Volume 49, numéro 1, 2020 Jeanne Lapointe Sous la direction de Marie-Andrée Beaudet et Mylène Bédard
Sommaire (14 articles)
Études
L’héritage intellectuel et littéraire de Jeanne Lapointe
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La morale de l’intelligence, gage de liberté chez Jeanne Lapointe
Claudia Raby
p. 15–23
RésuméFR :
Mue par la même révolte et le même désir d’émancipation que plusieurs intellectuels de sa génération, Jeanne Lapointe participe du large mouvement des années 1950 qui prépare l’avènement de la modernité au Québec. Elle réclame la liberté humaine sur plusieurs tribunes en valorisant « une morale de l’intelligence » dont le but est de déconstruire toute forme de dogmatisme. Par sa vision humaniste de la littérature, de la critique et de l’éducation, la première femme professeure titulaire à la Faculté des lettres de l’Université Laval confronte le traditionalisme religieux, qui s’essouffle. Cette période marque le début d’un parcours exceptionnel consacré à la liberté artistique, intellectuelle et sociale au Québec.
EN :
Driven by the same revolt and desire for emancipation as many intellectuals of her generation, Jeanne Lapointe contributes to the broad movement of the fifties that paved the way for the advent of modernity in Quebec. She demands human freedom in several forums by promoting “an ethics of intelligence” whose purpose is to deconstruct all forms of dogmatism. Through her humanist vision of literature, criticism, and education, the first female professor at Laval University’s Faculty of Arts confronts the dwindling religious traditionalism. This period marks the beginning of an exceptional journey devoted to artistic, intellectual, and social freedom in Quebec.
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Jeanne Lapointe et Eva Kushner. Deux femmes chez les sociologues
Lucie Robert
p. 25–40
RésuméFR :
En 1964, le colloque organisé par la revue Recherches sociographiques, sous le thème « Littérature et société canadiennes-françaises », réunit des spécialistes chargés de dresser l’état des lieux de la littérature canadienne-française, mais aussi d’engager « un débat méthodologique qui pourrait donner lieu à un fructueux dialogue entre les visées de l’esthétique et celles de la sociologie ». Deux femmes étaient invitées : Jeanne Lapointe, de l’Université Laval, et Eva Kushner, de l’Université McGill. Ni l’une ni l’autre n’étaient des spécialistes de la littérature canadienne-française, ni l’une ni l’autre ne pratiquaient une approche de la critique qui s’approcherait de la sociologie, une approche à laquelle elles étaient alors, à vrai dire, plutôt hostiles. Le présent article s’interroge sur la présence de ces deux femmes invitées à commenter les propositions émises par Clément Lockquell et Fernand Dumont, dans un ordre à première vue incongru (Kushner répondant à Lockquell ; Lapointe à Dumont). Nul doute que les organisateurs ont agi là sciemment : plus que quiconque, en effet, ces deux femmes encore jeunes, aux trajectoires universitaires distinctes, ont présenté des approches méthodologiques qui, bien que discordantes à maints égards, heurtaient la tradition et témoignaient des orientations à venir de la critique littéraire au Canada français.
EN :
In 1964, the colloquium organized by the journal Recherches sociographiques, under the theme “Littérature et société canadiennes-françaises”, brought together specialists responsible for assessing the state of French-Canadian literature, but also for initiating “a methodological debate that could lead to a fruitful dialogue between the aims of aesthetics and those of sociology”. Two women were invited : Jeanne Lapointe from Laval University and Eva Kushner from McGill University. Neither of them were specialists in French-Canadian literature, nor did they practice an approach to criticism based on sociology, an approach to which they were then, in fact, rather hostile. This article questions the presence of these two women invited to comment on the proposals made by Clément Lockquell and Fernand Dumont, in a seemingly incongruous order (Kushner responding to Lockquell, Lapointe to Dumont). There is no doubt that the organizers acted there knowingly : more than anyone else, in fact, these two still young women, with distinct academic trajectories, present methodological approaches that, although conflicting in many respects, offended tradition and reflected the future directions of literary criticism in French Canada.
