Volume 44, numéro 2, été 2013 Populisme pas mort : autour du Manifeste du roman populiste (1930) de Léon Lemonnier Sous la direction de François Ouellet et Véronique Trottier
Sommaire (10 articles)
Études
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Le « naturalisme interne » d’André Thérive
François Ouellet
p. 19–36
RésuméFR :
« Chef » de l’école populiste, selon Léon Lemonnier, André Thérive a produit une oeuvre romanesque importante (et très commentée) entre les deux guerres. Largement inspiré par Maupassant et Huysmans, le populisme fictionnel de Thérive se caractérise par une certaine forme de pessimisme métaphysique, ce qui amène le romancier à pratiquer ce que Lemonnier appelait « le naturalisme interne ». Cet article examine le développement de cette esthétique dans Sans âme et Le Charbon ardent, deux romans dont faisait grand cas le Manifeste du roman populiste.
EN :
Described by Léon Lemonnier as the “leader” of the populist movement, André Thérive fathered a substantial (and much commented upon) output of fiction between the two world wars. Owing much to Maupassant and Huysmans, Thérive’s fictional populism is characterised by a certain metaphysical pessimism that forces the novelist to resort to what Lemonnier described as “internal naturalism”. This article looks at the evolution of this approach, drawing on Sans âme and Le charbon ardent, two novels lauded in A Literary Manifesto : The Populist Novel.
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Léon Lemonnier : romancier populiste ?
Véronique Trottier
p. 37–51
RésuméFR :
Dans son Manifeste du roman populiste, Léon Lemonnier a établi une théorie plutôt vague de ce que devait être un roman populiste. Plus clair apparaissait cependant ce qui devait à tout prix être absent de ce type de littérature. Au nombre des éléments à éviter, le moralisme et le romanesque arrivent en tête de liste. Ainsi, il est passablement étonnant de retrouver dans les romans de Lemonnier non seulement une instance moralisatrice, mais aussi des intrigues plutôt traditionnelles dans un style qui rappelle celui du roman psychologique tant exécré des populistes. Cela, combiné à la notion très vague de « peuple » de Lemonnier, rend problématique la place de ce dernier parmi les populistes et la définition du roman populiste.
EN :
Léon Lemonnier’s A Literary Manifesto : The Populist Novel sets out a rather vague theory about what constitutes a populist novel. At the same time, the manifesto outlines more clearly what to avoid at all costs in such writings, with moralism and romanesque topping the list. Thus, it is quite jarring to find in Lemonnier’s novels not only a moralising trend, but also rather conventional plot lines drawn in a style reminiscent of those psychological novels so decried by populists. Given the above, as well as Lemonnier’s most imprecise concept of “people”, his affiliation with the populist movement and the definition of a populist novel become problematic.
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Douze cent mille de Luc Durtain : un roman populiste avant la lettre ?
Alexis Buffet
p. 53–70
RésuméFR :
En 1922, Luc Durtain publie son premier roman commencé dans les tranchées : Douze cent mille. Connu jusque-là comme poète, familier de l’Abbaye de Créteil et unanimiste, il appartient à cette « génération nouvelle » groupée autour de Jules Romains qui cherche à contrer les divagations du symbolisme en renouant avec la description du réel et du peuple. Parenté thématique qui justifie son annexion au mouvement populiste en compagnie de ses amis Romains et Duhamel (ils siégeront tous les trois comme membres du jury du Prix du roman populiste). Fable sociale particulièrement dense, Douze cent mille se donne pour mission de représenter cette « nécessité d’après-guerre » : « gagner sa vie ». Se posant contre les excès d’analyse du roman bourgeois, le roman de Durtain s’avère moins une description minutieuse du quotidien des classes laborieuses qu’une violente satire de la bourgeoisie oisive et du snobisme à travers les tribulations de Bongrand, picaro moderne et héros positif. Se refusant à une littérature de parti, sans pour autant dissimuler sa sympathie pour la cause socialiste, faisant le lien entre société d’argent et société guerrière, Douze cent mille illustre par anticipation la doctrine populiste et en souligne d’ores et déjà et comme malgré lui toutes les apories.
