Volume 50, numéro 1, 2021 Enjeux contemporains du patrimoine littéraire : genèse et déclin des collections de monographies illustrées Sous la direction de René Audet et David Martens
Sommaire (10 articles)
Études
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La fabrique matérielle des icônes littéraires : la collection « Auteurs » (Textuel et Gallimard / INA)
René Audet
p. 23–36
RésuméFR :
Dans le cadre du présent dossier examinant différentes collections de monographies illustrées d’écrivains, cet article propose une étude de la collection « Auteurs », publiée par les Éditions Textuel puis Gallimard, commanditée par l’Institut français et en collaboration avec l’Institut national de l’audiovisuel. Sa formule est quelque peu inusitée : à un essai, une petite anthologie, une iconographie s’ajoute un CD d’extraits sonores tirés des fonds de l’INA ; elle arbore également une maquette graphique singulière. Ces choix concourraient, malgré leur relatif respect des conventions du genre de la monographie sur un écrivain, à faire de ces ouvrages les moteurs d’une opération de surcanonisation, menée dans une visée utilitariste. Les signaux contradictoires associés à ces livres-objets témoigneraient d’une difficile insertion dans l’échiquier culturel mondial autant que d’une préfiguration de l’entrée dans le champ de la culture numérique.
EN :
In the context of this issue, which examines various collections of illustrated monographs on writers, this article proposes a study of the collection “Auteurs”, published first by Textuel and then Gallimard, commissioned by the Institut français and in collaboration with the Institut national de l’audiovisuel. Its format is somewhat unusual : in addition to an essay, a small anthology, an iconography, and a CD of sound excerpts from the INA’s collection, it also features a unique graphic layout. These choices, despite their relative respect for the conventions of the monograph genre on a writer, would contribute to making these works the driving force behind an operation of overcanonization, carried out with a utilitarian aim. The contradictory signals associated with the book-object would testify to a difficult insertion into the world cultural chessboard as much as to a prefiguration of the entry into the field of digital culture.
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La collection « Les Singuliers » (2000-2015). La vie et l’oeuvre au XXIe siècle
Mathilde Barraband
p. 37–56
RésuméFR :
L’article s’intéresse à la collection « Les Singuliers » parue aux éditions Les Flohic puis aux éditions Argol. Son éditrice et maîtresse d’oeuvre, Catherine Flohic, qui a d’abord fait ses armes dans une maison d’édition dédiée à la valorisation du patrimoine régional français, a créé en 2000 cette collection d’entretiens illustrés, qui mettent en vedette un écrivain interrogé par un proche ou un critique, dans le but de « remonte[r] le cours d’une vie à l’oeuvre ». Cette collection paraît ainsi particulièrement intéressante pour interroger la patrimonialisation de la littérature contemporaine et plus spécifiquement de l’écrivain contemporain.
EN :
The article focuses on the collection “Les Singuliers” published by Les Flohic and later by Argol. Its publisher and project manager, Catherine Flohic, who first worked in a publishing house dedicated to the promotion of the regional cultural heritage in France, created in 2000 this collection of illustrated interviews, in which a writer is engaged in a conversation with a relative or a critic, with the aim of “going back over the course of a lifetime of achievement”. This collection thus seems particularly interesting for questioning the patrimonialization of contemporary literature and more specifically of the contemporary writer.
