
Volume 53, numéro 3, 2024 Arts littéraires et reterritorialisations textuelles Sous la direction de René Audet et Corentin Lahouste
Sommaire (9 articles)
Études
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Promenades littéraires. Arts et détournements de la visite guidée
Magali Nachtergael
p. 23–39
RésuméFR :
Soumis aux mêmes injonctions que les musées, le patrimoine culturel et touristique a développé depuis les années 2000 des stratégies visant à renouveler les récits qui sont associés aux sites remarquables. À travers la fiction, les commandes aux artistes ou aux écrivains, nombre de lieux, villes et régions, ont engagé des mutations narratives et médiatiques. Mais les artistes répondent eux aussi à ces injonctions par des détournements, redéployant le format de la visite guidée de manière créative. À travers les exemples au tournant des années 2010 de Louise Hervé et Clovis Maillet ; Alex Cecchetti, dans le domaine de la performance artistique et narrative (Pireyre, 2022) ; Marcelline Delbecq et Capucine Vever, artistes déléguant la performance à un livre ou à une application d’audioguide, la promenade littéraire invite à se réapproprier l’espace au-delà des surfaces visibles et à réactiver des histoires souterraines, oubliées ou jugées anecdotiques. Le récit permet alors de faire surgir une autre relation avec l’histoire des lieux et l’espace.
EN :
Since the 2000s, cultural and tourist heritage has faced the same imperatives as museums, prompting the development of strategies to renew the narratives associated with notable sites. Through fiction and commissions to artists or writers, many places, cities, and regions have undertaken narrative and media transformations. However, artists also respond to these imperatives through creative subversions, redefining the format of the guided tour in innovative ways. Examining examples from the early 2010s, such as Louise Hervé and Clovis Maillet ; Alex Cecchetti in the realm of artistic and narrative performance (Pireyre, 2022) ; and Marcelline Delbecq and Capucine Vever, who delegate performance to a book or an audioguide application, the literary walk encourages a reappropriation of space beyond visible surfaces and a reactivation of subterranean, forgotten, or seemingly anecdotal histories. In this way, the narrative fosters a new relationship with the history of places and the spaces themselves.
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Pour une (re)cartographie narrative, autochtone et féministe du territoire urbain : une analyse de Marguerite, la pierre d’Émilie Monnet
Marie-Ève Bradette
p. 41–55
RésuméFR :
Marguerite est une femme autochtone mise en esclavage en Nouvelle-France et ayant eu recours à la justice pour réclamer sa liberté. Le parcours sonore fait ressurgir les mémoires spatiales et remplit les trous laissés béants par l’écriture dominante de l’Histoire. Accompagnés par la voix de Monnet et de ses invités, les auditrices et auditeurs parcourent en effet les rues d’un Montréal (re)cartographié par le récit de Marguerite. Dans cet article, l’autrice suggère que, par la superposition des temporalités et des espaces arpentés, puis par sa réécriture sonore de l’histoire et la réinscription des corps autochtones et racisés sur le territoire montréalais, Monnet crée une (re)cartographie narrative et féministe de Montréal / Tiohtià :ke / Mooniyang qui ébranle les géographies coloniales qui délimitent, encore à l’heure actuelle, les territoires montréalais, québécois et canadien.
EN :
Part of a transmedia triptych, Marguerite, la pierre by Anishinaabe and French artist Émilie Monnet is a sound experience that takes listeners on a walk along the traces left by Marguerite, an Indigenous woman enslaved in New France who turned to the justice system to claim her freedom. The sound walk brings spatial memories to life and fills the gaps left by the dominant writing of History. Accompanied by Monnet’s voice and those of her guests, listeners delve into the streets of a Montreal (re)mapped through Marguerite’s story. In this article, the author proposes that through the layering of temporalities and spaces encountered, along with her sound-based rewriting of history and the reintegration of Indigenous and racialized bodies on the territory of Montreal, Monnet creates a narrative and feminist (re)mapping of Montreal / Tiohtià :ke / Mooniyang. This (re)mapping challenges the colonial geographies that continue to delineate Montreal, Quebec, and Canadian territories to this day.