EN :
Begun in the trenches, Luc Durtain’s first novel, Douze cent mille, is published in 1922. An established poet who advocates unanimism and is a familiar face at the Abbaye de Créteil, Durtain belongs to the “new generation” that orbits Jules Romains and counters the ramblings of symbolism with a rekindled description of reality and the masses. Such a thematic filiation explains his embracing the populist movement along with his friends Romains and Duhamel (all three would eventually be on the jury for the Populist Novel Award). Douze cent mille is a particularly dense social fable, the goal of which is to depict the “post-war necessity” of “earning one’s keep”. Opposing the excessive analyses of bourgeois novels, and beyond a mere exacting description of the working masses’ daily drudgery, Durtain’s work is an aggressive satire of the idle bourgeoisie and snobbism as seen through the trials besetting Bongrand, a positive hero and modern picaro. Eschewing partisanship, yet openly supportive of the socialist movement, Douze cent mille bridges the worlds of money and war. It also points to the upcoming populist doctrine, seemingly unwittingly putting forth all of its aporias.
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André Baillon, romancier populiste belge ?
Maria Chiara Gnocchi
p. 71–83
RésuméFR :
Malgré le peu d’enthousiasme qu’André Baillon réserve au mouvement lancé par Léon Lemonnier, le romancier sera, surtout post mortem, à plusieurs reprises étiqueté comme populiste, et ce, jusqu’aujourd’hui. Ce qui peut surprendre, c’est que les mêmes traits qui poussent certains critiques à définir Baillon populiste en amèneront d’autres à le considérer comme régionaliste ou représentant de la littérature prolétarienne. Ces classements contradictoires nous apprennent sans doute peu de choses sur Baillon ; en revanche, ils nous en disent long sur les ambiguïtés des mouvements en question. Et si l’oeuvre du romancier belge tombe dans l’oubli après la Deuxième Guerre mondiale, c’est aussi à cause d’une (ou plusieurs) étiquette(s) mal placée(s).
EN :
Despite his lukewarm reaction to Léon Lemonnier’s movement, André Baillon was — and still is — frequently branded as a populist, especially after his death. One may be surprised to observe how those same traits that prompt some critics to brand Baillon a populist compel others to label him a regionalist or a proponent of the proletarian literature. While such conflicting descriptions undoubtedly shed little light on Baillon, they speak volumes on the ambiguous nature of these literary movements. Furthermore, such conflicting labels are also to blame for the post-Second World War sinking of the Belgian novelist’s works into oblivion.
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Marc Bernard, le « Goncourt » et le populisme
Bruno Curatolo
p. 85–99
RésuméFR :
L’auteur de Zig-Zag, son premier roman paru en 1929 chez Gallimard, avait, en raison de ses origines sociales, vocation à fonder, au début des années 1930, le groupe des écrivains prolétariens avec, entre autres, Henri Poulaille, Eugène Dabit ou Louis Guilloux, et à adopter des positions politiques proches du communisme. Toutefois, dans les mêmes années, il fut l’ami de certains poètes surréalistes, peu enclins à suivre la ligne et dont l’inspiration était parfois voisine de la sienne. À travers ses articles de presse (Monde, Le Figaro) et des archives inédites, c’est la complexité de Marc Bernard en matière d’esthétique littéraire que veut refléter cette étude depuis ses premiers essais jusqu’à la consécration du Goncourt.
EN :
In the early 1930s, Marc Bernard’s social roots led him to join with, among others, Henri Poulaille, Eugène Dabit and Louis Guilloux to launch a club of proletarian authors and embrace political views not far removed from communism. Bernard’s first novel was Zig-Zag, published by Gallimard in 1929. During that period, however, he befriended some surrealist poets who shunned the established order and whose inspiration was at times akin to his. Based on his articles published in Le Monde and Le Figaro and on unreported archives, this article seeks to illustrate Marc Bernard’s complex literary aesthetics as they evolved from his first essays to his Goncourt win.
