Volume 43, numéro 2, été 2012 Déclinaisons du commentaire Sous la direction de Alban Baudou et Sabrina Vervacke
Sommaire (10 articles)
Études
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Une figure autoriale dans le commentaire grammatical ? L’exemple de Servius
Muriel Lafond
p. 13–27
RésuméFR :
Si le commentaire grammatical ne constitue pas à proprement parler un « genre », il se voit néanmoins régi par des règles issues de la tradition, qui ne manquent pas d’entraîner une impression d’homogénéité lorsque l’on compare les différents ouvrages qui nous sont parvenus. Est-il donc possible de dégager d’un type d’écrit aussi figé une figure auctoriale ? Les commentaires nous permettent-ils d’en apprendre davantage sur leur auteur et de nous faire entendre un discours du scholiaste sur sa propre activité ? Cet article se propose de répondre à ces questions en s’appuyant sur les commentaires de Servius aux oeuvres de Virgile, que nous comparerons à d’autres écrits — et notamment au Servius Danielis — afin d’en dégager les caractéristiques essentielles du célèbre grammaticus.
EN :
While grammatical comment is not a genre per se, it is governed by traditional rules that give a certain patina of sameness to the various examples we can now compare. Can such a set category of writing cast a light on the author ? Can such comments teach us what the author was like and how he viewed his role as a scholiast ? This article seeks to answer these questions through Servius’ comments on the works of Virgil. Here, we compare these comments to other such works – including the Servius Danielis – in the hope of identifying those essential traits of the famed Grammaticus.
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Le commentaire d’Eugraphius aux comédies de Térence
Sarah Laborie
p. 29–54
RésuméFR :
Le commentaire d’Eugraphius aux comédies de Térence, que l’on date aujourd’hui du VIe siècle, est longtemps demeuré dans l’ombre de celui de son prédécesseur, le grammairien Aelius Donat. Ce corpus présente pourtant d’intéressantes particularités techniques : notre commentateur ne se contente pas de proposer une étude grammaticale du texte de Térence, mais accorde une place non négligeable à sa lecture rhétorique. Par ailleurs, il se soucie de donner à son commentaire une forme plus rédigée, plus construite, qui explique sans doute que ce texte ait été relativement peu démembré au cours de sa transmission. Cette ambition de produire une oeuvre véritable, et pas une simple accumulation de gloses, témoigne d’une volonté auctoriale qui se manifeste aussi par l’emploi, dans le commentaire, des première et deuxième personnes.
EN :
Now thought to date back to the 6th century, Eugraphius’ musings on Terence’s comedies have long been overshadowed by those of his predecessor, grammarian Aelius Donat. However, Eugraphius’ corpus has interesting technical characteristics : not only does he study Terence’s text from a grammatical standpoint, he also reads it from a broad rhetorical angle. Furthermore, he couches his comments in a more structured and redacted form that may explain why they did not generate more interest over time. His desire to create a true opus and not merely string together a collection of thoughts indicates an auctorial will further confirmed by first- and second-person references throughout.
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Les commentaires modernes de la Poétique d’Aristote
Enrica Zanin
p. 55–83
RésuméFR :
L’analyse des premiers commentaires modernes de la Poétique, publiées entre 1500 et 1640, révèle l’évolution du genre qui prend progressivement la forme d’un traité de poétique. Cette évolution manifeste l’avènement d’une approche systématique de la matière poétique, qui risque pourtant de méconnaître la nature particulière et déterminée de l’objet qu’elle traite. La démarche philologique des premiers commentateurs est alors mise entre parenthèses par un souci de valoriser la poésie en l’actualisant et en la moralisant. Si les commentaires n’étaient, en définitive, qu’une mise en scène de la lecture, conçue comme une recherche infinie du sens, l’essor du discours scientifique marque le déclin provisoire de l’herméneutique et du pouvoir du lecteur de contribuer à la compréhension de la poésie et de son art.
EN :
The first modern comments on the Poetics were published from 1500 to 1640. Their analysis tells how the genre progressively evolved into a poetics treatise. This is consistent with the advent of a systematic approach to poetic contents, yet one that may misinterpret the particular and set nature of the object they address. A desire to promote poetry through modernisation and moralisation then takes precedence over the philological construct of the early commentators. While comments may be in the end a mere staging of a reading construed as an indefinite quest for meaning, the rise of the scientific discourse temporarily weakens the importance of hermeneutics and the reader’s power to contribute to the understanding of poetry and its art.
