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Il y a dans le vécu quelque chose d’immense, qui demande à être questionné sans cesse. On peut vivre pour vivre, en voulant, en tâchant d’être heureux. Mais il y a des gens pour qui ce qu’ils vivent, ou ce qu’ils ont vécu, ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, reste toujours une question. Rien ne va de soi. Et il faut essayer de comprendre, de connaître ce qui, en somme, vous est donné par l’expérience.

— Annie Ernaux, Le Vrai Lieu

Prologue

Je ne sais plus comment j’ai d’abord lu Jean-Luc Lagarce. J’ai peut-être vu d’abord le film, magnétique, précis, parfait, tranchant de Xavier Dolan[1], avec le regretté Gaspard Ulliel, cet autre talent fauché abruptement, prématurément – comme si se rejoignaient maintenant leurs destinées, jusque dans l’âge auquel ils sont morts, 38, 37 ans. Juste la fin du monde[2], c’est à la fois l’imminence et la minimisation de l’expérience tragique : celle de sa propre mort, la fin pour soi du monde. On retrouve dans ce titre le régime d’auto-dérision et de tendresse pourtant qui caractérise l’auteur lorsqu’il écrit sur lui-même. Juste la fin du monde, c’est seulement cela, qui arrivera à chacun. Mais c’est aussi tout juste cela, qu’il faut essayer dès lors de dire exactement (un mot cher à l’auteur).

J’ai voulu commander le livre pour l’enseigner je suppose, et je me suis rendue sur le site des Solitaires intempestifs, sans savoir que c’était Jean-Luc Lagarce qui avait fondé cette maison. J’ai seulement pensé : c’est une maison d’édition de théâtre. Je suis tombée alors sur tous ses livres, et j’ai été étonnée qu’il y en ait autant, impressionnée plutôt. Pourquoi je suis allée sur le site des Solitaires, moi qui comme une autre commande le plus souvent sur des sites agrégateurs, des librairies en ligne au Canada, je ne le sais pas non plus. Pourquoi j’ai trouvé simple de faire venir cette livraison de France, moi qui ne trouve jamais rien simple, surtout dans le domaine matériel.

Mais j’ai tout commandé ou presque. Tant qu’à y être, je me suis dit. Quitte à ce que ça vienne de France. Que ça fasse tout ce chemin jusqu’à moi. J’ai commandé les deux volumes du Journal[3], les écrits critiques du Luxe et de l’impuissance[4] (reçu en double pour une raison inconnue, ma gratitude aux Solitaires), le Théâtre IV[5], Juste la fin du monde et Le Pays lointain[6], indissociables comme ils explorent, mais je ne le savais pas alors, la même matière, comme on le dit de la littérature du Moyen Âge ; et enfin le Journal vidéo[7]. Encore aujourd’hui cela me surprend, car je n’aime pas tellement la vidéo. Il faut croire que déjà quelque chose m’attirait dans ce journal – moi qui, contrairement à Jean-Luc Lagarce, ne lis pas non plus tellement de journaux.

Et puis, dans la commande, j’ai pris Un ou deux reflets dans l’obscurité[8], un très beau livre de photographies de Lin Delpierre avec des extraits du journal de Lagarce et la postface de Georges Banu. Je vois aujourd’hui en le rouvrant que j’ai lu ce livre dès qu’il est arrivé, que je l’ai annoté entièrement ; je n’en ai aucune mémoire. Tout cela a eu lieu dans le temps dilaté d’avant, sur lequel butent maintenant tous nos souvenirs.

Peut-être que c’est aussi cela la vocation : lorsqu’un auteur vous appelle ou que vous l’appelez à vous, en prévision d’un virus endémique dont vous ignorez tout encore ; en prévision d’une période de disette comme il peut s’en produire.

Ensuite j’ai écouté, durant le premier été de la pandémie, au cours de mes marches inlassables autour du même périmètre ou parfois pleines de lassitude, toutes les émissions de France Culture qui lui sont consacrées. Il y avait de quoi faire et c’était un bonheur de l’entendre lu ainsi par des voix diverses dans nos rendez-vous quotidiens.

