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Siehe, ich lebe. Woraus ? Weder Kindheit noch Zukunft

werden weniger… Überzähliges Dasein

entspringt mir im Herzen.

Vois, je vis. De quoi ? Ni l’enfance ni le futur

ne diminueront… La source d’une existence incalculable

me jaillit au coeur.

R.M. Rilke, Les Élégies de Duino, 9ème élégie[1].

Mais la justice incalculable commande de calculer. Et d’abord au plus proche de ce à quoi on associe la justice, à savoir le droit, le champ juridique qu’on ne peut isoler dans des frontières sûres, mais aussi dans tous les champs dont on ne peut pas le séparer, qui interviennent en lui et qui ne sont plus seulement des champs : l’éthique, le politique, le technique, l’économique, le psycho-sociologique, le philosophique, le littéraire, etc. Non seulement il faut calculer, négocier le rapport entre le calculable et l’incalculable, et négocier sans règle qui ne soit à ré-inventer là où nous sommes « jetés », là où nous nous trouvons ; mais il faut le faire aussi loin que possible, au-delà du lieu où nous nous trouvons et au-delà des zones déjà identifiables de la morale, de la politique ou du droit, au-delà de la distinction entre le national et l’international, le public et le privé, etc. L’ordre de ce il faut n’appartient proprement ni à la justice ni au droit. Il n’appartient à l’un de ces deux espaces qu’en le débordant vers l’autre[2].

Dans le cadre de ce travail collectif sur les rapports entre lyrisme et critique, et dans le souhait d’établir les contours d’un lyrisme critique, le travail qui suit cherchera à se tourner vers les enjeux portés par les questions du calcul et de l’incalculable dans l’oeuvre de Jacques Derrida. Comme peut le montrer l’extrait de Force de loi placé en ouverture, le calcul se trouve à la croisée de nombreux chemins de pensée, et se voit travaillé – au sens d’une perlaboration freudienne [Durcharbeitung] – dans une complication sémantique qui place cette notion rendue folle[3] à la jonction des espaces et de la responsabilité de la littérature, de la philosophie, de la politique, du droit, de la justice.

Et c’est tout d’abord dans l’espace littéraire que nous tâcherons de penser cette question d’un incalculable, et tout particulièrement dans l’espace lyrique ouvert par et dans LesÉlégies de Duino de Rainer Maria Rilke. Rilke n’est pas à proprement parler travaillé par Derrida, à l’inverse de Paul Celan par exemple, mais on ne peut douter d’une lecture et d’une connaissance intime du poète, comme l’atteste une citation déposée au détour d’un des envois mutilés de La Carte postale :

« Ein jeder engel ist schrecklich », bien aimé[4].

Cet ange terrifiant convoqué par Derrida est un des vecteurs de l’incalculable dans le texte de Rilke – terme choisi ici pour traduire « Überzähliges » dans la citation placée en exergue[5] – qui y apparaît comme le point extrême d’une forme d’échange, de commerce[6], d’économie lyrique d’essence sacrificielle dans laquelle le sujet lyrique[7] – (d)écrit par Rilke – traverse l’expérience graduelle d’une immersion, d’une dissolution. En ce sens, « l’ange » et « le beau » sont « terribles » en ce qu’ils sont porteurs du « pollen de la divinité en fleurs » – un des degrés de cette économie immersive, et une des limites du supportable :

  • Car le beau n’est que le commencement du terrible,

    Ce que tout juste nous pouvons supporter

    Et nous l’admirons tant parce qu’il dédaigne

    De nous détruire[8].

L’incalculable lyrique serait ainsi à placer du côté de la divinité elle-même, dans la « hiérarchie » presque plotinienne construite par Rilke, dont l’étreinte de l’ange n’est qu’un degré mais qui « détruirait » déjà le sujet de sa présence à la force insupportable [« stärkeren dasein[9] »]. « De la vaporisation et de la centralisation du Moi. Tout est là[10] » : la formule de Baudelaire saisit le lyrisme dans la problématique de l’inspiration platonicienne du poète, mais dans la volonté ici d’une tenue de cette dissolution, d’un maintien[11] et d’une plongée au plus loin dans cet incalculable.