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Les Anotaciones a la poesía de Garcilaso de Fernando de Herrera : un commentaire aux enjeux linguistiques et génériques évidents
Bénédicte Coadou
p. 85–107
RésuméFR :
Publiées à Séville en 1580, les Anotaciones a la poesía de Garcilaso de Fernando de Herrera marquent un jalon dans le mouvement théorique qui se dessine alors dans l’Espagne des Siècles d’Or. Oeuvre d’un poète reconnu pour sa création lyrique, elles sont aussi l’expression d’un intérêt évident pour le castillan et cherchent à fournir aux créateurs à venir des outils linguistiques et de nouveaux référents afin d’illustrer et d’enrichir la langue et la poésie castillanes, prolongeant de la sorte l’entreprise de Garcilaso. Si le contexte de publication de ces commentaires peut laisser croire que l’ouvrage est, avant tout, une attaque ou une réponse à la précédente parution du travail du Brocense, également connu sous le nom de Sanctius, il est impossible de limiter la portée des Anotaciones à la simple rivalité entre deux centres culturels — Salamanque et Séville — et entre deux figures — un grammairien et un poète. Fernando de Herrera intègre un mouvement plus vaste — l’humanisme tel que Philippe Lajarte le définit — et, tout au long de ses annotations, il cherchera à démontrer la valeur et les potentialités de la création poétique en langue vulgaire révélant, dans le même temps, les richesses de la langue vernaculaire employée par Garcilaso.
EN :
Upon their publication in Seville in 1580, Fernando de Herrera’s Anotaciones a la poesía de Garcilaso became a landmark in the theoretical movement underpinning Spain during that golden era. Written by a poet known for his lyrical output, they also convey a notable interest for Castilian, putting forth linguistic tools and new references for future creators, with an aim to illustrate and enrich both that language and its poetry and thusly further the work of Garcilaso. While the story surrounding the publication of these comments may lead one to believe they were a direct attack on, or retaliation to, the latest work by Brocense (also known as Sanctius), reducing their scope to a mere rivalry between two cultural centres – Salamanca and Seville – and two men – a grammarian and poet – proves impossible. Fernando de Herrera calls upon a much broader genre : humanism as defined by Philippe Lajarte. Throughout his annotations, he seeks to illustrate the value and impact of creating poetry in the language of the masses and, in so doing, he casts a light on the riches of Garcilaso’s vernacular output.
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Esquisse d’une poétique de l’allégorie à l’âge classique : la glose de l’abbé d’Aubignac
Marie-Christine Pioffet
p. 109–128
RésuméFR :
François Hédelin, dit l’abbé d’Aubignac, fondateur de l’Académie des Belles Lettres destinée à rivaliser avec la célèbre Académie française, fut souvent raillé par la critique de son temps. On l’accusa d’avoir imité la Carte de Tendre dans son Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coqueterie (1654) et son obscur roman allégorique Macarise, ou la reine des isles fortunées (1664) qui, malgré ses audaces, reçut un accueil assez tiède. Dans un texte polémique publié en 1659 puis réédité en 1660, la Lettre d’Ariste à Cleonte, contenant l’apologie de l’Histoire du Temps, ou la defense du royaume de Coqueterie, d’Aubignac, sous le nom d’Ariste, affirme non seulement la priorité de sa carte sur l’esquisse de Madeleine de Scudéry, mais élabore une véritable poétique de l’allégorie sise sur un riche héritage qu’il revendique pour réhabiliter sa création. Semblablement, pour favoriser la réception de Macarise, il dote cette histoire en « forme de roman » d’un important péritexte destiné non seulement à permettre son déchiffrement, mais aussi à jeter les bases d’une nouvelle conception du roman. À une époque où la fiction narrative cherche encore sa voie, l’exégèse aubignacienne témoigne de préoccupations formelles et d’un effort de théorisation qui dépasse de loin la portée du Royaume de Coqueterie et de Macarise.
EN :
In his days, François Hédelin, better known as the Abbé d’Aubignac and the founder of the Académie des Belles Lettres that was to rival the famed Académie française, was often disliked by critics. They accused him of imitating the Carte du Tendre in his 1654 Histoire du temps, ou Relation du royaume de Coqueterie and his obscure 1664 allegorical novel Macarise, ou la reine des isles fortunées (the latter, while daring, met with a tepid reception). In a 1659 polemical work — republished in 1660 — titled Lettre d’Ariste à Cleonte, contenant l’apologie de l’Histoire du Temps, ou la défense du royaume de Coqueterie, d’Aubignac (as Ariste) defends his creation by not only reasserting the prominence of his map over that sketched by Madeleine de Scudéry, but also claiming a substantial heritage upon which he defines the poetics of allegory. Similarly, he promotes acceptance of Macarise by adding to this “quasi novel” an extensive foreword that not only seeks to explain its meaning but also to set rules for a new conception of the novel as a genre. In a time when narrative fiction was not yet a settled form, Aubignac’s exegesis sets forth formal considerations and a theoretical attempt that far exceeds the scope of both Macarise and the Royaume de Coqueterie.
