
Volume 47, numéro 1, hiver 2016 Autour de Gabriel Sagard Sous la direction de Marie-Christine Pioffet
Sommaire (13 articles)
Études
-
Les échos de Marc Lescarbot dans l’oeuvre de Gabriel Sagard
Nicolas Hebbinckuys
p. 23–37
RésuméFR :
Parmi les voyageurs qui décrivent l’histoire de l’Amérique française, deux chroniqueurs se démarquent : Gabriel Sagard et Marc Lescarbot. Sur leur voyage canadien au début du XVIIe siècle, ils publient plusieurs ouvrages dont les plus importants sont l’Histoire de la Nouvelle-France (1609) et l’Histoire du Canada (1636). Cet article analyse les emprunts textuels de Sagard à l’oeuvre de Lescarbot. Il étudie les parallélismes discursifs, questionne l’art du collage et interroge le sens de l’intertextualité, une pratique récurrente dans le genre viatique.
EN :
Among the travelers who described the history of New France, two chroniclers stand out : Gabriel Sagard and Marc Lescarbot. Both published several accounts of their travels to Canada at the beginning of the seventeenth century, the most important being Histoire de la Nouvelle-France (1609) and Histoire du Canada (1636). This article analyzes Sagard’s textual borrowings to Lescarbot’s work. The article examines the discursive similarities to question the significance of intertextuality and the art of literary patchwork, a strategy that was frequently used in travel literature.
-
Gabriel Sagard, l’insoumis : archéologie d’une historiographie polémique
Marie-Christine Pioffet
p. 39–50
RésuméFR :
L’enquête se propose de montrer que plusieurs passages de l’Histoire du Canada signée par Gabriel Sagard appartiennent à la littérature polémique. Destiné à réhabiliter les Récollets malmenés par leurs détracteurs jésuites et évincés des missions de la Nouvelle-France, l’ouvrage répond à plusieurs critiques sur la lenteur des conversions. Il blâme notamment les membres des anciennes compagnies commerciales, préoccupés davantage par l’appât du gain que par les progrès de l’évangélisation, pour les insuccès missionnaires de son ordre. Les attaques contre les marchands, désignés de façon impersonnelle comme des « avaricieux », de « gros Messieurs » qui profitent de la misère d’autrui, traduisent une aversion exacerbée et sans nuances pour les riches. Dans ce tableau un peu manichéen, le récollet oppose avec force l’humilité de ses frères franciscains méprisés à la vanité des Jésuites, qui ont pactisé avec les argentiers de la colonie pour exercer leur ministère.
EN :
The survey aims to show that several passages in Gabriel Sagard’s Histoire du Canada belong to polemical literature. Intended to rehabilitate the Recollects, who had been maltreated by their Jesuit detractors and evicted from the missions of New France, Histoire du Canada responds to several criticisms on the slowness of conversions. Sagard particularly blames the members of the old commercial companies − driven more by greed than by the progress of evangelization − for the missionary failures of his order. The attacks on merchants − impersonally referred to as “stingy people” or “big fat gentlemen” who take advantage of the misery of others − reflect an exaggerated loathing for the rich, without any nuance. In this somewhat Manichean picture, the Recollect emphatically contrasts the humility of his despised Franciscan brothers with the vanity of the Jesuits, who colluded with the intendants of the colony to exercise their ministry.
-
Indices de l’enfance et de la filiation dans les écrits ethnographiques de Gabriel Sagard
François Paré et Sarah Reilly
p. 51–64
RésuméFR :
Cet article se penche sur les conceptions de l’enfance et de l’adolescence dans les chapitres XII et XIII du Grand Voyage du pays des Hurons de Gabriel Sagard. Dès l’arrivée en Huronie, la rencontre du récollet, accueilli par ses hôtes wendats comme un « fils », s’effectue sur le mode de la proximité familiale. Et c’est cette relation idéalisée père/mère/enfant et son image transposée par Sagard dans le portrait singulier du village autochtone qui forment la substance de notre lecture des propos de Sagard sur l’enfance et la filiation. Interprétés dans le contexte plus général de la France du XVIIe siècle, les propos ethnographiques du missionnaire témoignent de son ambivalence devant la cohésion exemplaire de la famille wendate, dont il rend compte en détail dans ses descriptions de la petite enfance, et sa dissolution morale au moment où garçons et filles atteignent l’adolescence. Incapable de saisir la centralité de la transmission orale de la coutume et du savoir chez ses hôtes, Sagard en conclut que, dépourvue d’un patrimoine culturel légitime, transmissible par l’écriture, la société wendate sera par ce principe même amenée à s’éteindre.