  • Dans les interstices

    De cet espace-ci du monde (où le cri préservé

    De l’oiseau passe ainsi que les hommes en rêve)

    Ils enfoncent les coins de leurs piailleries[12].

L’écriture lyrique cherche ainsi à « enfoncer le coin » d’un chant dans un espace inhabitable, et les vers de Rilke trouvent un écho chez Derrida, qui évoque dans une analyse de Nietzsche l’ambition de plonger « l’étrave du style[13] », dans la pulpe de la langue. Et c’est en tant qu’écriture que se donne ce lyrisme moderne – le lyrisme, chez Rilke, qui écarte les questions de la voix immédiatement en donnant l’élégie comme la retenue d’un cri[14], se construit donc dans une écriture qui s’engage dans un chemin entre immersion et maintien dans justement cet incalculable de la « divinité en fleurs », incalculable de la langue. Dans le même mouvement d’écriture le sujet s’expose et arpente le territoire d’un chant qui est l’écriture d’un chant retenu dans la gorge[15], rassemblé comme une flèche dans l’instant de son départ[16].

Le lyrisme se joue ainsi au niveau du tympan[17] – le moment où une membrane est exposée, où elle choisit d’exposer sa vulnérabilité – où celui qui ne se dira jamais poète recueille et décalque ce qui s’écrit comme à jamais ce qui se lit[18]. Et c’est en ce sens que Derrida développe les images d’une « machine d’écriture » :

Il s’agira presque constamment, dans ce livre, d’interroger la relevance de la limite. Et donc de relancer en tous sens la lecture de l’Aufhebung hégelienne, éventuellement au-delà de ce que Hegel, en l’inscrivant, s’est entendu dire ou a entendu vouloir dire, au-delà de ce qui s’est inscrit sur la paroi interne de son oreille. Cela implique la paroi dans une structure délicate, différenciée, dont les orifices peuvent toujours rester introuvables, l’entrée et l’issue à peine praticables ; et que le texte – celui de Hegel par exemple – fonctionne comme une machine d’écriture dans laquelle un certain nombre de proposition typées et systématiquement enchaînées (on doit pouvoir les reconnaître et les isoler) représentent l’« intention consciente » de l’auteur comme lecteur de son « propre » texte, au sens où l’on parle aujourd’hui de lecteur mécanique[19].

Ce qui s’écrit pour Derrida est l’épreuve de l’incalculable qui « s’inscrit sur la paroi interne de son oreille », recueilli et traduit par le sujet lyrique, importance du tympan donc qui a été travaillée par Rilke lui-même quand il fait d’Orphée celui qui a su « ériger un temple dans l’ouïe » de ceux ayant perçu son chant[20] : le lyrisme procède ainsi d’une infra-identité (Simondon), d’une archi-écriture, d’un mouvement entre l’écoute et la réponse, l’appel et le silence, l’accueil et l’explosion, le fini et l’infini, le coeur et le surnuméraire, le calcul et l’incalculable – du recul dans un séisme dont le poème ne peut être que la réplique.

Nous écrivions « le poème », mais nous pouvons voir ainsi que le lyrisme est d’emblée critique, par sa haute vulnérabilité[21] tout d’abord, puis par sa volonté de destruction[22]. Cette épreuve de l’incalculable où l’écriture lyrique doit prendre naissance, doit s’inaugurer – et inaugurer l’écriture elle-même – est aussi celle que doit faire, pour Derrida, tout texte critique. Le texte critique ne peut faire l’économie d’une exposition de l’élément lyrique que Benjamin nomme Gedichtete, et dont nous avons pu voir qu’il devait être l’objet d’une présentation [Darstellung] dans et par le geste critique.

On ne dira rien du procès de la création lyrique, ni de la personne du créateur ou de sa vision du monde, mais on dégagera la sphère particulière et unique où se trouve la tâche et le présupposé du poème. Cette sphère est tout ensemble résultat et objet de la recherche. Elle ne peut plus être elle-même comparée avec le poème, elle est plutôt le seul élément que la recherche puisse établir avec solidité. Cette sphère, qui possède pour chaque poésie une forme particulière, nous la définissons comme le noyau poétique [Gedichtete][23].

