Volume 48, numéro 3, 2019 Approches écopoétiques des littératures française et québécoise de l’extrême contemporain Sous la direction de Julien Defraeye et Élise Lepage
Sommaire (9 articles)
Études
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Proximité avec la nature et jeu des genres littéraires : L’Homme des haies de Jean-Loup Trassard et Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal
Sara Buekens
p. 21–36
RésuméFR :
Dans cet article, nous proposons une lecture de deux romans français de l’extrême contemporain, Naissance d’un pont de Maylis de Kerangal (2010) et L’Homme des haies de Jean-Loup Trassard (2012). Ces auteurs présentent des personnages qui vivent, en marge ou tout à fait hors d’un environnement humain, une interaction particulière avec les règnes animal ou végétal. Nous prêterons attention à la façon dont les romanciers argumentent en faveur d’une sympathie pour ceux qui vivent des expériences authentiques dans la nature – que le progrès industriel et les problèmes écologiques risquent de rendre bientôt impossibles. Nous aborderons aussi le travail d’écriture qui accompagne les descriptions et les prises de position des auteurs étudiés et tiendrons compte de la façon dont ils jouent avec les conventions du roman réaliste (Trassard) et de l’épopée (Kerangal).
EN :
In this article, we propose a reading of two French novels of the extreme contemporary literature, Naissance d’un pont by Maylis de Kerangal (2010) and L’Homme des haies by Jean-Loup Trassard (2012). These authors present characters who live, on the margins or completely outside of a human environment, a unique interaction with the animal or vegetable kingdoms. The article focuses on how novelists argue in favour of sympathy for those who live authentic experiences in nature – experiences that industrial progress and ecological problems may soon make impossible. The paper also discusses the writing work that accompanies the descriptions and positions of the authors studied and take into account how they play with the conventions of realist (Trassard) and epic (Kerangal) novels.
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Chute et éveil du corps dans les dystopies : Moi qui n’ai pas connu les hommes de Jacqueline Harpman et Choir d’Éric Chevillard
Laurence Pagacz
p. 37–49
RésuméFR :
La terre déserte et vide de Moi qui n’ai pas connu les hommes (Jacqueline Harpman, 1995) et l’île grise, nommée « Choir », du roman du même nom (Éric Chevillard, 2010) sont des lieux dont les racines ont été coupées net et dont ces romans de la solitude se servent pour interroger la relation présente du lecteur à son environnement. La nature s’y livre à l’homme de manière brute et austère : le corps se fait soudain présent, pesant et grave, ultime lieu et ultime morceau de nature au sein de ces paysages dévastés. Les survivants font ainsi l’expérience de la perte totale – et contrainte – de distance avec la nature ; cette perte de distance est mise en récit à travers le motif de la chute (physique et symbolique) de l’humanité après une catastrophe. Cet article interroge donc la nature de la relation entre un environnement dévasté et le corps y survivant.
EN :
The deserted and empty land of Moi qui n’ai pas connu les hommes (Jacqueline Harpman, 1995) and the grey island, named “Choir”, from the novel of the same name (Éric Chevillard, 2010) are places whose roots have been snapped off and which these novels of solitude use to question the reader’s relationship to his environment. Nature surrenders itself to man in a raw and austere manner : the body suddenly becomes present, heavy, and serious, the ultimate place and ultimate piece of nature within these devastated landscapes. Survivors hence experience total loss – and forced – of distance from nature ; this loss of distance is narrated through the motif of the fall of humanity (physical and symbolic) after a disaster. This article therefore questions the nature of the relationship between a devastated environment and the surviving body.
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« Cette grâce entière, insaisissable et mystérieuse » : formes et enjeux de l’éco-épiphanie dans trois romans québécois contemporains
Julien Desrochers
p. 51–65
RésuméFR :
Cet article analyse les figurations et les enjeux de l’éco-épiphanie (soit l’épisode épiphanique déclenché par un ou plusieurs éléments de la nature) dans trois romans québécois contemporains : Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre de Louis Hamelin, Champagne de Monique Proulx et L’Écrivain public de Pierre Yergeau. L’objectif est de montrer que ces soudaines manifestations, bien que brèves, provoquent d’importants glissements au sein du récit. Elles ébranlent premièrement les assises du sujet romanesque en faisant de lui non plus un être agissant, mais une entité patiente de l’action. Ces intenses révélations secouent, dans un deuxième temps, la logique temporelle du récit, et ce, par la prédisposition de l’éco-épiphanie à favoriser le kairos (le momentané) au détriment du chronos (la continuité).
EN :
This article analyzes the depictions and significance of the eco-epiphany (the epiphanic moment triggered by one or many elements of nature) in three contemporary Québécois novels : Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre by Louis Hamelin, Champagne by Monique Proulx, and L’Écrivain public by Pierre Yergeau. Despite their brevity, these scenes instigate key shifts in the narratives of each novel. First, the eco-epiphanies alter the agency of each protagonist, moving them from actors to subjects that are acted upon. Second, these intense moments also affect the temporality of each narrative as the eco-epiphany privileges the momentary (the kairos) over sequential time (the chronos).