EN :
This article focuses on conceptions of childhood and adolescence in chapters XII and XIII of Gabriel Sagard’s Le Grand voyage du pays des Hurons. Upon his arrival in Huronia, Sagard notes that he was treated like a « son » by his Wendat hosts. His idealized depiction of the mother-father-child triad in his close-knit adoptive family underpins our analysis of Sagard’s views on childhood and filiation. Placed in the wider context of seventeeth-century France, the traveller’s ethnographic accounts reveal a great deal of ambivalence, as he first provides a detailed description of early childhood in the highly cohesive Wendat family environment, and later concentrates on the dissolution of the indigenous family’s moral fabric at the time of adolescence. Unable to understand and recognize the oral transmission of knowledge and customs among his Wendat hosts, Sagard is led to believe that the Wendat society, lacking the written transmission of a legitimate cultural heritage, is missing the necessary tools to sustain itself and is, therefore, facing extinction.
-
« Qui harangue le mieux est le mieux obey ». La parole « sauvage » dans l’Histoire du Canada de Gabriel Sagard
Peter Murvai
p. 65–76
RésuméFR :
Notre propos est de traiter de l’inscription des discours amérindiens dans l’Histoire du Canada de Gabriel Sagard. Le principal enjeu de cette étude est de fournir une analyse des exemples de ré-énonciation de la parole « sauvage » qui zèbrent le texte du récollet, en prenant en compte leur dimension thématique et pragmatique et en posant la question de leur authenticité. Un autre enjeu de l’analyse vise les rapports entre la maîtrise discursive et le gouvernement des Autochtones.
EN :
Our purpose is to address the representation of Amerindian discourse in Gabriel Sagard’s Histoire du Canada. The main focus of this study is to provide an analysis of the examples of re-enunciation of “sauvage” speech peppered throughout the text of the Recollect, taking into account their thematic and pragmatic dimension, and questioning their authenticity. A secondary focus of this study is the relationship between the mastery of discourse and the Indigenous Peoples’ government.
-
Le Premier établissement de la foy, une oeuvre collective supervisée ? Étude de la réécriture d’un passage de l’Histoire du Canada
Catherine Broué
p. 77–96
RésuméFR :
L’analyse de la réécriture d’un passage de l’Histoire du Canada (1634) dans Premier établissement de la foy (1691) permet d’éclairer la genèse de ce dernier ouvrage où le souci de la précision paraît inféodé à ses enjeux rhétoriques, polémiques et idéologiques. Par cette réécriture qui change radicalement non pas la lettre, mais l’esprit de l’Histoire du Canada, Premier établissement de la foy s’affirme comme un ouvrage collectif auquel plusieurs récollets auraient contribué et dont le manuscrit Histoire chronologique de la Nouvelle France est tout autant, sur le plan génétique, une source tierce − comme le sont le manuscrit Memorial et l’ouvrage Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris de Hyacinthe Lefebvre − qu’un état antérieur. Ces constats raffinent notre compréhension de ce texte en élargissant, nous semble-t-il, l’enjeu du Premier établissement de la foy qui paraît dépasser le seul débat Jésuites-Récollets dominant le chapitre XVbis.
EN :
The analysis of the rewriting of a passage from Histoire du Canada (1634) in Premier établissement de la foy (1691) sheds light on the genesis of the latter work, in which the attention to accuracy appears to be subservient to its rhetorical, polemic, and ideological stakes. With this rewriting, which radically changes not the letter, but the spirit of Histoire du Canada, Premier établissement de la foy asserts itself as a collective work to which several Recollects have likely contributed and whose manuscript Histoire chronologique de la Nouvelle France is, genetically, a third source − in the same way as the manuscript Memorial and the book Histoire chronologique de la province des Récollets de Paris by Hyacinthe Lefebvre − as much as a previous state. These observations refine our understanding of this text by expanding, as it appears, the stake of Premier établissement de la foy which seems to go beyond the Jesuit-Recollect debate that dominates chapter XV bis.
-
Charlevoix, lecteur de Sagard
Guy Poirier
p. 97–107
RésuméFR :
Dans son article, Guy Poirier analyse la façon dont Pierre-François-Xavier de Charlevoix perçoit, dans son Histoire et description générale de la Nouvelle France et dans son Journal de voyage, l’oeuvre du récollet Gabriel Sagard. Il étudie également le scepticisme démontré par le jésuite Charlevoix face aux contributions des Récollets à l’évangélisation et à la colonisation de la Nouvelle-France. Il commente finalement quelques emprunts effectués par le jésuite à l’oeuvre de Sagard.