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Marcel Aymé, romancier populiste par défaut
Cyril Piroux
p. 101–114
RésuméFR :
À l’origine de cet article réside la conviction intime que le premier Prix du roman populiste avait été attribué à Marcel Aymé pour La Rue sans nom, roman publié en juin 1930. Cette idée reçue sur l’écrivain, relayée au reste par la critique littéraire et universitaire, ne manqua pas de nous convaincre de la facture populiste de l’oeuvre en question. Or, en vérité, s’il a bien obtenu quelques prix littéraires — dont le prix Renaudot de 1929 pour La Table-aux-Crevés —, Marcel Aymé ne fut jamais officiellement consacré populiste. Cette étude se propose donc de remonter aux origines de cette méprise, à laquelle l’écrivain ne semble pas avoir été étranger. Populiste par défaut, l’auteur de La Rue sans nom se rapprocha en effet à pas feutrés d’une sensibilité qui ratissait large et dont l’ambiguïté lui offrait l’avantage non négligeable d’écrire dans l’air du temps, sans avoir à prêter serment d’allégeance.
EN :
This article is rooted in the firm belief that Marcel Aymé was given the very first Populist Novel Award for his June 1930 novel La Rue sans nom. We believe this notion, much echoed by academic and literary critics, to be proof enough of the populist nature of the novel. However, Marcel Aymé was never labelled a populist, despite having won some literary awards, including the 1929 Renaudot Prize for La Table-aux-Crevés. This article seeks to clarify the origins of this misunderstanding, for which Aymé himself may be partly responsible. Indeed, the author, populist by default, edged increasingly closer to a broad-ranging sensibility, the ambiguous nature of which gave him the significant advantage of being able to write in a popular fashion without being pinned down by a defining label.
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Sophie de Tréguier, roman populiste ?
Pierre Lecoeur
p. 115–126
RésuméFR :
En 1933, le jeune Henri Pollès reçoit le Prix du roman populiste, récemment fondé, pour son premier ouvrage, Sophie de Tréguier (1932), portrait sensible et pathétique d’une jeune trégoroise. L’ouvrage s’inscrit dans la vogue ruraliste et régionaliste largement saluée par les membres du jury de prix littéraires depuis le début du siècle. Appartenance qui ne peut que séduire le théoricien de l’école populiste, Léon Lemonnier, fervent défenseur de la tradition du roman historique ou à dimension ethnologique. Sophie de Tréguier répond également aux attentes des animateurs du mouvement par sa construction scénique et par l’usage qui y est fait de l’empathie. Deux grandes thématiques chères à Lemonnier s’y déploient : la vie intérieure, dépeinte par Pollès de manière impressionniste et délicate, et la « mystique des simples », thème à l’expression duquel le cadre du roman est particulièrement propice. Mais le roman se signale également par des singularités, notamment sur le plan du style, qui débordent le cadre de l’esthétique « populiste ». Par certains aspects, Sophie de Tréguier annonce les traits de l’oeuvre à venir, oeuvre dont les voies seront étrangères au naturalisme du premier roman.
EN :
Sophie de Tréguier (1932), the first opus by young Henri Pollès, is a caring and heart-wrenching tale about a Tregorian girl. It garnered the 1933 edition of the recently established Populist Novel Award, its ruralist and regionalist bend being consistent with the stated preferences of literary award jurors since the turn of the century. Such a bend could only appeal to Léon Lemonnier, the theoretician behind the populist movement and a strong advocate for historical or ethnological fiction. The stage-inspired construct of Sophie de Tréguier and its use of empathy also met with the expectations of the movement’s proponents. Two main themes dear to Lemonnier’s heart are found in the book : an inner life, given a delicate and impressionist sheen by Pollès, and a “mysticism of simplicity” particularly well suited to the setting of the story. The novel does present unexpected elements that go beyond the “populist” aesthetics, however, including on a stylistic level. Some characteristics of Sophie de Tréguier herald the defining traits of Pollès’ future output, well removed from the naturalism of his first foray.