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« Poètes d’aujourd’hui » ou la « forme collective » d’une « utopie singulière ». Entretien avec Bruno Doucey
Mathilde Labbé
p. 57–71
RésuméFR :
Parmi les collections de monographies illustrées, « Poètes d’aujourd’hui » (Seghers, 1944-2007) occupe le statut double d’un modèle et d’une exception. L’originalité de la collection dans le milieu éditorial au sein duquel elle se développe tient d’abord au fait qu’elle est dirigée par des poètes, mais aussi à la très grande stabilité du format adopté dès ses débuts. Cependant, cinquante ans après sa création, cette collection riche de deux cent soixante-dix volumes est mise en sommeil, avant d’être relancée dans les années 2000 sous la direction d’Alain Veinstein puis de Bruno Doucey. Comment conserver l’esprit de la collection tout en l’adaptant à un contexte esthétique, économique et pédagogique nouveau ? Comment poursuivre l’oeuvre de Seghers au sein d’un marché éditorial qui a plusieurs fois copié la formule qu’il avait mise au point et qui s’oriente vers de nouveaux supports ? Telles sont les questions auxquelles ont dû répondre les nouveaux directeurs de la collection au moment d’en accompagner la renaissance. Plutôt que de créer une nouvelle collection, il s’agissait en effet d’opérer un réveil et une adaptation. L’objectif de l’échange ici rapporté avec Bruno Doucey est d’éclairer la transformation d’une formule éditoriale et les évolutions qu’elle a entraînées ou accompagnées dans le type de discours adopté et le public de ces volumes, l’évolution du catalogue et les raisons pour lesquelles la collection a pris fin une soixantaine d’années après sa création.
EN :
Among the collections of illustrated monographs, “Poètes d’aujourd’hui” (Seghers, 1944-2007) stands both as a model and an exception. Its uniqueness in the editorial milieu in which it is developing first lies in the fact that it is directed by poets, but also in the great stability of its original format. However, fifty years after its creation, this rich collection of two hundred and seventy volumes is set aside, before being relaunched in the 2000s under the direction of Alain Veinstein, and then Bruno Doucey. How can one keep the collection’s original spirit while adapting it to a new aesthetic, economic, and pedagogic context ? How can one continue Seghers’ work in an editorial market that has several times copied his model and is now leaning towards new formats ? These are the questions the new directors had to answer as they guided the collection’s rebirth. Rather than creating something entirely new, it was a question of awakening and adapting. The goal of the interview reported here with Bruno Doucey is to shed light on the transformation of “Poètes d’aujourd’hui”’s editorial format, on the evolution it led to in the type of discourse and the audience for these volumes, on the development of the catalog and on the reasons why the collection ended some sixty years after its creation.
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L’Album NRF de François Nourissier dans les Albums de la Pléiade : patrimonialisation et célébration éditoriale
Marcela Scibiorska
p. 73–87
RésuméFR :
Les Albums de la Pléiade sont une série de monographies illustrées destinées à la promotion de la célèbre collection patrimoniale, la Bibliothèque de la Pléiade. Alors que la fonction publicitaire des Albums est généralement atténuée par son éditeur, Gallimard, un tome de la collection, l’Album NRF, déroge à cette règle en ce qu’il relève ouvertement de l’autopromotion éditoriale. Cet article se propose d’examiner quels moyens discursifs et médiatiques sont mis en oeuvre au sein du volume afin de véhiculer une image de la NRF en tant qu’institution au rôle crucial dans l’histoire littéraire. Finalement, nous regardons comment Gallimard procède à la patrimonialisation de son propre comptoir d’édition à la faveur du médium de la collection et de l’aura dont bénéficie la Pléiade au sein du paysage littéraire de notre temps.
EN :
The Albums de la Pléiade are a series of illustrated monographs designed to promote the famous heritage collection, the Bibliothèque de la Pléiade. While the advertising function of the Albums is generally mitigated by its publisher, Gallimard, one volume of the collection, Album NRF, departs from this rule in that it is openly a matter of editorial self-promotion. This article examines what discursive and media means are implemented within the book in order to convey an image of the NRF as an institution with a crucial role in literary history. Finally, we look at how Gallimard proceeds with the patrimonialization of its own publishing counter in favor of the collection’s medium and the aura that the Pléiade enjoys within the literary landscape of our time.