À la fin d’une de ces émissions, l’un des invités – c’était peut-être François Berreur, l’exécuteur testamentaire de l’oeuvre de Jean-Luc Lagarce – évoquait la possibilité que l’oeuvre de Jean-Luc soit un jour étudiée, tout à coup, par un chercheur éloigné, peut-être au Canada[9]. J’ai souri, je me suis dit oui, peut-être un jour. C’était la fin de l’après-midi, je rentrais lasse de cette marche longue et il y avait un flottement dans l’air, dans la lumière une douceur légère, dorée. Cela disait : il se pourrait qu’un jour vous vous retrouviez, Jean-Luc et toi, que vous fassiez quelque chose ensemble. Bien sûr, il est déjà très étudié, il n’a plus besoin d’être découvert, mais j’aimais cette idée qu’un jour il puisse rejoindre quelqu’un d’éloigné en tout point de lui, et d’abord dans le temps, rejoindre quelqu’un d’inattendu dans le suspens d’une pandémie.

J’ai dit Jean-Luc comme je dis aussi Marguerite, ces grands auteurs de ma vie. Je n’aime pas cette pratique pourtant, je la trouve faussement familière, et je dissuade mes étudiants de le faire, ici où la pratique est plus courante d’appeler quelqu’un de célèbre simplement par son prénom plutôt que par son nom de famille.

Mais aujourd’hui je le lis comme un frère : « [C]’est comme si j’avais ouvert mon propre corps et ma tête et que je lise le récit de ma vie[10] », comme l’écrivait Duras, Marguerite justement, au sujet de Virginia Woolf ou de La Sorcière de Michelet. C’est comme si on s’était toujours connus et qu’il m’enlevait les mots de la bouche. Comme si on avait vécu la même enfance, non pas extérieure, sociale, mais de la même vie intérieure, retirée, réticente. Celle qui fait qu’on écrit.

Le même protestantisme dont on croit devoir se délivrer mais qui nous colle à la peau – plus : nous fabrique dans le profond de notre existence la plus secrète, la plus intime. Qui fait que la vie la plus intime demeure secrète irrémédiablement – et je ne parle pas ici de l’intimité sexuelle qu’il livre dans son Journal avec aise, sans que jamais ou presque ne soit atteinte pour autant sa solitude si grande, de combat, uniforme et comme délibérée. Un protestantisme non pas comme religion mais comme éthique de vie. Transmise dans l’air même de l’enfance, reconnue comme sienne, un bien, à laquelle on a adhéré immédiatement. À laquelle, en vérité, on tient, même si elle a pu souvent paraître un poids : une rigueur, une exigence insoluble envers soi-même, un regret permanent de ce qui n’a pas été accompli encore ; le sentiment coupable d’un retard.

Ce protestantisme me rejoint, sa très grande rigueur dans l’appréciation de soi-même. La même observation de soi permanente et secrète, intraitable mais qui croit aussi à un fond à explorer, à un mystère à comprendre.

Quel contemporain est-ce là qui m’a précédée dans la mort mais que je dépasse maintenant en âge ? Tandis que nous avons les mêmes souvenirs : la chute du mur de Berlin, l’invasion du Koweit par l’Irak, la mort de Serge Gainsbourg. Il n’est pas seulement le solitaire intempestif, comme chez Peter Handke dont il reprend la phrase pour le nom de sa maison d’édition créée à Besançon ; il est le contemporain intempestif : de mon temps et d’un autre à la fois, d’un temps qui est pourtant le mien, qui vient me visiter comme le grand-père d’Intérieur visite ses enfants et ses petits-enfants pour leur annoncer que la mort existe, chez Maeterlinck[11], et qu’elle est en soi, ronge le dedans douillet de l’abri qu’on croyait avoir construit contre le dehors, offre chacun en spectacle.

C’est ainsi qu’à l’invitation à réfléchir à la vocation, Jean-Luc Lagarce se prête. « Une vocation ne vous convainc pas comme une théorie, elle s’empare de vous comme une exhortation : elle vous dit comment vivre », écrit Judith Schlanger dans l’épilogue de son ouvrage éponyme[12]. Ce comment vivre se décline tout entier dans le Journal, tenu dès sa vingtaine et publié en deux larges volumes ; de même qu’il questionne tout son théâtre, en est en permanence le motif et le moteur. Comment mourir n’en est qu’une déclinaison, et même, il est à se demander si ce n’est pas l’inverse : si par cette éthique protestante, le comment vivre n’est pas sans cesse interrogé à l’aune de la disparition qui, qu’elle soit proche ou lointaine, ne manquera pas d’arriver, on le sait par cette intégrité austère, et alors il faudra rendre des comptes. Le Journal tient ce compte, il est déjà l’épicerie de la vie, mais aussi souvent son sel et sa saveur ; il accompagne et, par son rythme, sa voix, sollicite une présence, destinataire et interlocutrice ; autant qu’il rappelle qu’on a été.