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Jeanne Lapointe et son approche de la poésie : l’exigence de vérité
Camille Néron
p. 41–52
RésuméFR :
La lecture des textes de Jeanne Lapointe consacrés en totalité ou en partie à la poésie révèle que sa vision de la poésie repose sur le point de vue sensible et honnête du poète. Lapointe se porte à la défense de ce genre littéraire par lequel l’écrivain cherche, sans vergogne nous semble-t-il, une vérité autre, plus profonde que ne l’offre le portrait sociologique d’une époque ou d’un peuple, dépeint en majorité dans le roman. Lapointe commente la littérature québécoise en fonction de cette exigence de vérité et cite en exemple les oeuvres d’Anne Hébert et d’Hector de Saint-Denys Garneau.
EN :
Reading Jeanne Lapointe’s texts devoted in whole or in part to poetry reveals that her vision of poetry rests on the poet’s sensitive and honest point of view. Lapointe defends this literary genre by which the writer seeks, shamelessly, it seems to us, another truth, deeper than the sociological portrait of an era or a people, mostly depicted in novels, can offer. Lapointe comments on Quebec literature in terms of this requirement of truth, and cites as examples the works of Anne Hébert and Hector de Saint-Denys Garneau.
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Jeanne Lapointe et Anne Hébert : une longue amitié
Nathalie Watteyne
p. 53–64
RésuméFR :
On connaît le rôle exercé par Jeanne Lapointe dans la valorisation des textes d’Anne Hébert. La professeure de littérature de l’Université Laval signe, en 1954 et 1961, des articles importants sur la poésie de cette auteure dans la revue Cité libre. Et c’est Jeanne Lapointe qui demande à Pierre Emmanuel un texte de présentation pour Le Tombeau des rois. En plus de signer une note explicative au Dialogue sur la traduction, Lapointe aura présidé aux échanges de ce dialogue entre Anne Hébert et Frank Scott. Nous rendrons compte de son projet de publier un choix de poèmes des Songes en équilibre, projet auquel l’auteure s’est montrée un temps réceptive. Mais la contribution de Lapointe ne s’arrête pas à sa lecture attentive de l’oeuvre et aux réseaux de sociabilité qu’elle développe. Dans la nouvelle « Shannon », publiée en 1960, se profile, sous les traits du personnage de Claire, la présence de l’amie. D’autres interventions privées et publiques d’Hébert ou de Lapointe nous renseignent sur les dates, voire sur le sens de certaines oeuvres. Nous en examinerons les différentes facettes pour offrir un portrait complet de l’apport de Jeanne Lapointe à l’oeuvre d’Anne Hébert.
EN :
We know the role played by Jeanne Lapointe in promoting Anne Hébert’s texts. The literature teacher at Laval University published, in 1954 and 1961, important papers on Hébert’s poetry in the journal Cité libre. And it was Lapointe who asked Pierre Emmanuel for a foreword to Le Tombeau des rois. In addition to signing an explanatory note for the Dialogue sur la traduction, Lapointe presided over the exchanges of this dialogue between Anne Hébert and Frank Scott. We will examine her project to publish a selection of poems from Hébert’s Songes en équilibre, a project to which the author was receptive for a while. But Lapointe’s contribution does not stop with her careful reading of the work and the networks of sociability she develops. In the short story “Shannon”, published in 1960, the presence of the friend is profiled in the character of Claire. Other private and public interventions by Hébert or Lapointe provide us with information on the dates and even the meaning of certain works. We will examine the various facets to offer a complete portrait of Jeanne Lapointe’s contribution to Anne Hébert’s work.
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Jeanne Lapointe, mentore et amie
Mylène Bédard
p. 65–79
RésuméFR :
Dans L’Institution du littéraire, Lucie Robert souligne l’apport de Jeanne Lapointe à l’émergence d’une critique littéraire moderne au Québec. Robert note en effet que Lapointe a non seulement « énoncé les conditions d’exercice d’un enseignement universitaire de la littérature et les critères d’une pratique de recherche alors originale », mais qu’elle a « contribué à former des générations d’étudiants et d’étudiantes qui, à partir de la fin des années 1960, donneront des assises institutionnelles à la recherche littéraire ». Par l’étude de la correspondance qu’a entretenue Jeanne Lapointe avec des écrivaines comme Marie-Claire Blais, Louky Bersianik, Madeleine Gagnon et Gabrielle Roy, cet article se propose de mettre en lumière un autre pan de la contribution de Lapointe à l’infiltration d’idées modernes dans la littérature québécoise, et plus particulièrement dans la littérature des femmes. La correspondance, par la dimension relationnelle qu’elle implique, semble constituer, pour Lapointe, une voie de prolongement à l’enseignement, c’est-à-dire à la transmission du savoir et à l’échange intellectuel. Ainsi, l’analyse des lettres permettra d’appréhender le rôle de mentore – rarement examiné dans une perspective féminine – de Lapointe et de mesurer l’étendue de son influence sur le parcours et les oeuvres de certaines écrivaines.