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À l’image de l’oeuvre : iconographies de l’auteur dans la collection « Les Contemporains » (Le Seuil)
David Martens
p. 89–112
RésuméFR :
Dans les collections de monographies de poche qui ont marqué l’histoire de la critique durant la deuxième moitié du XXe siècle en France, la fabrique du patrimoine littéraire accorde une place décisive à l’iconographie des écrivains. Lorsque Le Seuil lance en 1988 la collection « Les Contemporains », qui tend à reprendre au sein du catalogue de l’éditeur la vocation patrimoniale auparavant dévolue à la série « Écrivains de toujours », le traitement de l’iconographie se voit soumis à une double injonction contradictoire. Dans cette série, la figure de l’auteur se voit nettement minorisée au profit d’une attention portée au travail de l’écriture. Dans le même temps, le principe de la collection veut que chaque volume se centre sur un auteur et propose une iconographie. Face à cette contrainte, les concepteurs de ces livres doivent composer et adoptent plusieurs procédés permettant de conjoindre ces deux impératifs.
EN :
In the collections of pocket monographs that marked the history of criticism during the second half of the 20th century in France, the workmanship of literary heritage devotes considerable attention to the iconography of writers. When Le Seuil launched their “Les Contemporains” collection in 1988, which seems to take over, within the publisher’s catalog, the patrimonial vocation previously associated with the “Écrivains de toujours” series, the treatment of iconography was subjected to a double contradictory injunction. In this series, the figure of the author is clearly diminished in favor of a focus on the work of writing. At the same time, the principle of the collection is that each volume concentrates on one author and proposes an iconography. Faced with this constraint, the designers of these books must compromise and adopt a number of processes allowing these two imperatives to be combined.
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Les marmites à livres. Logiques de sélection des oeuvres et construction des collections
Hervé Serry
p. 113–128
RésuméFR :
La forme collection est un instrument clé des pratiques éditoriales de l’édition littéraire généraliste contemporaine. La fondation, l’administration ou encore les usages des collections au sein d’une entreprise éditoriale sont des observatoires de la réalité des pratiques éditoriales et des conditions d’existence des livres. À partir de l’examen d’un catalogue, celui des Éditions du Seuil des années 1940 aux années 1980, il s’agit de voir comment la collection, le directeur ou la directrice de collection (et d’autres intermédiaires), mais aussi le « hors collection », rarement considéré en soi, sont des catégories opératoires, des dispositifs techniques destinés à fixer les frontières éditoriales et l’usage des ressources d’une maison d’édition. Ces catégories utilisées par les acteurs d’une entreprise d’édition font l’objet de mobilisations multiples qui dessinent la dynamique objective des projets éditoriaux.
EN :
The collection form is a key instrument in the editorial practices of contemporary generalist literary publishing. The foundation, administration, and uses of collections within a publishing company are observatories of the reality of publishing practices and the conditions of existence of books. Starting with an examination of a catalog – the Éditions du Seuil from the 1940s to the 1980s – the aim of this article is to examine how the collection, the collection director (and other intermediaries), but also the “special edition”, rarely considered in itself, are operative categories, technical devices intended to set the editorial boundaries and the use of a publishing house’s resources. These categories used by the actors of a publishing company are the object of multiple mobilizations that draw the objective dynamics of editorial projects.
Analyses
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Jean Rolin, à la croisée des voies (et des voix) ouvrières : quête, enquête et terrain
Anne Wattel
p. 131–144
RésuméFR :
L’Organisation (1996), Traverses (1999) et Terminal frigo (2005) de Jean Rolin, véritable trilogie viatique et ouvrière, ramènent l’auteur, ancien maoïste, auprès de « la classe » et proposent des modalités différentes d’investigation d’un territoire social. Ces oeuvres nous permettent de suivre la trajectoire politique, personnelle et littéraire de l’auteur qui va du roman autobiographique, centripète, à la littérature de terrain, centrifuge ; de la quête à l’enquête ; d’une position d’autorité, de surplomb, d’une imposture en somme, à une « participation observante », in situ, qui permet à l’intellectuel d’accepter son étrangement.
EN :
Jean Rolin’s L’Organisation (1996), Traverses (1999), and Terminal frigo (2005), a veritable journey and working-class trilogy, bring the author, a former Maoist, back to “the class” and propose various methods to investigate a social territory. These works allow us to follow the political, personal, and literary trajectory of the author, moving from the autobiographical, centripetal novel, to the centrifugal field literature ; from the quest to the investigation ; from a position of authority, overhanging, of imposture in fact, to an “observant participation”, in situ, which allows the intellectual acceptance of their strangeness.