Ce que je veux examiner alors, c’est cette contemporanéité paradoxale qui fait qu’on se retrouve à travers les époques entre auteurs anciens, en retard, jamais en adéquation avec le présent ; c’est ce « milieu du chemin de la vie » atteint par l’exigence du deuil et qui accroît l’intensité et la conscience de la fin à venir ; c’est la convergence de ces figures dans un usage protestant de la vie, qui doit servir. Ces motifs font vibrer la vie comme une contraction de l’avenir et de l’avoir-été en un présent impossible que paradoxalement le journal réalise en en consignant la tension, en même temps qu’il dessine une poétique de la vie conçue, déjà avant le diagnostic de séropositivité, comme finale – prise dans la lumière de sa fin.

Le style tardif de Jean-Luc Lagarce

Cette tenue, cette tension entre des temps contradictoires – l’un précoce et l’autre tardif, et l’échec de ce fait à trouver le présent ou à s’en satisfaire –, un auteur et une notion m’en ouvrent le chemin : Edward Saïd et son poignant On Late Style. Music and Literature Against the Grain[13], écrit alors que lui-même se savait mourant. Saïd propose que dans l’intervalle entre l’annonce de la fin et la fin effective de la vie peut intervenir, suscitée par cette conscience nouvelle, une vitalité artistique inédite. Celle-ci, loin de consolider les acquis du créateur, de couronner de façon ronronnante une carrière bien faite, s’élance au contraire vers l’avenir, prête à rompre avec la production antérieure et avec son public, à se lancer dans des directions imprévues, voire à faire entièrement peau neuve. Saïd conçoit le style tardif comme une résistance au modèle biologique et téléologique du déclin, afin de concevoir autrement la vie[14], comme épisodique plutôt que linéaire, même si elle peut être violemment aimantée par la fin lorsque celle-ci s’avance soudain de façon connue. Lagarce, s’il semble résigné à sa mort, avec un stoïcisme qui suscite autour de lui l’admiration, se livre avidement au travail, parle du labeur qui demeure à accomplir, ou de ce tiers groupe auquel il appartient : « Nous faisons partie du Troisième Groupe. Il y a les vivants et les morts et nous, là, qui sommes perdus et continuons. » (J2, p. 197) Le diagnostic de séropositivité – atteint mais non malade, infecté mais sans encore de signes ni de symptômes explicites – fait concevoir la vie comme un sursis et un intervalle à remplir, à occuper intelligemment : injonction supplémentaire et supérieure, qui donne une tâche et une charge à l’indéfiniment mais pas encore mourant.

Ce que j’appelle aussi late style, c’est ce repentir de l’oeuvre elle-même, qui revient pour se corriger, corriger son auteur et ce qu’il croyait savoir de sa vie : l’oeuvre revenante qui acquiert en partie sa puissance du posthume. Car nous lisons aujourd’hui Jean-Luc Lagarce dans ce paradoxe poignant de l’auteur contemporain le plus joué en France, de l’auteur français le plus joué au monde, qui dans son journal estimait avoir « raté sa vie » (J2, p. 269), n’avoir rien accompli. C’est cela le late style, notre lecture de l’écart entre le vivant et le mort (l’oeuvre vivante et l’auteur mort), décalée par rapport à la connaissance qui pouvait être la sienne de son vivant : nous sommes les plus malins. Sauf que Lagarce aussi était malin, c’est ce qui en fait un auteur tardif, par quoi il est si troublant de le lire aujourd’hui, avec ses oracles réalisés, qui prévoyaient (non sans une ironie farouche et pleine d’espoir) qu’il connaîtrait enfin le succès lorsqu’il ne serait plus là : « Je serai “culte”, à mon tour […] en l’an 2012, l’année où j’aurais dû avoir 45 ans… » (J2, p. 35) Le style tardif est aussi cet écart entre l’insuccès vivant et le succès posthume.

