Je pourrais prendre aussi pour exemple le cas de Hayek et de Röpke. Les conflits personnels entre les deux furent marquants, mais ils s’inscrivent aussi dans les conceptions différentes des institutions que chacun défendait.

Autre problème théorique : « Le recours à la loi » et l’appel à des institutions qui « engainent » le marché seraient des traits communs à l’école de Genève, mais, à y regarder de près, parmi tous les noms d’économistes que mentionne Slobodian, deux seulement se sont vraiment attachés à en construire les fondements théoriques : Friedrich Hayek[26] et, dans une moindre mesure, Wilhelm Röpke. L’auteur y revient, mais il ne nous éclaire guère sur les grands ouvrages du premier. Quant à Röpke, il préfère s’étendre sur son racisme, avéré d’ailleurs, plutôt que sur le contenu de ses ouvrages et les différences entre sa vision de l’internationalisme libéral et celle de Hayek, voire celle de Robbins.

On peut se demander en fait si l’existence de l’école de Genève n’est pas simplement due aux circonstances, voire au dynamisme d’un William Rappard, sur lequel Slobodian ne s’étend guère d’ailleurs. Mais là encore, pourquoi ne pas parler aussi de l’école de Londres et du dynamisme dont fit également preuve Lionel Robbins pour transformer la LSE sous sa direction et y attirer les talents, à commencer par Hayek ? Sans doute tous ces économistes que Slobodian range dans l’école de Genève, partagent-ils beaucoup d’affinités idéologiques[27] et, surtout, une vision commune du rôle que doivent jouer les institutions internationales. Ce sont des cosmopolites, des globalistes, comme il les qualifie, attachés à une liberté totale des marchandises et des capitaux, mais aussi des personnes. Mais pour autant, pouvons-nous vraiment parler d’une école économique comme on parle du monétarisme de Chicago, du keynésianisme des deux Cambridge, de l’école historique allemande ou encore de l’école autrichienne, et ce avec toutes leurs variantes ? C’est là que le bât blesse à mon avis dans le travail de Slobodian. Pour parler d’école de pensée, encore faut-il qu’il y ait un corps de pensée structuré et organisé comme Schumpeter a cherché à le montrer dans sa monumentale Histoire de l’analyse économique (Paris, Gallimard, 1983, pour la trad. française) en traquant les écoles dans leur variété et en extirpant leur contribution à l’analyse économique. Ce n’est pas l’objet du livre, convenons-en, mais le pont entre l’analyse contextuelle et l’analyse théorique aurait besoin d’être solidifié. Ou pour dire les choses autrement, peut-on s’engager sur le terrain de la pensée économique et de ses différentes écoles par la seule voie de la sociologie historique ? À cet égard, Schumpeter, le premier, défendait l’approche interdisciplinaire, mais la porte d’entrée de la discipline n’en demeurait pas moins la théorie économique.