Et Derrida semble avoir donné écho à l’injonction benjaminienne, en rappelant dès ses premiers écrits la nécessité pour l’écriture critique, pour le texte philosophique, de ne pas vider son objet de ses forces, ce qu’il reproche par exemple à l’entreprise structuraliste de Jean Rousset :

Dans Forme et Signification, le géométrique ou le morphologique n’est corrigé que par une mécanique, jamais par une énergétique. Mutatis mutandis, on pourrait être tenté de reprocher à Rousset, et à travers lui au formalisme littéraire, ce que Leibniz reprochait à Descartes : d’avoir voulu tout expliquer dans la nature par figures et mouvements, d’avoir ignoré la force en la confondant avec la quantité de mouvement[24].

C’est ainsi que pour Derrida, le texte critique – et finalement, dans sa théorie et dans sa pratique, le texte en général – doit porter la trace d’un élément lyrique qui est un incalculable (comme le montre l’extrait suivant, relatif à l’oeuvre de Paul Celan) et qui doit, comme dans le vers de Rilke, lui « jaillir au coeur » :

Le poème est bien ici le subjectum que nous évoquions il y a peu. S’il garde une initiative apparemment souveraine, imprévisible, intraduisible, presque illisible, c’est aussi qu’il reste une trace abandonnée, tout à coup indépendante du vouloir-dire intentionnel et conscient du signataire, errant mais de façon secrètement réglée, d’un référent à l’autre – et destinée à survivre, dans un « processus infini », aux déchiffrements de tout lecteur à venir. Si, comme toute trace, il est ainsi destinalement abandonné, coupé de son origine et de sa fin, cette double interruption n’en fait pas seulement le malheureux orphelin dont parle le Phèdre de Platon à propos de l’écrit. Cet abandon qui paraît le priver, l’émanciper, le séparer d’un père qui aurait exposé le calcul à l’incalculable de la filiation interrompue, cette illisibilité immédiate, c’est aussi la ressource qui lui permet de bénir (peut-être, seulement peut-être), de donner, de donner à penser, de donner à peser la portée, de donner à lire, de parler (peut-être, seulement peut-être)[25].

***

Image 1

Le Plongeon de Miss Ward, image stéréographique, 1889[26]

Le Plongeon de Miss Ward, image stéréographique, 188926

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[Le structuralisme] s’interdit de considérer d’abord, dans une configuration donnée, la part d’inachèvement ou de défaut, tout ce par quoi elle n’apparaîtrait que comme l’anticipation aveugle ou la déviation mystérieuse d’une orthogénèse pensée à partir d’un telos ou d’une norme idéale[27].

La saisie de l’incalculable élément lyrique de son objet doit ainsi s’opposer à « l’orthogénèse » attaquée par Derrida chez les structuralistes, et respecter l’« épigénétisme[28] » qui correspond davantage à l’expansion naturelle de tout « acte littéraire[29] ». À cette orthogénèse, Derrida a ainsi pu opposer le dispositif de ce qu’il faudrait appeler une stéréographie[30].

Cette stéréographie est liée à la découverte par Derrida d’un texte de Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes, publié pour la première fois dans la Revue Tel Quel en 1967[31], ce texte déploie sur deux colonnes deux textes complémentaires, invitant à l’impossible d’une lecture simultanée. La première page affronte donc les deux passages suivants :

C’est seulement ces sortes de vérités, celles qui ne sont pas démontrables et même qui sont « fausses », celles que l’on ne peut conduire sans absurdité jusqu’à leur extrémité sans aller à la négation d’elles et de soi, c’est celles-là qui doivent être exaltées par l’oeuvre d’art. Elles n’auront jamais la chance ni la malchance d’être un jour appliquées. Qu’elles vivent par le chant qu’elles sont devenues et qu’elles suscitent[32].

Et, en face :

Notre regard peut être vif ou lent, cela dépend de la chose regardée autant, ou plus, que de nous. C’est pourquoi je parle de cette vélocité par exemple, qui précipite l’objet au-devant de nous, ou d’une lenteur qui le rend pesant[33].