Mort précoce / vie tardive : un journal des âges

Il est inévitable aujourd’hui de lire l’oeuvre de Jean-Luc Lagarce à l’aune de sa disparition prématurée : c’est son historicité irrémédiable. Pourtant, c’est bien avant le diagnostic de séropositivité[15] que déjà le Journal s’écrit comme un texte accumulant de propos délibéré les signes du posthume, à commencer par la litanie des anniversaires, qui anticipe déjà la disparition par ses bilans souvent sévères, ses constats brefs d’absence d’avancée, qui voit la vie depuis le futur de ses accomplissements non réussis : « … J’ai eu 27 ans. Oui. Sans trop d’effusions. Et alors ? Me suis senti bien vieux, âge adulte et sérieux. C’est à partir de cet âge qu’on devient un célibataire endurci ou un raté ou autre chose encore. C’est là que cela se décide. Impossible de revenir en arrière. » (J1, p. 98) Relevés chaque année autour de cette Saint-Valentin qui est son jour de naissance, les âges qui défilent sont autant de repères et d’occasions intransigeantes de mesurer son progrès, perçu seulement comme vieillissement dès lors qu’il n’y a pas eu transformation par le travail ou le succès. Chaque élément de ce décompte est une petite mort ou comme le symptôme d’une maladie : « Ai eu 29 ans hier. Bon. Ce n’était pas trop grave. » (J1, p. 191) « Ai eu 30 ans. Bon. Cela ne me fit pas grand-chose. Depuis le temps que j’ai 30 ans… » (J1, p. 251) Chez les Attoun alors qu’il vient d’atteindre cet âge, il évoque « le vieillard maison que je suis » (J1, p. 252). Et puis, en 1987 aussi : « Peut-être je vais mourir. Ai l’impression d’en être infiniment près. » (J1, p. 285) Pressentiment qui apparaît moins comme une prémonition que comme une prédisposition à la précocité du tardif, une affinité avec la fin.

Cette litanie des anniversaires, scandée par le sentiment, plus ou moins chaque fois, d’un échec, d’une déception, le dispute bientôt à la nécrologie, à mesure que le sida fait ses ravages parmi les artistes et les penseurs au cours de la décennie. Les décès de vedettes étaient consignés de longtemps (Simone Signoret en 1985 par exemple), mais bientôt les victimes du sida se multiplient, et ce cumul, avec son évidence meurtrière, n’est pas sans effet sur l’inflexion de chaque jour, et ce, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un auteur de théâtre à peine plus vieux que lui : « Jeudi 20 avril 1989 […] Mort de Bernard-Marie Koltès. 40 ans. De quoi on vous le laisse deviner. Cela me bouleversa totalement et me laissa sur le flanc toute la journée. » (J1, p. 464) L’intrusion soudaine du passé simple, coutumière au Journal, convertit la note en récit – en Récit selon Barthes[16] – lui prêtant soudain affect et lyrisme, perçant l’ironie habituelle. En 1990, à Berlin : « Mort de Rex Harrington. Je ne note que les morts, je ne sais pas, bon » (J1, p. 550). Ou, plus poignant dans le regret du possible : « Vendredi 20 mai 1994 […] Mort de Alain Cuny. / Les choses qu’on ne fera pas, qui ne seront donc pas dans ma vie : Le Roi Lear un jour avec Alain Cuny. C’est comme un pays qu’on imagine et dont on sait qu’il est désormais trop tard, on ne le visitera jamais. » (J2, p. 366) La non-vie à venir s’écrit en un futur simple aux accents de futur antérieur, elle aussi se consigne.

Aux réitérations en quelque sorte ratées, ou itérativement décevantes de la naissance, fait ainsi pendant le registre nécrologique que tient aussi le journal. Or, de part et d’autre de son propre diagnostic, peut-être parce que celui-ci lui apparaît statistiquement prévisible, l’auteur lie cette nécrologie à l’anticipation de sa mort, de façon d’abord fantasmatique et peut-être romantique, mais aussi nouant un contrat de lecture : « Ai-je dit que Isherwood est mort ? […] Incroyable, le nombre de choses que je crois vous apprendre, et que vous savez déjà, à cause du temps. […E]t même moi aussi, je suis mort, il n’y a que vous dont on puisse être à peu près sûr… » (J1, p. 188 ; je souligne) La conscience de l’historicité du journal est forte, tandis que le lecteur est cet être futur, ce correspondant pérenne seul en mesure d’en recevoir le texte. Plutôt que d’une connaissance de la maladie, qui sera diagnostiquée deux ans et demi plus tard, il s’agit là d’un sentiment aigu d’écrire pour la postérité, d’un sens du tardif alimentant l’ambition d’être rejoint, d’être compris, l’idée de ne pouvoir être lu que plus tard.