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Repenser le territoire littéraire : une approche géopoétique du projet transmédia L’Île inventée
William Charest-Pépin
p. 57–76
RésuméFR :
Dans un contexte culturel marqué par l’hybridité des modalités expressives et devant la multiplicité et l’émergence de nouvelles pratiques narratives, une frange du corpus littéraire actuel appelle à renouveler la vision généralement partagée de la littérarité pour y considérer diverses initiatives esthétiques et poétiques appartenant au secteur des arts littéraires. Le cas de L’Île inventée, un archipel créatif collectif et transmédia issu d’un partenariat franco-québécois mené entre 2016 et 2022, est ici soulevé et analysé en ce qu’il serait à même de mettre en lumière ces dynamiques, notamment sur le plan de la déstabilisation expérientielle que ces manifestations médiatiques peuvent induire. Il s’agira d’observer en quoi le projet, qui actualise le motif de l’île utopique, est investi par une approche géopoétique, depuis la valorisation des espaces habités et fabulés jusqu’au développement hors des circuits intellectuels et artistiques conventionnels, favorables à un décentrement des perspectives et au renouvellement du regard sur le monde.
EN :
In a cultural context marked by the hybridity of expressive modes and the proliferation of new narrative practices, a segment of the contemporary literary corpus calls for a renewed understanding of literariness. This renewal would include diverse aesthetic and poetic initiatives within the realm of literary arts. The case of L’Île inventée – a collective, transmedia creative archipelago born from a Franco-Québécois partnership between 2016 and 2022 – is examined here for its potential to shed light on these dynamics, particularly in terms of the experiential destabilization that such media manifestations can provoke. This analysis explores how the project, which revisits the motif of the utopian island, employs a geopoetic approach – from the celebration of inhabited and imagined spaces to its development outside conventional intellectual and artistic circuits. These characteristics foster a decentering of perspectives and a renewed way of seeing the world.
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Le Lieu de l’archive (IMEC) : (ré)écrire l’archive entre cimaises et vitrines
Camille Van Vyve
p. 77–99
RésuméFR :
Dès l’ouverture de son nouvel espace d’exposition en 2016, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC, France) a inauguré une série d’expositions intitulée Le Lieu de l’archive, dans lesquelles la notion de l’archive se métamorphose en un espace vivant de création. Depuis lors, cette approche novatrice a permis à chacun des neuf écrivains et écrivaines, artistes et philosophes d’assumer le rôle de commissaire dans le cadre d’une carte blanche, avec comme fil directeur « d’apporter une nouvelle lecture, un nouveau regard » sur les archives conservées à l’abbaye d’Ardenne. L’objectif de cette étude est de présenter cette série et d’explorer la mise en exposition personnelle de l’espace de l’archive à travers des procédés de narrativisation, qui permettent un déploiement de la fabrique de l’oeuvre, du geste créateur littéraire sur les cimaises et sous vitrine. En plus de ces réflexions sur l’espace muséal en tant qu’environnement narratif singulier, le présent article vise à examiner le rôle de l’écrivaine-commissaire et écrivain-comissaire, ainsi que la série éditoriale qui accompagne le cycle d’expositions comme un lieu « curatorial » potentiel. Il s’agira donc d’une analyse approfondie et comparative de différents cas d’étude, incluant les réalisations de Valérie Mréjen (Soustraction, 2019), Jean-Michel Alberola (Le Fleuve, 2021) et Georges Didi-Huberman (Tables de montage, 2023), ainsi que les publications associées à ces expositions.
EN :
Since the opening of its new exhibition space in 2016, the Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC, France) has launched a series of exhibitions titled Le Lieu de l’archive [The Place of the Archive], where the concept of the archive is transformed into a living space for creation. This innovative approach has since allowed nine writers, artists, and philosophers to curate a carte blanche guided by the principle of « bringing a new reading, a new perspective » to the archives preserved at the Abbaye d’Ardenne. The aim of this study is to present this series and explore the personal exhibition of the archive space through narrative processes that unfold the making of the work and the creative literary gesture on walls and under display cases. Beyond these reflections on the museum space as a unique narrative environment, this paper seeks to examine the role of the writer-curator and the editorial series accompanying the exhibition cycle as a potential « curatorial » space. This involves an in-depth and comparative analysis of various case studies, including the works of Valérie Mréjen (Soustraction, 2019), Jean-Michel Alberola (Le Fleuve, 2021), and Georges Didi-Huberman (Tables de montage, 2023), as well as the publications associated with these exhibitions.