On connaît l’admiration de Jacques Derrida pour Jean Genet et pour son oeuvre, admiration marquée par un respect rare chez Derrida, plus coutumier d’une certaine agressivité du geste déconstructif[34]. Écrire sur Genet, comme il entreprend de le faire dans Glas, ne pouvait ainsi se faire sans la conscience aigüe de la responsabilité impliquée, celle donc d’un « chant » de la plus haute « vélocité » :

Ne pas arrêter la course d’un Genet. C’est la première fois que j’ai peur, en écrivant, comme on dit « sur » quelqu’un, d’être lu par lui. Ne pas l’arrêter, le ramener en arrière, le brider. Il m’a fait savoir hier qu’il était à Beyrouth, chez les Palestiniens en guerre, les exclus encerclés. Je sais que ce qui m’intéresse a toujours (son) lieu là-bas, mais comment le montrer ? Il n’écrit presque plus, il a enterré la littérature comme pas un, il saute partout où ça saute dans le monde, partout où le savoir absolu de l’Europe en prend un coup, et ces histoires de glas, de seing, de fleur, de cheval doivent le faire chier[35].

Ainsi, Glas va obéir à la même loi de construction que le texte de Genet – l’exaspérant par fidélité : texte consacré en sa colonne de droite à une critique bouleversante de finesse de l’oeuvre de Genet, affrontée à une lecture de Hegel dans la partie gauche de la page, lecture-écriture bouleversant les règles du genre, disséminant son propos, appelant à une conversion de l’acte de lecture[36], déplacée vers un nouvel espace d’expansion et de lisibilité, à un nouvel Umwelt.

Le texte de Derrida reprend ainsi dès sa première page, colonne de droite, donc, les éléments du texte de Genet tout en les mettant en action en abyme, thématisant et mettant en oeuvre immédiatement la notion d’incalculable :

Deux colonnes inégales, disent-ils, dont chaque – enveloppe ou gaine, incalculablement renverse, retourne, remplace, remarque, recoupe l’autre.

L’incalculable de ce qui est resté se calcule, élabore tous les coups, les tord ou les échafaude en silence, vous vous épuiseriez plus vite à les compter. Chaque petit carré se délimite, chaque colonne s’enlève avec une impassible suffisance et pourtant l’élément de la contagion, la circulation infinie de l’équivalence générale rapporte chaque phrase, chaque mot, chaque moignon d’écriture (par exemple « je m’éc… ») à chaque autre, dans chaque colonne et d’une colonne à l’autre de ce qui est resté infiniment calculable[37].

Ce dispositif d’écriture a été utilisé par Derrida avant Glas, dans un texte jusqu’à peu inédit, oeuvre inachevée qui appliquait une première fois ce principe des deux colonnes et qui justement (pour notre propos) s’intitule Le Calcul des langues[38]. C’est dans ce texte que Derrida évoque une lecture « stéréoscopique[39] », et même une « stéréométhodologie[40] » :

Une colonne soutient. Deux piliers consolident – où écartent d’elle-même toute édification. Peut-être s’agit-il ici d’une dérape brusque, de soustraire la colonne, le pilier, le pivot à la multiplicité analogique, métaphorique, figurale ou polysémique pour les entraîner dans une sorte de toupillage disséminal[41].

La stéréographie – lecture double, terme appartenant au domaine photographique, technique archaïque de mouvement et de relief dont nous avons proposé plus haut un exemple – ouvre conformément au souhait de Genet des espaces et des mouvements, accélère la lecture, réactive le « caractère différentiel de la force » dont Derrida rappelle dans L’Écriture et la différence la nécessité[42]. Un espace s’ouvre au sein du texte critique – quelque chose se « soustrait », « s’écarte » – une chambre qui ouvre le texte à quelque chose comme une irruption pneumatique : « Espaçons. L’art de ce texte, c’est l’air qu’il fait circuler entre ses paravents[43]. » La stéréographie critique derridienne rejoint ainsi l’ambition d’une « parole soufflée[44] », d’une écriture pneumatique qui rejoint le lyrisme à son origine moderne, dans un être hybride (occidental-oriental) tel qu’il a pu se développer dans le courant du dolce stil novo – logique de l’inspiration, de la vaporisation, du sfogo.