Le Journal s’écrit dans cette tension entre un retard de la vie ou pour la vie – consignant les remords et les regrets autant que saisissant au plus vif ce qui est « arrivé » –, et une anticipation, un espoir, voire l’intime conviction que l’oeuvre sera ce surcroît de la vie donné par avance à l’inconnu.

Cet entourage à la fois immédiat et culturel de figures disparaissant de façon prématurée, amants[17] ou auteurs et artistes admirés, crée une précocité du mouvement vers la fin, et par là redouble et rend conscient ce moment du « milieu du chemin de la vie » dont Dante a fait le premier vers de L’Enfer (« dans une forêt obscure […] »), et que Roland Barthes a glosé comme figure de la conscience soudaine d’être mortel, lorsque lui-même a fait face à l’expérience d’un « deuil majeur[18] ». Lagarce, déjà extrêmement sensible au passage du temps et au sentiment – à la culpabilité toujours prête à poindre – de ne pas en faire plein usage, se voit projeté de façon plus dense et accusatrice dans cet âge qui l’acheminerait déjà vers le milieu (mathématique) de sa vie. L’auteur ainsi n’est pas mort jeune, même s’il est mort trop jeune ; il n’a pas été « fauché dans sa jeunesse » ; il est mort en milieu de vie, à ce moment vertical où l’on compte déjà ses deuils et ses remords ; il a eu le temps de se préparer patiemment à la mort.

Se savoir mort

« Samedi 23 juillet 1988 / Paris. 23 : 35 // La nouvelle du jour, du mois, de l’année, etc., comme il était “à craindre et à prévoir” (à craindre, vraiment ?). / Je suis séropositif / mais il est probable que vous le savez déjà. » (J2, p. 373) À cause du temps, de nouveau, mais aussi grâce à une confiance implicite, qui fait le fond de cette écriture, de son élan, de son adresse, de son dialogue, dans la publication et la lecture posthume du Journal. Celui-ci se présente comme un lieu formidable d’interlocution, l’accompagnement de présence mis en scène d’un lecteur comme destinataire idéal et omniscient, embrassant le tout de la vie, réceptable au testament de vie du Journal, le lisant dans toutes les dimensions du temps et d’abord depuis l’avenir. S’énonce alors à travers cette interlocution un pacte, un programme de vie décliné en phrases résolutives : « Être plus solitaire encore, si cela est envisageable. / Ne croire à rien, non plus, ne croire à rien. / Vivre comme j’imagine que vivent les loups et toutes ces sortes d’histoires. / Ou bien plutôt tricher, continuer de plus belle, à tricher. » (J2, p. 374) Ces phrases pour soi, par le Journal, deviennent, ne sont pas seulement consignation mais s’élancent avec une énergie performative.

De même, les plaquettes des saisons théâtrales postérieures au diagnostic, recueillies dans Du luxe et de l’impuissance, lancent-elles une écriture tardive – celle à travers laquelle l’auteur se sait devoir mourir – et sont-elles aussi programmatiques avec leurs infinitifs initiaux, depuis : « Se faire de nouvelles promesses[19] » jusqu’à « se regarder disparaître en se saluant[20] ». Toute une mise en scène du départ et de la fin, testamentaire, se met en place dans ces textes critiques[21]. Le motif même de la saison – « Et la saison suivante, joli mot lorsqu’on y songe, la saison suivante[22] » – forme accentuée du passage, itérative et sérielle, légère pour cela en même temps qu’implacablement récurrente, semble annoncer – et préparer avec ses infinitifs – un avenir où l’auteur ne sera pas : « Et l’année suivante, une fois encore, l’année suivante, retourner au bord de la mer, traverser à nouveau la France en train, repartir en tournée[23] ». Textes magnifiques des programmes de saisons, qui font du théâtre un cycle de la vie, une manière d’en occuper le temps, avec ses périodes et ses retours. Une manière de dire le temps, et de l’habiter par le corps. Et une manière enfin de s’y projeter, de s’y infinitiser par l’écriture…