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La poésie joue dehors : Mes mots, mon quartier et La Rue de la Poésie
Sophie Marcotte
p. 101–117
RésuméFR :
La relation entretenue avec les textes littéraires et le sens qui en est dégagé ont longtemps reposé de manière exclusive sur la lecture en solitaire sur support imprimé qui en est effectuée. Si le livre imprimé rivalise depuis plus de deux décennies avec l’écran, qui a entrainé la modulation des conditions de production et de réception des textes, d’autres phénomènes sont venus modifier le processus de lecture, de validation et de réception des textes littéraires. Ceux-ci ont influencé les pratiques de création et de diffusion dans un autre espace que celui de la page du livre : l’espace public. Cet article, par l’étude de deux projets à dimension interdisciplinaire intitulés Mes mots, mon quartier et La Rue de la poésie, s’intéresse tout particulièrement aux nouvelles modalités de production, de réception et d’interaction du texte littéraire avec l’espace public en milieu urbain. On verra que ces initiatives récentes, fondées sur une participation citoyenne à une expérience de création poétique, contribuent à l’élaboration d’un imaginaire de quartier, et qu’elles participent d’un renouvellement non seulement de la figure de l’autrice ou de l’auteur, mais aussi du rapport traditionnel entre l’individu et l’objet littéraire qui se voit dès lors intégré à un espace communautaire constitué de plusieurs lieux et supports.
EN :
The relationship with literary texts and the meaning derived from them has long been exclusively based on solitary reading from printed material. While the printed book has been competing with the screen for over two decades, bringing about changes in the conditions of production and reception of texts, other phenomena have also reshaped the processes of reading, validation, and reception of literary works. These shifts have influenced creative and dissemination practices, moving beyond the confines of the book page into the public space. This article examines two interdisciplinary projects, Mes mots, mon quartier and La Rue de la poésie, focusing on the new modes of production, reception, and interaction between literary texts and urban public spaces. These recent initiatives, rooted in citizen participation in poetic creation experiences, contribute to the construction of a neighborhood imaginary. They not only redefine the role of the author but also transform the traditional relationship between individuals and the literary object, integrating it into a community space composed of multiple places and mediums.
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Au croisement de la performance et de la littérature numérique : Mark Baumer et le parcours du territoire dans Barefoot Across America
Yan St-Onge
p. 119–143
RésuméFR :
L’auteur Mark Baumer repousse les frontières littéraires et médiatiques avec son projet Barefoot Across America. Cette oeuvre hybride en ligne permet d’inscrire l’auteur dans diverses traditions artistiques et littéraires, allant du road novel à la vidéo-écriture en passant par le journal filmé. La marche à travers les États-Unis se déroule dans un territoire à la fois vaste et chargé de sens. Par son mode de diffusion multimodal, l’oeuvre implique une réception performative du lectorat.
EN :
Author Mark Baumer pushes literary and media boundaries with his project Barefoot Across America. This hybrid online work situates the author within various artistic and literary traditions, ranging from the road novel to video writing and the filmed journal. His walk across the United States takes place in a territory that is both vast and symbolically rich. Through its multimodal dissemination, the work engages readers in a performative mode of reception.