De même, cette dimension pneumatique associée immédiatement à la question lyrique, rejoint la volonté derridienne d’une dissémination[45] qui est elle aussi immédiatement lyrique – il suffit de penser au Canzoniere de Pétrarque, à la dissémination anagrammatique du nom de Laura dans le poème[46], ainsi qu’à la dissémination de l’image de Laura dans la nature, dans le paysage de son absence, en suivant la métamorphose de Daphné en laurier – en autant de feuilles, bruissements, paysages. Il y a donc ainsi, chez Derrida comme chez ces poètes lyriques du dolce stil novo, un rapport à l’objet de l’écriture qui est un rapport d’exposition et de destruction, que Giorgio Agamben décrit finalement comme une forme d’épistémê du devenir-fantasme, constitutif de cette époque :

La même théorie permettait aussi d’expliquer la genèse de l’amour ; on ne peut, en particulier, comprendre le cérémonial amoureux que la poésie lyrique des troubadours et du dolce stil novo ont légué à la poésie occidentale moderne, si l’on ne tient compte du fait qu’il se présente depuis l’origine comme un processus fantasmatique. Ce n’est pas un corps extérieur, mais une image intérieure, c’est-à-dire le fantasme imprimé par l’intermédiaire du regard dans les spiritus phantastici, qui est l’origine et l’objet de l’amour ; et seules, pensait-on, l’élaboration minutieuse et la contemplation éperdue de ce fantasmatique simulacre mental avaient le pouvoir de générer une authentique passion amoureuse[47].

Ainsi l’écriture lyrique est « l’édifice de la pneumo-fantasmalogie » qui installe une « tension entre le désir et son insaisissable objet »[48] – dont Derrida reprend le fonctionnement, en modifiant finalement simplement la qualité de l’objet. Ainsi, le lyrisme critique – prenant l’oeuvre elle-même pour objet – s’inscrit dans une réelle dimension lyrique, en éloignant simplement son objet d’un degré supplémentaire sur l’échelle de la condamnation platonicienne du poète. La représentation est condamnée, mais ce que fait Derrida – finalement comme Velasquez selon Foucault – procède à une « représentation de la représentation[49] » dans des conditions d’écriture qui restent lyriques.

C’est dans tous les cas ce que relève Giorgio Agamben : lyrisme et critique procèdent de la même logique fantasmatique, qui consiste à construire « les conditions d’inaccessibilité[50] » de son objet : « [C]e qui est enfermé dans la stanza de la critique n’est rien, mais ce rien préserve l’inappropriabilité comme son bien le plus précieux[51]. » Et c’est à une telle inappropriabilité que tend le texte derridien :

L’épreuve de l’événement, ce qui, dans l’épreuve, à la fois s’ouvre et résiste à l’expérience, c’est, me semble-t-il, une certaine inappropriabilité de ce qui arrive. L’événement, c’est ce qui arrive et en arrivant arrive à me surprendre, à surprendre et à suspendre la compréhension : l’événement, c’est d’abord ce que d’abord je ne comprends pas. Mieux, l’événement, c’est d’abord que je ne comprenne pas. Il consiste en ce que je ne comprends pas : ce que je ne comprends pas et d’abord que je ne comprenne pas, le fait que je ne comprends pas  : mon incompréhension. Voilà sur quelle limite, à la fois interne et externe, je serais tenté d’insister ici : bien que l’expérience d’un événement, le mode selon lequel il nous affecte appelle un mouvement d’appropriation (compréhension, reconnaissance, identification, description, détermination, interprétation à partir d’un horizon d’anticipation, savoir, nomination, etc.), bien que ce mouvement d’appropriation soit irréductible et inévitable, il n’y a d’événement digne de ce nom que là où cette appropriation échoue sur une frontière. Mais sur une frontière sans front ni confrontation, une frontière que l’incompréhension ne heurte pas de face, car elle n’a pas la forme d’un front solide : elle échappe, elle reste évasive, ouverte, indécise, indéterminable. D’où l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, la surprise absolue, l’incompréhension, le risque de méprise, la nouveauté inanticipable, la singularité pure, l’absence d’horizon[52].