L’écriture est ce régime d’absence au présent et d’anticipation de sa propre mort, l’entrée dans le territoire où l’on ne sera plus. En exergue de « Comment j’écris » dans le même recueil, si juste, eu égard au journal de Lagarce, l’infiniment belle citation de Roland Barthes : « l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence[24]. »

« Samedi 13 août 1988 […] Très difficile, tout compte fait cette histoire de “séro-positif”. “La place de l’euphémisme dans l’oeuvre de Jean-Luc Lagarce.” » (J1, p. 382) Toujours cette distance qui est une très grande pudeur, cette réflexivité qui évite de tomber dans la complaisance, c’est-à-dire l’oubli de soi-même. Avouer une douleur, une faiblesse, une vulnérabilité ; avoir le courage de le faire, d’une façon qui se repent presque d’un manque d’aveu précédent (« tout compte fait ») ; mais aussitôt la reprendre, la commenter pour s’en distancer, ne pas s’en énamourer. Cette place de l’euphémisme est considérable, les mentions suivantes toutes minimisantes ou allusives, marquées par la minoration, les guillemets, l’anti-phrase : « Vivre avec la petite nouvelle de ce samedi… » (J1, p. 375) « Conversation avec Dominique sur “ce que vous savez”. […] Il n’y a qu’à lui […] que je dirai la bonne nouvelle. » (J1, p. 377) Une fois survenu ce savoir de la mort, même lorsque le journal consent à révéler le poignant, la conscience réflexive est si forte que les guillemets se doivent de signaler le lieu commun : « Dimanche 31 juillet 1988 […] Vendredi il pleuvait. J’étais d’une nostalgie à mourir comme si tout était “la dernière fois”. » (J1, p. 376) Cependant cette intensification de « la dernière fois » est réelle – le trope, pour être un trope, n’en est pas moins exact, comme dans les « grands mots mais exacts[25] » choisis pour qualifier l’éducation des parents.

Le Journal est un espace de très grande délibération, de dialogue intérieur et de repentir, en un sens artistique autant que moral, une vie en mouvement faisant appel à la mémoire autant qu’à l’avenir, interpellant, prenant à témoin de ses hésitations, de ses doutes, de ses corrections, de la connaissance non dupe qu’on a de soi-même. Comme s’il en allait toujours d’un monologue à tiers inclus, comme au théâtre justement. Il s’agit de savoir se tenir et de demeurer juste, et c’est pourquoi le régime d’infinitif fonctionne comme une série d’admonestations ou d’encouragements à soi-même.

L’usage protestant de la vie

Dans ce régime d’injonctions qui est un régime de vie, le travail est une compagnie permanente dont la nécessité s’accroît avec la maladie :

« Samedi 3 septembre 1988 […]

Au fond, je sais travailler. Je ne suis pas un génie, mais je vais travailler et le travail va être – doit – être présent, tout le temps.

[…]

Ne pas rester sur le côté. Ne serait-ce que noircir ce cahier, tout le temps, tous les jours. Bagarrer avec moi-même. Seulement avec moi. »

J1, p. 391

Voilà la vie de survie qui est décidée, résolue, déterminée moins de six semaines après le diagnostic. Comme Annie Ernaux déclarant creuser « toujours le même trou[26] », un parti est pris qui consiste à faire ce qu’on sait faire, à s’accompagner soi-même de sa propre aptitude. C’est bien le solitaire ici qui persiste et qui signe, intempestif en effet ou, comme le dirait Saïd, untimely : intranquille, à contretemps, prêt à récolter la tempête. Déterminé à occuper le temps qui lui reste plutôt qu’à s’abolir avant l’heure, mais devant pour cela lutter contre lui-même. Le futur proche se change en impératif, glisse du temps verbal – vais travailler, va être – à l’injonction entre tirets – doit –, et le travail devient cette occupation de « tout le temps, tous les jours », comme l’est déjà le Journal, ce cahier noirci, dans une éthique protestante qui rappelle celle de Roland Barthes citant l’évangile de Jean : « Travaillez pendant que vous avez encore la lumière[27]. »