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Louis Guilloux et le populisme, une longue histoire
Michèle Touret
p. 127–146
RésuméFR :
Avec Le Pain des rêves, Louis Guilloux obtient le Prix du roman populiste en 1942. Cette distinction vient tard pour lui, dont les oeuvres précédentes avaient été pour certaines reconnues comme représentatives d’une littérature venant d’un homme aux origines populaires, depuis La Maison du peuple. Avec Compagnons, il avait espéré obtenir le prix et être ainsi reconnu. Les relations de Guilloux avec le mouvement populiste sont faites à la fois d’attente (reconnaissance officielle et gratifications), mais les promoteurs du mouvement ont des appréciations diverses le concernant, et rejettent son oeuvre majeure — pour nous, maintenant — Le Sang noir. Par ailleurs, le mouvement pour la littérature prolétarienne, affirmé par Poulaille dans le même moment, l’enrôle. Quant à Guilloux, sa position se complique du fait qu’il ne souhaite pas entrer dans un mouvement quelconque : il polémique sourdement sur ce point avec Guéhenno, il débat avec Paulhan au sujet d’une littérature qui forme une image des gens ordinaires, sinon du peuple. Si donc Le Pain des rêves est consacré « roman populiste », et ce, pendant la guerre, s’il a en effet des traits qui permettent de le rapprocher d’une telle littérature, c’est en toute équivoque à l’égard d’une tendance que Guilloux n’appréciait guère et dont il se moque en privé. Le Pain des rêves, reçu comme un pur récit d’une enfance pauvre, faisait en réalité partie d’un projet d’histoire de deux générations dans la vie politique mouvementée du début du XXe siècle.
EN :
Louis Guilloux’s Le Pain des rêves earned him the 1942 Populist Novel Award. This was a late honour for an author whose previous writings, starting with La Maison du people, had sometimes been identified as illustrative of the penmanship of someone of working-class origins. Guilloux had hoped to receive the award for Compagnons and his links to the populist movement reflected his desire for official recognition and rewards. The movement’s proponents, however, had differing opinions about him and shunned what we now consider to be his major work, Le Sang noir. In parallel, Guilloux was brought into the fold of Poulaille’s proletarian literary movement. Guilloux’s position became trickier given his reluctance to belong to any one movement in particular, which he somewhat argued over with Guéhenno. He also debated with Paulhan the merits of a literature that depicts ordinary people and the masses. While Le Pain des rêves was consecrated as a populist novel during the war, and while it does exhibit attributes that could justify such an association, the award was equivocal given Guilloux’s dislike of a tendency he mocked in private. Officially the genuine tale of a destitute childhood, Le Pain des rêves was actually to be part of the story of two generations in the hectic political life at the beginning of the 20th century.
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Récit d’enfance et populisme dans Éducation barbare de Claire Goll
Patrick Bergeron
p. 147–158
RésuméFR :
Cet article propose une relecture d’un roman de Claire Goll (1890-1977), Éducation barbare (1941), à la lumière des idées sur le roman populiste développées par Léon Lemonnier au tournant des années 1930. Nous y montrons que le motif de l’enfant persécuté, fortement inspiré du classique de Jules Renard, Poil de Carotte, permet à Goll de participer à la tradition du roman réaliste français sans tomber dans ce qui passait alors, aux yeux de Lemonnier, pour les excès du naturalisme.
EN :
Informed by Léon Lemonnier’s early 1930s views on populist writing, this article takes another look at Éducation barbare, a 1941 novel by Claire Goll (1890-1977). The reader will discover how the thread of the persecuted child, spun in no small part from Jules Renard’s well-known Poil de Carotte, allows Goll to embrace the French realist writing tradition while staying clear of what Lemonnier viewed as the excesses of naturalism.