L’objet lyrique – de même que l’objet lyrique critique – est ce qui monte, spectral, comme par anamorphose, du texte stéréographique[53]. Un détournement du regard, une conversion ouvre la chambre d’une agitation spectrale de son objet – dans un procédé qui est lyrique sans distinction, que ce soit dans les poèmes de Cavalcanti ou dans un texte comme Glas.

Le comportement lyrique articule ainsi le calcul à l’incalculable, ouvre à une accélération, installe des dispositifs ouvrant à l’accélération, fait délirer le signe et le calcul jusqu’à en faire naître quelque chose comme le chiffre.

Cette pratique stéréographique n’est finalement qu’un des dispositifs d’écriture – de « machines d’écriture[54] » – parmi ceux utilisés ou mis en oeuvre par Derrida pour contraindre la langue à accueillir l’incalculable : « D’abord : deux colonnes. Tronquées, par le haut et par le bas, taillées aussi dans leur flanc : incises, tatouages, incrustations[55]. » La stéréographie se répète en abyme, et se multiplie de manière spéculaire comme les miroirs du bordel dans Le Balcon de Genet multiplient et détruisent toute stabilité de la référence. Les colonnes s’ouvrent de pièges, de « judas[56] », en une multiplication des dispositifs cherchant à accueillir dans l’oeuvre critique son objet incalculable suivant les règles de l’hospitalité derridienne, comme irruption et accueil de l’inattendu, de l’imprévisible :

Mais l’hospitalité pure ou inconditionnelle ne consiste pas en une telle invitation (« je t’invite, je t’accueille chez moi à la condition que tu t’adaptes aux lois et normes sur mon territoire, selon ma langue, ma tradition, ma mémoire », etc.). L’hospitalité pure et inconditionnelle, l’hospitalité elle-même s’ouvre, elle est d’avance ouverte à quiconque n’est ni attendu ni invité, à quiconque arrive en visiteur absolument étranger, en arrivant non identifiable et imprévisible, tout autre[57].

Cette manière de miner le texte évoque les pratiques d’un John Cage, cherchant à s’arracher – par exemple dans la création du dispositif des pianos préparés – à une certaine forme d’orthogénèse pour accueillir au sein même de l’oeuvre l’inattendu, l’irrépétable. Ces dispositifs cherchent finalement à miner le texte, voire à miner la langue, dans ce qu’il serait possible d’appeler une forme de lyrisme stochastique, travaillant cette fois-ci l’espace morphologique. Ces pratiques apparaissent notamment dans les Carnets conservés à l’IMEC, exercices combinatoires proches de la temurah juive[58].

Ces machines d’écriture articulent donc le calcul à l’incalculable, le dispositif à son débordement, la loi de son écriture à l’oubli. C’est ce dont témoigne Derrida quant à la naissance du chiffre 52 qui commande le dispositif d’écriture de La Carte postale :

Quant aux 52 signes, aux 52 espaces muets, il s’agit là d’un chiffre que j’avais voulu symbolique et secret – bref un cryptogramme savant, entendez, très naïf, qui m’avait coûté de longs calculs. Si je déclare maintenant, et c’est la vérité, je le jure, que j’ai totalement oublié la règle aussi bien que les éléments d’un tel calcul, comme si eux-mêmes je les avais jetés au feu, je connais d’avance tous les types de réaction que cela ne manquera pas de susciter chez les uns et les autres. […] Disons que de ce programme il est indirectement question tout au long de l’ouvrage[59].

Le calcul doit donc se résoudre dans un « programme » qui ne peut plus se donner qu’obliquement, qui est le propos oblique du texte – et qui appartient à une « crypte » à laquelle Derrida s’est lui-même garanti l’inaccessibilité. L’incalculable apparaît ainsi dans le texte comme son chiffre[60], l’ouvrant à son espace lyrique d’apparition, d’expansion : « C’est quand l’écrit est défunt comme signe-signal qu’il naît comme langage[61]. »