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Contribution sur Pierre-Daniel Huet, Commentarius de rebus ad eum pertinentibus (1718)
Isabelle Trivisani-Moreau
p. 129–149
RésuméFR :
Écrit en latin par Pierre-Daniel Huet (1630-1721), le Commentarius de rebus ad eum pertinentibus (1718) relève du genre des mémoires. Son titre, volontairement daté, le relie à la double tradition du commentaire : il relève en effet du genre qu’illustra César, désigné au XVIe siècle sous l’appellation de commentarius simplex, qui se rapporte à l’expérience d’un individu. Mais l’oeuvre de ce polymathe, qui fut sous-précepteur du Dauphin et tardif homme d’Église, par ses contenus, entretient aussi des liens avec le commentarius in aliud, qui porte sur les ouvrages d’un autre écrivain : fervent connaisseur des textes antiques, Huet publia en particulier une traduction accompagnée de nombreuses observations des commentaires d’Origène sur saint Matthieu. Le Commentarius a pour objet essentiel Huet lui-même. En forgeant pour lui la figure d’un savant, l’auteur montre la transformation des pratiques culturelles de son époque et l’écart qui se creuse dans la connaissance des textes anciens entre les savants et le public cultivé des mondains : son rôle dans l’élaboration de la collection Ad usum Delphini traduit cette nécessité de prendre en compte ce changement. Pour justifier son entreprise autobiographique, l’auteur lui donne in fine une assise théorique par une enquête historique et comparative sur le genre des mémoires qui le légitime. Témoin face à la postérité, Huet met un point final aux différends qu’il a pu connaître avec d’autres et rend compte d’une évolution personnelle où le contact tardif avec le religieux lui a permis, dans ce monde transformé, de retrouver une véritable cohérence en légitimant son appétit des savoirs.
EN :
Pierre-Daniel Huet (1630-1721) chose Latin to write his Commentarius de rebus ad eum pertinentibus (1718), a work akin to memoirs. Its purposefully dated title, however, ties it to the dual tradition behind comments. Indeed, it echoes Caesar’s commentarius simplex – a 16th century denomination – dealing with events affecting the individual. Huet’s work also evokes the commentarius in aliud, dealing with the writings of another. Huet was a polymath who tutored the heir to the throne of France and became ordained late in life. He was also quite knowledgeable about ancient texts and he published a well-annotated translation of Origen’s comments on Saint Matthew. The Commentarius focuses essentially on Huet himself, depicting him as a scholar. In so doing, the author illustrates the evolving cultural practices of his days and the widening chasm between learned men and educated socialites over ancient writings. His role in the elaboration of the Ad usum Delphini collection highlights the need to account for this change. In the end, Huet justifies his autobiographical endeavour – and gains legitimacy – by giving it a theoretical grounding through a historical and comparative exploration of memoirs as a genre. A witness standing before posterity, Huet puts an end to the squabbles that pitted him against others. He also unfurls a personal transformation during which his late encounter with the sacred allowed him to regain true coherence in a changed world by legitimising his quest for knowledge.
Postface
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Des racines au ciel. Origines spirituelles du commentaire : une définition
Daniel S. Larangé
p. 151–163
RésuméFR :
Le commentaire se déploie toujours dans le repère d’un texte élevé comme référence. Son identité se construit alors dans l’altérité (homme↔Dieu / / Je↔Tu) découlant justement du logocentrisme (théo)logique propre à l’autorité religieuse. La question générique du Texte qui enfante les commentaires ouvre la voie/x à toute une généalogie correspondant à la chute de l’Un dans le multiple (fini↔infini) tant spatiale et temporelle qu’identitaire où l’individu qui fait sens dans son unité s’avère être constitué, dans sa profondeur, de significations multiples et éclatées. Pourtant cette prolifération interne conduit à une homogénéité externe, car la somme des hérésies totalise l’« univers » tel qu’il est perçu et se perçoit à un moment donné en un lieu précis.
EN :
Comments are always construed as a higher-plane reference text centered on the opposition between man and God, the “me” and the “you”. Their identity is derived from the (theo)logical focus on language that characterises religious authority. The generic nature of the Text at the root of the comments gives rise to a genealogy chronicling the folding of the One into the Many (finite versus infinite). This transformation takes place at the level of both timeline and identity, showing an individual with a well-established self to be a deeply set aggregation of numerous different meanings. This internal diversity translates into an external homogeneity, however, since the sum of all heresies makes up the “universe” as (self-) defined for a given time and location.
Analyse
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De quoi l’essai est-il le nom ?
Martin Jalbert
p. 167–180
RésuméFR :
Depuis maintenant quarante ans, on explique l’appartenance de l’essai à la littérature par la combinaison d’un verbe et d’une pensée d’exception dont il serait le lieu. Il est ici envisagé autrement. Car le nom essai est celui du rapport entre une pratique d’écriture et de pensée et la modalité interprétative qui lui donne une visibilité et une lisibilité tenant à la conception spécifique de la pensée, de l’écriture et de la lecture remontant aux romantiques allemands. Cet article examine en trois étapes les grands pans de cette intelligibilité littéraire au sein de la pensée québécoise de l’essai, chez les plus grands écrivains associés au genre, dont Pierre Vadeboncoeur, André Belleau et Fernand Ouellette.
EN :
Over the past 40 years, the essay has been defined as a bona fide literary genre owing to its combination of words and the exceptional thought they bring to life. In this article, however, the concept of essay is addressed anew as the relationship between patterns of thought and writing and the interpretive approach that brings them to the fore and the reader’s attention while relying on a specific conception of thought, reading and the written word harking back to German Romantics. This three-part article looks at the main facets of such literary intelligibility within the realm of Quebec essayists, including such luminaries as Pierre Vadeboncoeur, André Belleau and Fernand Ouellette.