Analyses
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Le care à l’épreuve des lieux hétérotopiques et des bons sentiments dans Les Enfants du sabbat d’Anne Hébert et Soigner, aimer de Ouanessa Younsi
Andrea Oberhuber
p. 147–164
RésuméFR :
Les Enfants du sabbat (1975) d’Anne Hébert et Soigner, aimer (2016) de Ouanessa Younsi soulèvent la question de l’effet des espaces hétérotopiques sur les êtres humains. Elles nous incitent plus précisément à nous interroger sur l’impact de certains lieux – sacrés ou profanes – sur les êtres qui s’y réfugient, y travaillent et subissent leurs règles, leurs contraintes et leurs interdits, qui y assument les tâches qui leur sont attribuées. Aussi différents en termes d’appartenance générique et de contexte de publication soient-ils, le roman d’Anne Hébert et le récit de Ouanessa Younsi retiennent notre attention afin de comprendre l’effet d’un espace hétérotopique sur le « prendre soin de l’autre » (Fabienne Brugère), sur les modalités d’un care-giving en deçà et au-delà des bons sentiments. Ainsi, je grefferai la perspective du care à la conception foucaldienne des « espaces autres » aménagés généralement dans les plages réservées aux « individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » (Michel Foucault), ce qui nous permettra d’interroger la triade « souci d’autrui, personnage féminin et lieu de soin ». Nous montrerons que le care n’est pas réductible à la seule bienveillance, injonction essentialisante adressée traditionnellement aux femmes dans les sociétés occidentales ; que la sollicitude (care affectif) et le soin (care matériel ou care de service lié généralement aux tâches matérielles) ne sont pas leur apanage ; qu’outre leurs effets bénéfiques, les pratiques du care-giving viennent tantôt avec leur lot d’ambivalences, tantôt avec des impasses ou des pièges.
EN :
Les Enfants du sabbat (1975) by Anne Hébert and Soigner, aimer (2016) by Ouanessa Younsi raise the question of the effects of heterotopic spaces on human beings. More specifically, they invite us to reflect on the impact of certain places – sacred or secular – on the beings who seek refuge there, work within their confines, and are subjected to their rules, constraints, and prohibitions, and who carry out the tasks assigned to them. Despite their differences in genre and publication context, Anne Hébert’s novel and Ouanessa Younsi’s narrative draw our attention to understanding the influence of heterotopic spaces on the practice of « caring for the other » (Fabienne Brugère) and on modes of caregiving that extend beyond simple good intentions. In this analysis, I will merge the perspective of care ethics with Michel Foucault’s concept of « other spaces », often reserved for « individuals whose behavior is deviant in relation to the required mean or norm » (Michel Foucault). This will allow us to explore the triad of « care for others, female characters, and spaces of care ». We will demonstrate that care is not reducible to mere benevolence, an essentializing injunction traditionally imposed on women in Western societies ; that solicitude (affective care) and caregiving (material care or service care often linked to physical tasks) are not exclusively feminine responsibilities ; and that, in addition to their beneficial effects, caregiving practices often come with ambivalences, dead-ends, or pitfalls.
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De l’hétérolinguisme dans le roman amazighe (berbère)
Larbi Moumouch
p. 165–188
RésuméFR :
Notre article aborde l’hétérolinguisme littéraire dans le roman amazighe (berbère, Maroc). Réputée pour son oralité, la littérature amazighe s’impose aujourd’hui en tant que littérature écrite, en croissance éditoriale, qui affermit ses genres et diversifie ses thématiques et son esthétique. En se constituant dans un système littéraire pluriel, elle fait l’écho de la diversité sociolinguistique qui caractérise la société et le marché linguistique marocains. Mais, l’hétérolinguisme romanesque prend davantage une dimension esthétique. S’appuyant sur un corpus de trois romans en amazighe, notre analyse se propose d’interroger la présence glossonymique des langues autres et les formes et fonctions qu’assurent les segments et îlots hétérolingues convoqués dans ces romans. Authentique et nouvelle dans le domaine des études littéraires amazighes, la question ouvre des perspectives de recherches originales susceptibles de renouveler les approches critiques.
EN :
Our article explores literary heterolingualism in the Amazigh (Berber, Morocco) novel. Known for its oral tradition, Amazigh literature is now asserting itself as a written literature with growing editorial production, strengthening its genres, and diversifying its themes and aesthetics. Positioned within a pluralistic literary system, it reflects the sociolinguistic diversity that characterizes Moroccan society and its linguistic market. However, heterolingualism in Amazigh novels takes on a more aesthetic dimension. Drawing on a corpus of three Amazigh novels, our analysis examines the glossonymic presence of other languages and the forms and functions of the heterolingual segments and enclaves integrated into these texts. Authentic and innovative within the field of Amazigh literary studies, this issue opens new avenues for original research, offering opportunities to renew critical approaches.