Ces associations d’un signe chiffré ne peuvent pas ne pas évoquer le senhal de la poésie médiévale, nom crypté qui est selon Martine Broda, la matrice même de l’économie du « haut lyrisme[62] », et doivent nous guider vers l’attention particulière que Derrida semble avoir donnée au rêve benjaminien d’une « langue adamique », d’une langue des noms, développé par exemple dans son essai « Sur le langage en général et sur le langage humain en particulier[63] ». Dans la pensée de Benjamin, le nom se place dans l’instant de la frappe de la création divine par le verbe, et le nom des choses se perd dans son actualisation, dans la parole, dans la répétition. Il faut ainsi – et c’est aussi le sens de sa théorie de la traduction – accueillir le nom dans la langue : la langue doit indiquer sans fin ce nom propre qui infiniment la précède et la déborde. Cette attention se marque tout particulièrement dans un texte consacré à Walter Benjamin, « Prénom de Benjamin » :

Bien des signes laissent penser, à se fier à une logique constante de son discours, que pour Benjamin, après cette chose irreprésentable qu’aura été la « solution finale », non seulement le discours et la littérature et la poésie ne sont pas impossibles mais se voient dicter, plus originairement et plus eschatologiquement que jamais, le retour ou l’advenue encore promise d’une langue des noms, d’une langue ou d’une poétique de l’appellation, par opposition à une langue des signes, de la représentation informative ou communicative[64].

Cette attention à une « langue des noms », Derrida semble avoir cherché à la mettre en pratique, en s’intéressant, comme nous l’avons relevé dans ses dispositifs stochastiques, aux « coïncidences aléatoires mais signifiantes dont des noms propres sont proprement le lieu[65] », en cherchant à en libérer l’expansion au coeur même de son texte, d’une manière qu’il qualifie lui-même de « littéraire » : « Le grand enjeu du discours – je dis bien discours – littéraire : la transformation patiente, rusée, quasi animale ou végétale, inlassable, monumentale, dérisoire aussi mais se tournant plutôt en dérision, de son nom propre, rebus, en choses, en nom de choses. La chose, ici serait la glace dans laquelle prend le chant, la chaleur d’une appellation qui se bande dans le nom[66]. »

Les ALC sonnent, claquent, éclatent, se réfléchissent et se retournent dans tous les sens, comptent et se décomptent, ouvrant – ici – dans la pierre de chaque colonne des sortes de judas incrustés, créneaux, jalousies, meurtrières pour voir à ne pas se laisser emprisonner dans le colosse, tatouages dans la peau plissée d’un corps phallique ne se donnant jamais à lire qu’à bander, légendes aussi pour les pierres du Balcon ou boxon. […] De ce qui claque ici – et décompose le cadavre du mot (balc, talc, algue, éclat, glace, etc.) dans tous les sens, c’est la première et dernière fois que, pour l’exemple, vous êtes ici comme prévenu de ce texte. Vous devrez faire le reste du travail seul et vous accuser, comme lui, comme qui écrit, dans votre langue. Au moins. « Peut-être voulais-je m’accuser dans ma langue. » Il vous faudra aussi travailler comme un organiste le mot de langue[67].

Le texte critique s’ouvre donc à la logique anagrammatique, aux vertiges d’une stéréographie en abyme, et à la présentation oblique, fantasmée, d’une image profondément lyrique qui s’agite dans le nom de Genet.

***

Le sous-titre de Glas est, dans l’édition de 1981 chez Denoël, « Que reste-t-il du savoir absolu ?[68] » – et ce reste doit trouver tout son sens dans le travail de complication que Derrida impose à ce mot. En ce sens, le « prière d’insérer  » de Glas relève : « Que reste-t-il du savoir absolu ? […] reste à savoir – ce qu’on n’a pu penser : le détaillé d’un coup[69]. »

Ce reste que ne doit pas oublier le « savoir absolu » est sans doute l’incalculable – qui doit être pris dans son sens de pharmakon, dans sa réversibilité. Car l’incalculable, que nous avons approché comme l’élément lyrique, cette surcharge d’écriture, est aussi la force contemporaine qui déborde et fixe les identités, dans une forme de « disruption[70] ».