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La nage en eau libre comme acte subversif : Patrolin et Deakin à contre-courant
Hannah Cornelus
p. 145–159
RésuméFR :
Dans Waterlog. A Swimmer’s Journey Through Britain, livre qui a inspiré de nombreux lecteurs autour du monde, l’environnementaliste britannique Roger Deakin célèbre le « wild swimming » et le contact sensoriel au monde naturel. Sans connaître l’oeuvre de Deakin, l’auteur français Pierre Patrolin a publié en 2012 sa Traversée de la France à la nage, fictionnelle celle-ci. Une lecture croisée révèle que les deux livres articulent une même conception de la nage en eau libre comme activité manifestement subversive, qui s’oppose à la société de consommation numérisée et accélérée. La nage permet ainsi de rétablir le rapport corporel à la nature en activant tous les sens ; elle suscite un état de flux qui impose une certaine lenteur et immerge le nageur dans le moment présent et dans son environnement naturel. En se mouvant au ras de l’eau, le nageur voit se réduire sa perspective visuelle et renonce à la vue englobante qui est associée à la domination de la nature par l’homme. De plus, les deux textes privilégient l’environnement « banal » de leurs territoires nationaux respectifs au lieu de s’intéresser à une nature spectaculaire et sublime. La nage en eau libre est ainsi présentée comme un véritable acte de désobéissance civile, une action revendicative qui conteste la privatisation de la nature et met en pratique le « right to roam ».
EN :
With Waterlog. A Swimmer’s Journey Through Britain, British environmentalist Roger Deakin has inspired numerous readers around the world with his celebration of “wild swimming” experiences and argumentation for a sensory immersion in nature. In 2012, without knowing of Deakin’s work, French writer Pierre Patrolin published La Traversée de la France à la nage, an account of a fictional aquatic journey. A comparative reading of the two books reveals that their conceptions of open water swimming are quite similar : both authors present it as a markedly subversive activity, opposing the digitalized and accelerated consumer society. Swimming thus enables the body’s bond with nature to be re-established by activating all the senses ; it creates a state of flux, imposing a certain slowness and immersing the swimmer in the present moment, and in their natural environment. The visual perspective of the swimmer is radically narrowed, hereby abandoning the all-encompassing view associated with human’s domination of nature. Moreover, both texts privilege the “banal” environment of their respective national territories instead of focusing on a spectacular and sublime nature. Swimming in open water is thus presented as a true act of civil disobedience that challenges the privatization of nature and puts into practice the “right to roam”.
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Théorie et pratique d’une pensée intempestive. À propos du Devoir d’indignation d’Ambroise Kom
Hervé Tchumkam
p. 161–171
RésuméFR :
Dans cet article, je propose une réflexion théorique inspirée de l’ouvrage Le Devoir d’indignation (2012) d’Ambroise Kom, en me focalisant sur ce que j’ai nommé une pensée intempestive qui recoupe les oscillations d’une réflexion qui, faisant l’éloge de la dissidence, en appelle au devoir d’indignation. À partir des réflexions d’Ambroise Kom sur la fiction du monde noir et de sa diaspora, je mettrai en relief des points de croisement entre littérature et philosophie, en proposant en effet que le renouvellement de la pensée critique qui s’applique aux littératures africaines devra passer par des approches philosophiques, notamment celles centrées autour du rapport entre esthétique et politique.
EN :
This article builds on Ambroise Kom’s Le Devoir d’indignation (2012) to propose a theory and practice of dissidence as paths for renewal of African literatures criticism. Looking at the ways in which the essays postulate new interpretative paths, the author highlights fiction as the locus of intersection between literature and philosophy. Ultimately, this article contends that recasting critical thinking about the literature of Africa and its diaspora would, among others possibilities, rely on philosophical approaches that explore the relationship between aesthetics and politics.