EN :
In L’Institution du littéraire, Lucie Robert highlights Jeanne Lapointe’s contribution to the emergence of a modern literary critique in Quebec. Robert notes that Lapointe not only “set out the conditions for university teaching of literature and the criteria for an original research practice”, but that she “helped to train generations of students who, from the late 1960s, would provide institutional foundations for literary research”. By studying Jeanne Lapointe’s correspondence with writers such as Marie-Claire Blais, Louky Bersianik, Madeleine Gagnon and Gabrielle Roy, this article aims to highlight another aspect of Lapointe’s contribution to the infiltration of modern ideas into Quebec literature, and more particularly into women’s literature. For Lapointe, correspondence, by the relational dimension it implies, seems to constitute a way of extending teaching, that is, the transmission of knowledge and intellectual exchange. Thus, the analysis of the letters will make it possible to grasp Lapointe’s role as a mentore – rarely examined from a female perspective – and to measure the extent of her influence on the course and works of some women writers.
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Féminin singulier, transmission plurielle
Lori Saint-Martin
p. 81–88
RésuméFR :
Ce texte offre à la fois quelques souvenirs personnels de Jeanne Lapointe et une lecture de ses textes féministes, où s’observe un double mouvement de démystification des savoirs androcentristes et de construction de nouvelles formes où les femmes figurent à titre de sujets de plein droit. Ce n’est qu’à ce prix que peut cesser « le meurtre psychique » des femmes, qui va en droite ligne de la persécution des sorcières à l’attentat de l’École Polytechnique et à la marginalisation culturelle des femmes.
EN :
This paper offers a few personal memories of Jeanne Lapointe as well as a reading of her feminist articles, where a double movement of demystifying androcentric knowledge and constructing new forms in which women take centre stage as empowered subjects is observed. Only by constructing such knowledge can we hope to put a stop to the “psychic murder” of women, from medieval witch hunts to the École Polytechnique massacre and the cultural marginalization of women.
Documents
Chronologie et bibliographie de Jeanne Lapointe
Analyses
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Les commémorations profanées dans Les Marchands de gloire de Pagnol-Nivoix et Au revoir là-haut de Pierre Lemaitre
Marion Brun
p. 105–124
RésuméFR :
L’article compare le roman de Pierre Lemaitre Au revoir là-haut publié en 2013 et la pièce de théâtre de Marcel Pagnol et de Paul Nivoix Les Marchands de gloire montée au Théâtre de la Madeleine en 1925. Ces deux fictions mettent en scène le contexte de l’immédiat après-guerre et traitent de l’opportunisme des survivants qui exploitent la mémoire des morts. Les deux ouvrages contribuent à asseoir les représentations satiriques des années 1920 d’une France déboussolée par la mise à mal de l’idéal héroïque. Romancier et dramaturges prennent un parti antimilitariste et s’intéressent à la perte d’identité des vétérans et des soldats enterrés. Ils donnent à voir le renversement de la société qui privilégie les hommes de l’arrière aux survivants. Ces textes proposent une satire de l’hypocrisie commémorative de la France des monuments. Les écrivains mettent ainsi au tombeau les illusions héroïques de la victoire.
EN :
This article compares Pierre Lemaitre’s novel Au revoir là-haut published in 2013 with Marcel Pagnol and Paul Nivoix’s play Les Marchands de gloire staged at Théâtre de la Madeleine in 1925. Both works of fiction depict the immediate post-World War period and deal with the opportunism of survivors who take advantage of the memory of the dead. Both books contribute to set satirical representations of the 1920s : France is disoriented by the undermining of the heroic ideal. Novelists and playwrights took an anti-militarist stance and were interested in the loss of identity of veterans and buried soldiers. They show the overthrow of a society that favours men from the rear over survivors. These texts present a satire of the commemorative hypocrisy of commemoration ceremonies in France. The writers thus put the heroic illusions of victory in the tomb.