Car c’est bien là la véritable question existentielle. Après le premier rendez-vous chez le médecin pour le protocole : « [L]’essentiel de mes préoccupations ne porte pas tant sur la mort prochaine mais sur l’utilisation, pas d’autre mot, que je fis jusqu’alors de ma propre vie. » (J1, p. 411) L’idée de ne pas avoir gaspillé, d’avoir fait oeuvre utile de sa vie traverse de son exigence éthique le Journal comme aussi le Projet d’un journal vidéo, avouant à contre-courant que ce qui retient, « ce n’était pas la perte prochaine de la vie mais l’immensité donc qui m’en séparait encore, l’infini de ce travail à accomplir, toutes ces choses qu’il faudrait faire en en ignorant jamais la totale inutilité[28] ».

L’injonction forte à faire oeuvre utile, la vie comme « infini de ce travail à accomplir » combat ainsi « la totale inutilité », et plus bas « la répartition vaine et risible de journées sans importance[29] ». Cette tension permanente anime le Journal, qui se tient sur un fil entre le vain et l’oeuvré, faisant très littéralement oeuvre de la vie – au sens d’un travail, d’un artisanat tramé quotidiennement, produisant une sorte de malgré-tout de la création, tendant les lignes de la vie contre le désespoir de l’à quoi bon.

Cette injonction à écrire est sans cesse paradoxale. À la fois le journal est « mon petit registre », minimisé pour sa petitesse ou celle de la personne qui s’y livre : « Je n’ai jamais interrompu mon Journal, j’y ai consacré machinalement beaucoup plus de temps encore, j’allais m’asseoir dans les cafés et je tenais mon petit registre[30] ». Et à la fois on se doit d’écrire, contre la rumeur du monde, son bavardage inessentiel : « Ce que dit la rumeur, l’arrogance omniprésente de la rumeur, ne pas le comprendre, ne pas le comprendre ou ne pas l’admettre, l’imaginer autrement, savoir qu’on doit, qu’il est de mon devoir – se dire ces mots-là : le devoir – savoir qu’il est de mon devoir de le dire d’une autre manière[31] ».

Même si la valeur est sans cesse en question, il faut continuer cet effort plutôt que d’y renoncer, car après tout ce qu’on peut faire on le doit, comme l’a bien vu Marie-Hélène Boblet[32]. « [L]e journal porte témoignage de la défaite de l’individu tout en affirmant, par la réflexivité, la conquête subjective de soi[33] ». Le Journal est ainsi lui-même l’oeuvre utile, et plus encore dans sa forme intensifiée du Projet d’un journal vidéo, qui concrétise la destination intériorisée qu’il se donnait déjà :

[À] la sortie de l’hôpital, je me demandai ce que j’allais pouvoir faire de tout ce temps qui me restait désormais à vivre. C’est beaucoup de temps, ce que je dis, lorsqu’on y songe, beaucoup de temps : l’attente paraît toujours plus longue et les heures condamnées certainement infinies par avance puisque toujours trop courtes pour entreprendre alors que la coutume – ce que je me répétais – veut qu’on utilise à bon escient cette remise de peine et qu’on ne la disperse pas si on en connaît l’exacte durée[34].

Comme tous les moments verticaux importants du Journal, jaillissements de conscience ou d’affect, celui-ci est marqué par le passé simple, qui signale le peaufinage d’un après-coup propre à l’écriture, de même que les saillies entre tirets soulignent ce retour sur soi – l’une des formes nombreuses d’un commentaire qui creuse le sujet d’un écart temporel. Les textes se dédoublent constamment d’un tel dialogue, mais ici la division, bien que présente auparavant, prend une dimension inaugurale, celle du « milieu du chemin de la vie » : « Je suis allé boire un café comme je le ferais en d’autres circonstances et pour d’autres événements, mais, et c’est de cet instant-là que cela date, je regardai le Monde et ses habitants autrement[35]. » Ainsi le diagnostic intensifie l’injonction à faire oeuvre utile et le sentiment du temps restant à vivre, paradoxalement qualifié non par sa brièveté mais par son étendue, parce qu’imprégné dorénavant d’attente, cette espèce délétère de temps.

Le Journal fabrique ce temps prophétique et légendaire qui en passe par l’adresse au lecteur, la destination forte d’un texte d’abord ou d’habitude tenu pour soi-même, mais qui ici se projette, s’oriente vers son posthume, se tend vers un temps où l’auteur ne sera plus.