EN :
In this article, Guy Poirier analyzes the way in which Pierre-François-Xavier de Charlevoix perceives the work of the Recollect Gabriel Sagard in his Histoire et description générale de la Nouvelle France and his Journal de voyage. Guy Poirier also examines the skepticism demonstrated by the Jesuit Charlevoix faced with the Recollects’ contributions to the evangelization and colonization of New France. Finally, the author comments on some of the borrowings made by the Jesuit from the work of Sagard.
-
Gabriel Sagard dans les histoires du Canada après la Conquête : une réception ambivalente
Stéphanie Girard
p. 109–128
RésuméFR :
Cet article examine la réception de l’oeuvre de Gabriel Sagard et l’importance accordée aux premières missions récollettes dans les histoires du Canada publiées après la Conquête. Au XIXe siècle, les historiens anticléricaux, tant anglophones que francophones, peu intéressés par les tentatives d’évangélisation des nations autochtones, ignorent l’oeuvre du récollet. Au contraire, les intellectuels clérico-conservateurs placent les missions au centre d’une reconstitution de l’épopée mystique des commencements de la Nouvelle-France. Ils puisent largement dans l’Histoire du Canada (1636), tout comme les historiens défenseurs du terroir qui magnifient la figure de Louis Hébert. Ce n’est qu’au milieu du XXe siècle, cependant, que la valeur ethnographique de la description des Hurons proposée par Sagard dans son Grand Voyage (1632) sera reconnue.
EN :
This article examines the reception of Gabriel Sagard’s work and the importance given to the first Recollects’ in the narratives on Canadian history published after the Conquest. In the nineteenth century, anti-clerical historians, both Anglophones and Francophones, show little interest in the evangelization attempts of the Indigenous Peoples, and ignore the work of Sagard. On the contrary, clerico-conservative intellectuals place missions at the center of a reconstruction of the mystical epic of the beginnings of New France. They draw heavily on Histoire du Canada (1636), in the same way historians who defended the land magnify the figure of Louis Hébert. It is not until the mid-twentieth century that the ethnographic value of Sagard’s description of the Hurons in Grand Voyage (1632) is recognized.
-
« Du reste il nous apprend peu de choses intéressantes » : des (in)fortunes littéraires de Gabriel Sagard
Sébastien Côté
p. 129–144
RésuméFR :
Témoin privilégié des débuts de la vie coloniale en Nouvelle-France, Gabriel Sagard est surtout connu pour Le Grand Voyage du pays des Hurons (1632), récit de son long séjour chez les Hurons de l’actuelle baie Georgienne. Or, malgré leurs qualités indéniables, ses ouvrages furent jugés trop naïfs par l’historien jésuite Charlevoix, dont les observations nuisirent, du moins pour un temps, à leur fortune littéraire. Après une présentation de quelques usages des oeuvres de Sagard jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, cet article étudie leur réception ambivalente dans une sélection d’histoires littéraires du Canada français et du Québec depuis le XIXe siècle.
EN :
A privileged witness to the beginnings of colonial life in New France, Gabriel Sagard is best known for Le Grand Voyage du pays des Hurons (1632), an account of his long stay with the Hurons of present-day Georgian Bay. However, in spite of their undeniable qualities, his writings were deemed too naive by the Jesuit historian Charlevoix, whose observations harmed their literary fortunes, at least for a while. After a presentation of some usages of Sagard’s work up to the end of the eighteenth century, this article examines their ambivalent reception in a selection of literary histories from French Canada and Quebec since the nineteenth century.
Analyse
-
Esthétique de la pourriture
Marie-Pierre Krück
p. 145–164
RésuméFR :
La pourriture, de l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, est d’abord un problème moral et religieux parce qu’elle met en question la transcendance de l’homme. Sous l’Ancien Régime, l’intervention de la médecine et la production d’un discours qui neutralise le processus, en le fondant scientifiquement, permettront à la pourriture de sortir du cadre religieux. Mais cette entreprise de neutralisation par la science est ardue parce que la putréfaction a un statut sémiotique particulier. Au XIXe siècle, par le biais de l’esthétique, la pourriture retrouve la transcendance perdue. Le XXe siècle marque un nouveau tournant alors que la putréfaction s’ouvre désormais à des visées politiques.
EN :
From Antiquity to the nineteenth century, decay posits a primarily moral and religious problem because it challenges mankind’s transcendence. Under the Ancien Régime, the intervention of modern medicine and the production of a discourse seeking to neutralize the process of decay by articulating a scientific foundation for it, will allow its exit from a strictly religious framework. However, decay’s unique and ambivalent semiotic status makes scientific rationalization a strenuous enterprise. During the nineteenth century, aestheticism enables decay to recover its lost transcendence. The twentieth century marks a novel turning point in that decay is henceforth used for political motives.