Dès lors, si le « savoir absolu » ne doit faire l’économie de ce « reste » qu’est l’incalculable, il doit aussi se montrer attentif à l’incalculable algorithmique qui soumet le sujet contemporain aux extrêmes de la lisibilité, de la visibilité, de la vulnérabilité – comme capacité à être écrit et donc lu. C’est notamment le sens des analyses de Bernard Stiegler, élève et héritier de Derrida :

Les plateformes, et tout ce qui vient avec comme projet d’un nouveau stade de l’exosomatisation qui serait intégralement calculé, calculable et automatisé, détruisent systémiquement ce qui, par cette accumulation, et à travers des dispositifs rétentionnels, forme et protège l’humus exosomatique qui doit impérativement demeurer humide pour ne pas devenir poussière en pure perte[71].

Dans le même mouvement, Stiegler note que « les algorithmes » « détruisent l’humus noétique par un kléos automatisé qui perd son objet même à savoir, l’incalculable »[72].

Incalculable contre incalculable, on comprend les enjeux d’un lyrisme critique chez Derrida, et la nécessité d’une « ruine » de son propre texte[73], dans une logique qui rappelle l’économie de l’auto-immune développée dans son oeuvre tardive : « Pour Derrida, la déconstruction de l’idée de terrorisme est la seule ligne de conduite politiquement responsable, car son utilisation par l’État a pour effet pervers d’aider la cause terroriste[74] » – dès lors, mettre en oeuvre une logique d’attaque auto-immune du texte par lui-même engage l’écriture derridienne sur des voies politiques que nous ne pouvons pas déployer ici, et tout particulièrement celles d’une déconstruction nécessaire du terrorisme.

De même manière – que penser du fait que la critique doive rendre justice à un texte ?

C’est ce que je voudrais m’employer à faire ici : montrer pourquoi et comment ce qu’on appelle couramment la déconstruction, tout en semblant ne pas « adresser » le problème de la justice, n’a fait que cela sans pouvoir le faire directement, seulement de façon oblique. Oblique comme en ce moment même, ou je m’apprête à démontrer que l’on ne peut pas parler directement de la justice, thématiser ou objectiver la justice, dire « ceci est juste » et encore moins « je suis juste » sans trahir immédiatement la justice, sinon le droit.[75]

La justice, qui est sans doute, avec l’hospitalité, l’un des enjeux fondamentaux de la pensée politique de Derrida, ne peut se donner que de manière oblique, dans un moment de suspension – épochê – offert par les pratiques déconstructives de désédimentation[76], comme si, quelque part, l’élément lyrique et la justice se donnaient dans le même mouvement. Il y a donc dans l’écriture critique quelque chose comme une responsabilité de son objet, qui doit le rendre à l’incalculable et à son inappropriabilité, qui doit le rendre à rien de moins qu’à la justice, qui doit dans le même mouvement, advenir, se donner dans une apparition inassignable – ereignis.

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On connaît les éléments de la condamnation de la poésie par Adorno[77] – et on sait, avec Celan, que le nazi était aussi celui qui écrivait[78] – et pourtant, c’est bien « après cette chose irreprésentable qu’aura été la “solution finale”, [que] non seulement le discours et la littérature et la poésie ne sont pas impossibles mais se voient dicter, plus originairement et plus eschatologiquement que jamais, le retour ou l’advenue encore promise d’une langue des noms[79] ».

Ainsi, il est possible d’envisager qu’une génération qui s’interdit en quelque sorte le lyrisme ne s’en interdit pas pour autant l’usage :

Non sappiamo piu accendere il fuoco, non siamo capaci di recitare le preghiere e non conosciamo nemmeno il posto nel bosco ; ma di tutto questo possiamo raccontare la storia [Scholem, Yosef Agnon]. È possibile leggere questo aneddoto comeun’allegoria della letteratura[80].

Derrida, et avec lui Agamben, Deleuze, Foucault, Barthes, Blanchot, tout en tenant compte de l’impossibilité contemporaine du lyrisme, a choisi d’en prendre la responsabilité, d’en prendre en charge le feu. Loin des postures poétiques, littéraires, dans les profondeurs qui furent celles des moines copistes médiévaux, une génération a pris en charge le feu du lyrisme, dans toute sa dimension terrible, dans son état critique.