Quelques éclaircies, le titre de travail de Juste la fin du monde, pourrait ainsi désigner le journal, itératif et imprévisible, recommençant sans cesse et continuant à la fois la longue et ample conversation de vie entretenue avec soi-même, conversation qui est la vie : ce réexamen infini, ce dialogue de son soi passé au soi futur, qui examine et qui espère, qui redoute et qui regrette, qui compile pour l’avenir, qui se remémore et parfois se fustige. C’est pourquoi le Journal de Lagarce diverge de la définition qu’en donne Michel Braud dans La Forme des jours :

Chaque note est l’évocation d’un segment temporel (ou de segments temporels) délimité(s) : un instant, quelques heures, une journée ; elle constitue un acte d’énonciation indépendant des précédents – et a fortiori des suivants. Le récit des jours n’est pas organisé par un but (qu’impliquerait une perspective rétrospective), mais composé par la suite chronologique de ces actes d’énonciation[36].

Chez Lagarce au contraire, ce « récit des jours » est sans cesse jeté vers l’avant qu’il anticipe et le passé qu’il revisite – sans cesse allusif, plein de plaisanteries d’initiés, qui font entrer complice dans le journal –, il fait de la vie une patiente conversation avec soi-même.

Son programme de vie s’énonce de façon magistrale dans l’un des derniers textes du Luxe et de l’impuissance, à l’infinitif encore, mais en intégrant cette fois la première personne :

Raconter le Monde, ma part misérable et infime du Monde, la part qui me revient, l’écrire et la mettre en scène, en construire à peine, une fois encore, l’éclair, la dureté, en dire avec lucidité l’évidence. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois, cela, exactement cela, les hommes et les femmes tels qu’ils sont, la beauté et l’horreur de leurs échanges et la mélancolie aussitôt qui les prend lorsque cette beauté et cette horreur se perdent, s’enfuient et cherchent à se détruire elles-mêmes, effrayées de leurs propres démons[37].

Par ce ton prophétique du projet et de la décision, qui prévoit un avenir alors qu’il est fini, précisément parce qu’il est enfin pleinement visible d’être fini, on se rend compte qu’on est dans le temps de l’écriture, qui rayonne incandescent du présent qu’il fabrique : « … l’auteur entre dans sa propre mort, l’écriture commence. »

Épilogue

Reconnaissant en face qu’il allait mourir, Jean-Luc Lagarce, par l’orthodoxie du journal et son compagnonnage, est resté droit dans ses jours, debout dans la lucidité :

Ne pas être amnésiques, ce n’est pas juste regarder le passé s’éloigner doucement de nous, notre belle convalescence, ne pas être amnésiques, c’est regarder en face le jour d’aujourd’hui, ce jour-ci et regarder encore demain, droit devant, ne rien voir, bien évidemment, ne pas le prétendre, cesser d’affirmer, mais marcher tout de même, garder le regard clair, la démarche lente et sourire encore, paisiblement, d’être mal assurés[38].

Refusant que la vie soit cette « belle convalescence », cette vraie mort de l’inconscience, de la fausse insouciance, il a regardé l’autre mort venir, celle qui prend tout mais qui est aussi une partenaire, qui fait rebondir les jours et les multiplie, éreintante comme telle, astreignant à chaque jour comme à un travail.

Cette éthique protestante alors, si elle minimise la place et le pouvoir occupés par chacun, c’est par humilité, cette soeur de la rigueur, de la conscience, par intelligence des limites ; non par orgueil de la punition, de la dépréciation. « Prétendre à sa petite mission », « tenir son petit registre », c’est être conscient de la petite épicerie de la vie, dans laquelle nous monnayons si peu au regard de l’ensemble ; mais c’est reconnaître aussi qu’en ce peu réside notre vie, et tout notre être unique. Et encore qu’il faut le dire, qu’on en a le droit, et même, le devoir.

On a envie de continuer son journal, d’y ajouter : David Bowie est mort. Jean-Luc Godard est mort. Bell hooks est morte. Cette séquence des jours qui ôte dans le même temps qu’elle ajoute, et, semble-t-il, en nombre égal. On a envie de lui laisser savoir le monde qui continue sans lui, auquel il a contribué à donner forme, qu’il a prédit ; dont il a su forger les absences et les disparitions, la sienne d’abord.