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La nouvelle québécoise : forme privilégiée de la littérature à vocation environnementale
Julien Defraeye
p. 67–78
RésuméFR :
Sous ses impératifs de concision, la nouvelle, genre de l’économie textuelle, s’accorde une certaine vocation à la performativité. Ses protagonistes, d’une psychologie souvent liminaire, sont ainsi relégués au second plan d’une narration éthérée qui s’enquiert d’aller à l’essentiel. La nouvelle propose ainsi un médium à la fois concis et pédagogique, potentiellement à même de retranscrire l’urgence de la crise environnementale, une des dernières causes communes qui semble poindre dans les productions littéraires québécoises de ces vingt-cinq dernières années. À travers des recueils de Louis Hamelin, Robert Lalonde et Lise Tremblay, le présent article s’interroge sur l’adéquation de la nouvelle pour témoigner des inquiétudes sur l’environnement.
EN :
Under its imperatives of brevity, the short story, the genre of textual economy, gives itself a certain vocation of performativity. Its protagonists, often liminal characters, are relegated to the background of an ethereal narrative that seeks to get to the heart of the matter. The short story thus proposes a concise and educational medium, potentially capable of transcribing the urgency of the environmental crisis, one of the last common causes that appears to be emerging in Quebec literary productions over the past twenty-five years. Through collections of short stories by Louis Hamelin, Robert Lalonde and Lise Tremblay, this article examines the adequacy of the short story to reflect environmental concerns.
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Bleuets et abricots : la femme-territoire de Natasha Kanapé Fontaine
Joëlle Papillon
p. 79–95
RésuméFR :
Cet article analyse l’écopolitique mise de l’avant dans Bleuets et abricots (2016) de la poète innue Natasha Kanapé Fontaine. Cette oeuvre constitue un point d’entrée remarquable pour comprendre la dimension poétique et politique de l’engagement environnemental de l’auteure, qui s’exprime d’une part à travers une identification forte entre une femme autochtone et un territoire qu’elle revendique comme sien, et d’autre part par l’inscription du territoire comme un Autre avec qui une relation tendre est engagée. Cette relation prend tour à tour les contours d’un rapport de parenté, d’un rapport maternel et d’un rapport amoureux. Enracinée dans son territoire, la locutrice parvient à articuler sa lutte décoloniale en présentant les femmes et les territoires autochtones comme survivant(e)s et, ultimement, indestructibles.
EN :
This article analyzes the ecopolitics put forward in Bleuets et abricots (2016) by Innu poet Natasha Kanapé Fontaine. This work constitutes a remarkable entry point to understand the poetic and political dimensions of the author’s environmental commitment, which is expressed on the one hand through a strong identification between an Indigenous woman and a territory that she claims as her own and, on the other hand through the inscription of the land as an Other with whom she engages in a tender relationship. This relationship takes in turn the form of a kinship relationship, a maternal relationship and a love relationship. Rooted in her territory, the speaker manages to articulate her decolonial struggle by presenting Indigenous women and territories as survivors and, ultimately, indestructible.
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Imaginaire de la catastrophe. Une lecture écopoétique de La Carte des feux de René Lapierre
Élise Lepage
p. 97–113
RésuméFR :
La Carte des feux (Les Herbes rouges, 2015) de René Lapierre est un recueil de poèmes qui donne à voir un monde post-apocalyptique où l’incurie humaine et la violence des catastrophes naturelles ont partie liée. Cet article propose une lecture de ce recueil à la croisée de deux approches théoriques, soit l’écopoétique et l’imaginaire de la fin, afin d’étudier comment, en dehors de tout cadre narratif, cette oeuvre « raconte » à sa façon la fin d’un monde, par-delà les siècles et les continents. Analysant tant le système énonciatif que les questions éthiques et herméneutiques qu’elle soulève, la présente réflexion met en lumière comment l’état de crise permanent condamne au chaos toute possibilité de relation, que ce soit dans le réel (les interactions des différents êtres vivants et composants d’un milieu) ou dans le langage (la cohérence du poème, la logique du recueil). Ce recueil suggère ainsi que lorsque les relations écologiques ne sont plus, il ne reste plus qu’un système cynique et énergivore qui tourne à vide ne menant qu’à la destruction.
