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  • Nelson Charest

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  • Nelson Charest
    Université d’Ottawa

Après que Taine eut érigé le critère racial en dogme, la question de la francité devint un enjeu sensible en France, particulièrement dans la littérature fin-de-siècle. Si Zola est arrivé à tirer son épingle du jeu avec brio, en fondant sa généalogie sur un fond racial implicite tout en s’éloignant de l’antisémitisme de l’affaire Dreyfus, la génération symboliste a plutôt accentué et symbolisé les contradictions qui parcourent l’époque. Son esthétique est d’emblée plus bigarrée et plus difficile à saisir, ses innovations déstabilisent les traditions, son travail sur la langue remet en jeu l’identité française ; et surtout, l’apport étranger y est tangible et manifeste. Alors que Mme de Staël, au début du siècle, prenait exemple sur l’Allemagne voisine, c’est plutôt le continent américain qui fascinera les poètes au tournant du siècle, selon l’optique aventureuse de la découverte du « nouveau » et de « l’Inconnu », pour reprendre les termes de Baudelaire. Ainsi, on reproche à Claudel de ne pas écrire français ; la complexion alambiquée de Mallarmé viendrait du fait qu’il plaque sur une structure anglaise des mots français ; Laforgue veut voir chez Baudelaire ce qu’il nomme des « américanismes », qui lui viennent de Poe. Stuart Merrill et Francis Viélé-Griffin sont nés aux États-Unis avant d’être reconnus comme écrivains symbolistes français. Walt Whitman coalise la jeune génération en cette fin de XIXe siècle : Viélé-Griffin, Laforgue, Louis Fabulet, Jean Schlumberger, André Gide et Valery Larbaud traduiront ses poèmes. Avant les Années folles, avant que les artistes américains n’affluent à Paris, les passerelles par-delà l’Atlantique sont déjà bien implantées : la France s’américanise de plus en plus. Ni le romantisme, ni le réalisme, ni le Parnasse et ni même le naturalisme ne donneront lieu à ces échanges culturels qui ont fait le levain du symbolisme et du décadentisme ; un mouvement, du reste, qui a touché la poésie plus que tout, alors que le roman, pourtant sensible aux récits d’aventure anglais et américains, reste profondément européen. Et c’est sans compter sur la figure toujours imposante d’Edgar Poe, dont l’étoile brilla pendant plus d’un demi-siècle en France, de Baudelaire à Mallarmé à Valéry, qui, chacun à sa manière, découvrent et font entendre un pan important de son oeuvre. C’est dire comment la poésie française, à l’heure où elle connaît ses plus profonds bouleversements, s’est fortement imprégnée de l’Amérique encore jeune. Mais cette Amérique n’est plus celle du bon sauvage de Rousseau, ni même celle du René de Chateaubriand. Elle s’est élargie, on découvre l’ampleur de ce continent qui touche les deux pôles, à la faveur des nombreuses migrations qui ponctuent le siècle. Plus au sud, la petite capitale de l’Uruguay, Montevideo, entre Buenos Aires et São Paulo, reçoit un lot important d’immigrants français venus faire des affaires dans ce port florissant, encouragés par les campagnes de promotion des gouvernements d’alors. Apparaîtra là, contre toute attente, une vivante communauté culturelle comparable aux métropoles de l’époque. C’est là, en quelques dizaines d’années, que naîtront Isidore Ducasse, alias le Comte de Lautréamont (1846-1870), Jules Laforgue (1860-1887) et Jules Supervielle (1884-1960). Dans l’ensemble, ces trois poètes ont peu connu leur ville d’origine, émigrant en France dès leur plus jeune âge ; à part Supervielle, ils ne retourneront pas en Amérique à l’âge adulte, Ducasse et Laforgue étant d’ailleurs morts très jeunes (vingt-quatre et vingt-sept ans). Il n’est donc pas étonnant que leur ville d’origine ait laissé peu de traces dans leurs oeuvres. C’est pourquoi on a voulu les aborder dans un même ensemble, tout en laissant le plus ouvert possible le champ des possibilités ; pour découvrir ainsi, non pas un Montevideo …

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