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À partir d’ « (Une scène primitive ?) » : « Écrire pour s’interrompre » ou le tragique chez M. Blanchot
Thierry Durand
p. 125–141
RésuméFR :
L’article examine la présence du tragique dans la réflexion blanchotienne. À partir du commentaire des fragments de L’Écriture du désastre intitulés « (Une scène primitive ?) », l’analyse met en lumière l’irréconciliation fondamentale de l’homme avec lui-même, qui hante tout le travail de Blanchot. La réflexion porte dans un premier temps sur le paradoxe d’un savoir de soi à la fois nécessaire et défait. Elle souligne ensuite l’importance du corps impropre et de la dénaturation dans l’écriture blanchotienne et montre que c’est tout l’être qui se trouve mis à l’épreuve par l’intensité d’un pathos associé à une disconvenance à la fois originaire et immémoriale. L’analyse montre dans un troisième temps que la réflexion sur le fragment comme dire de l’être doit être interprétée chez Blanchot comme l’expérience tragique, à la fois désappropriatrice et jubilatoire, d’une errance ontologique.
EN :
The article examines the presence of tragedy in Blanchotean thinking. Based on the commentary on the fragments of L’Écriture du désastre (The Writing of Disaster) entitled « (Une scène primitive?) » (“A Primitive Scene ?”), the analysis highlights the fundamental irreconcilability of man with himself, which haunts all of Blanchot’s work. The first part of the reflection focuses on the paradox of a knowledge of oneself that is both necessary and undermined. It then underlines the importance of the improper body and denaturation in Blanchotean writing and shows that it is the whole being that is put to the test by the intensity of a pathos associated with both original and immemorial disconformity. The analysis subsequently shows that reflection on the fragment as a statement of being should be interpreted in Blanchot as the tragic experience, both disappropriative and jubilant, of an ontological wandering.
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Le XXIe siècle ou la séparation achevée. Éthique et technologie dans Anima Motrix d’Arno Bertina
Julien Jeusette
p. 143–153
RésuméFR :
De Warburg à Agamben en passant notamment par Debord et Baudrillard, nombreux sont les intellectuels qui ont alerté leurs contemporains sur les risques de la technologie : celle-ci nous séparerait les uns des autres et nous mettrait à distance du monde. Or, il est évident qu’au XXIe siècle, cette séparation prend une tournure plus dramatique. Nous suggérons ici qu’Anima Motrix, le roman d’Arno Bertina paru en 2006, permet de mieux comprendre les dangers de l’emprise des dispositifs sur nos vies ; à partir d’un cas extrême, l’écrivain nous invite à penser le potentiel inhumain de notre temps.
EN :
From Warburg to Agamben, including Debord and Baudrillard, many intellectuals have alerted their contemporaries to the risks of technology : it would separate us from each other and put us at a distance from the world. However, it is clear that in the 21st century, this separation is taking a more dramatic turn. We suggest that Arno Bertina’s novel Anima Motrix (2006) provides a better understanding of the dangers of the proliferation of devices that structure our daily lives. Via the dark character of Ljube Boskovski, the novel invites us to examine the inhuman potential of our time.
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Juste la fin du monde de Xavier Dolan : du cercle infini à la ligne droite
Anna Corral Fullà
p. 155–172
RésuméFR :
L’objectif de cet article est d’analyser le lien unissant le cinéma et le théâtre dans Juste la fin du monde (2016) de Xavier Dolan, adaptation cinématographique de la pièce de théâtre éponyme de Jean-Luc Lagarce, et d’examiner le passage du texte dramatique au récit filmique conduisant à la naissance d’une nouvelle oeuvre d’art distincte et autonome. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les écrits des auteurs suivants : Robert Stam et André Gaudreault, pour aborder les enjeux et les dynamiques créatives mises à l’oeuvre dans l’adaptation cinématographique ; Gérard Genette, pour ce qui est de l’approche transtextuelle ; et Deleuze et Guattari, pour la notion de plan de composition.
EN :
The aim of this article is to analyse the link between cinema and theatre in Xavier Dolan’s Juste la fin du monde (It’s Only the End of the World), 2016, a cinematographic adaptation of Jean-Luc Lagarce’s eponymous play, and to examine the transition from dramatic text to film narrative, leading to the creation of a distinct and autonomous new work of art. To do so, we rely on the writings of the following authors : Robert Stam and André Gaudreault, to address the issues at stake and the creative dynamics at work in film adaptation ; Gérard Genette, for the transtextual approach ; and Deleuze and Guattari, for the notion of composition plan.