EN :
La Carte des feux (Les Herbes rouges, 2015) by René Lapierre is a collection of poems that shows a post-apocalyptic world where human negligence and the violence of natural disasters are linked. This article proposes a reading of these poems at the crossroads of two theoretical approaches – ecopoetics and the imagination of the end – in order to study how, outside any narrative framework, this work “narrates” in its own way the end of a world, across centuries and continents. Analysing both the enunciative system and the ethical and hermeneutical questions it raises, this reflection highlights how the state of permanent crisis condemns any possibility of relationship to chaos, whether in reality (the interactions of different living beings and components of an environment) or in language (the coherence of the poem, the logic of the collection). This collection thus suggests that when ecological relationships are no longer, all that is left is a cynical and energy consuming system running empty and leading only to destruction.
Analyses
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Raconter sa mort, puis la vivre : « autobiographie irrationnelle » chez João Guimarães Rosa
Marcelo Marinho
p. 117–132
RésuméFR :
Guimarães Rosa qualifie d’« autobiographie irrationnelle » son roman Grande Sertão : Veredas (1956) – le héros Riobaldo est un barde/poète qui se soumet à un pacte faustien pour prendre le dessus sur Hermogène (le signe arbitraire) et recevoir enfin Otacilia (le prix littéraire) ; toutefois, cela se conclut au prix de la perte de Diadorim (Deodoron, cadeau de Dieu : l’âme). Parallèlement, dans un registre poétique proche de l’oraliture holographique, Guimarães Rosa affirme avoir écrit son chef-d’oeuvre en état de possession. Et alors qu’il ajourne, par superstition avouée et revendiquée, son entrée à l’Académie brésilienne des lettres pendant quatre ans, il meurt mystérieusement trois jours après la cérémonie. Énigme ou mise en scène ? Par le biais d’indices factuels plantés avec soin sur les sentiers interprétatifs, et suivant à la ligne un scénario tout à fait inédit dans l’histoire universelle de la littérature, le romancier compose en menus détails une autobiographie irréductible à une version qui serait définitivement encadrée par l’impression graphique : cette autobiographie ne se conçoit que dans l’espace poétique de l’oraliture (dans ses manifestations sociales collectives et grégaires, au-delà de l’univers de la lettre imprimée). Dans le but de transformer en légende vivante sa propre existence et afin de se soustraire à l’incomplétude hasardeuse de la condition humaine (ainsi qu’aux limitations réductrices qui marquent l’avènement du texte écrit), Rosa raconte une vie (la sienne), sous prétexte d’une « mort annoncée », par l’intermédiaire d’une textualité qui s’accomplit exclusivement dans l’imaginaire de ses lecteurs.
EN :
Guimarães Rosa describes as an “irrational autobiography” his novel Grande Sertão : Veredas (1956) – the hero, Riobaldo, is a bard/poet who submits to a Faustian pact to take over Hermogen (the arbitrary sign) and finally receive Otacilia (the literary prize) ; however, this ends at the cost of Diadorim’s loss (Deodoron, God’s gift : the soul). At the same time, in a poetic register close to holographic oraliture, Guimarães Rosa claims to have written his masterpiece in a state of possession. And while he adjourned, by admitted and claimed superstition, his entry into the Brazilian Academy of Letters for four years, he mysteriously died three days after the ceremony. Enigma or staging ? By means of factual clues carefully planted on the interpretative paths, and following a scenario completely new in the universal history of literature, the novelist composes in minute details an autobiography irreducible to a version that would be permanently framed by graphic printing: this autobiography can only be conceived in the poetic space of oraliture (in its collective and gregarious social manifestations, beyond the universe of the printed letter). In order to transform his own existence into a living legend and to avoid the hazardous incompleteness of the human condition (as well as the reductive limitations that mark the advent of the written text), Rosa narrates the story of a life (his own), under the pretext of a “death foretold”, through a textuality that is exclusively accomplished in the imagination of her readers.
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La violence énonciative dans Putain de Nelly Arcan : entre intériorisation et renversement des rapports de pouvoir liés à la sexualité
Amélie Michel
p. 133–147
RésuméFR :
Cet article s’intéresse à la négociation des rapports de pouvoir entre la prostituée et le client dans le roman Putain (2001) de Nelly Arcan. Si le client exerce une violence sur le corps et la subjectivité de la prostituée pour lui imposer une position d’infériorité dans l’échange sexuel, ce rapport de places est cependant contesté sur la scène d’énonciation. À partir d’une analyse discursive, notre article vise à montrer que la réappropriation de la violence dans l’énonciation permet à la narratrice d’inverser les rapports de domination représentés, sans toutefois déconstruire la logique qui les sous-tend. Cela participe à l’ambivalence constitutive de l’oeuvre.
EN :
This paper focuses on the relationship of power between the prostitute and the client in Nelly Arcan’s novel Putain (2001). Although the client uses violence against the body and the subjectivity of the prostitute to put her in a position of inferiority in the sexual exchange, this domination is challenged in the enunciation. This paper intends to use discourse analysis to demonstrate that the reappropriation of violence in the enunciation allows the narrator to overturn the relationship of domination depicted in the erotic scene, but without deconstructing its underlying logic. This contributes to the ambivalence of the novel.