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Le soleil écrit derrière mes paupières. Une écriture nombreuse et compliquée parmi les pétales de rose, les plages de sable, les buissons chargés de feuilles et de fleurs. Les festons se déroulent, les volutes d’or se ramassent, s’étirent, se contractent. Ou bien ce sont des bulles menues qui montent, ou des corpuscules, des amibes qui se dédoublent et se multiplient. Cela n’a plus de fin, jusqu’à ce que j’ouvre les yeux.
Sur le sol de la forêt, des rectangles blancs ou presque blancs, mais griffés de gris, de mauve, d’or qui se recroquevillent comme s’ils refusaient de s’ouvrir. Des pages arrachées, livrées aux quatre vents, toute une bibliothèque répandue dans la forêt. Mais en voici la source : encore debout, un tronc de bouleau pourrissant, épluché, écaillé, dont l’écorce lève en lanières et se déchire. C’est comme un rouleau de la Torah abandonné là, attendant que quelqu’un le recueille, le lise, l’interroge. Et toutes les écorces blanches sont des messages à recueillir, à moi adressés.
Dans mon enfance il y eut d’abord les récits de voyages, les romans d’aventures. Cook voisinait avec Némo, les enfants du capitaine Grant avec les chasseurs de girafes, Sinnbad avec les nomades du Nord : les « livres de lecture » comme on les appelait pour les distinguer des livres de classe, ceux-ci imposés, ayant par la loi droit de cité, ceux-là tolérés, un peu suspects, puisque ce n’était pas en eux qu’on pouvait « s’instruire ». Quelque chose comme les feuilletons que nos mères suivaient dans le journal quotidien, qu’elles commentaient entre elles comme elles l’eussent fait d’événements survenus dans le quartier ou la ville, de personnes de leur connaissance qui se conduisaient mal, ou devenaient des héros ou des victimes. Ces « livres de lecture », on les lisait en cachette ou presque, après, c’est-à-dire après les devoirs faits, dans les marges, sous la lampe ou mieux encore au lit alors que le silence pouvait encore longtemps se prolonger. Ou bien encore ils accompagnaient la lente sortie de la maladie, gardant vivante la conscience pour qu’elle ne glisse pas complètement dans le sommeil définitif, laissant la convalescence s’achever ni se perdre dans les bousculades d’une cour de recréation. Que n’ai-je reçu de ces livres qu’aucun exercice, problème, dictée ou rédaction à l’école ne pourrait jamais me donner !
Et il y avait aussi les dictionnaires auxquels s’accolait ce mot mystérieux d’« encyclopédiques ». En eux s’abolissait la frontière entre livres de classe imposés et livres de lecture, les histoires. En ouvrant l’un des dix tomes reliés de cuir vert, il ne fallait pas se précipiter, mais, jour après jour, en tourner les pages avec respect, presque avec crainte : c’était l’émerveillement. Tout le savoir était donc là, tout ce que l’humanité avait appris, accumulé, filtré, mis en mots, imprimé sur le papier en colonnes serrées, avec des illustrations, des vignettes noires ou colorées, des cartes, des tableaux qui révélaient, représentaient mais laissaient plus encore à deviner. Tout ce qui entourait l’enfant, le baignait, l’enveloppait, le traversait, tout ce qui l’attendait, tout ce qui lui faudrait parcourir, toute l’histoire des hommes, et tout l’univers. Cet univers était le palais des merveilles et un labyrinthe.
Dans cette profusion de richesses que prendre, dans ce dédale quelle voie choisir ? Pour le jeune être sur ce seuil, il ne s’agit pas seulement d’un savoir déjà constitué, disponible, à acquérir mais d’une expérience, pour laquelle nul ne peut se substituer à lui. Il lui faut découvrir par lui-même les sentiments et les rêves, les épreuves, les intuitions, les désirs, la conscience qui s’élargit, l’inconscient qui fait irruption dans le quotidien, les manifestations de l’esprit, chacun des âges de la vie. Et les livres, les dictionnaires ne peuvent que nommer ce qu’il faudra vivre.
Je me le demande à mon tour, après tant d’autres, très naïvement : le goût d’écrire vient-il donc de tant de livres lus, ou dévorés dès l’enfance, dès que les lettres ont été assez connues pour former des mots, des phrases, des histoires ? Je parle du goût, j’aimerais pouvoir dire passion, mais ce mot est si chargé qu’il évoque un éclat, voire une explosion, trop puissant, trop impressionnant et dramatique. L’employer me donne toujours le sentiment d’une enflure, d’une torsion, et d’une docilité aux modes qui veulent toujours nous le pousser sous la main. Un mot qui dépasse trop ce qu’habituellement il désigne et qu’il faudrait réserver à certains individus, qui, eux, sont habités, envoûtés, possédés au sens religieux par la « passion » de manier une plume, un pinceau, un instrument de musique, de monter sur une scène. Dans ces cas-là, « rage » ne me semblerait pas un synonyme trop impropre. Une fureur qui ne tolère pas de partage, qui aspire à soi tout ce qui n’est pas soi, qui le fond et l’incorpore.
La question appelle une réponse évidente, et qui, sur la foi des témoignages de ceux qui écrivent et sur un peu d’expérience personnelle, ne peut être que positive. Il n’existe pas un choix ex nihilo, une vocation sans modèle. Flaubert ne serait pas devenu Flaubert s’il n’avait rêvé d’égaler Chateaubriand, Le Clézio n’écrirait pas s’il ne s’était nourri et gavé de récits de voyages, Borgès si, avant de perdre la vue, il ne s’était perdu dans les bibliothèques. Mais il est tout aussi assuré que cela ne suffit pas, puisque le lecteur peut bien demeurer simple lecteur, invétéré de surcroît. Alors, et on en débattra tant qu’il y aura, pour plusieurs générations au moins, quelqu’un pour écrire : quel est le plus qui, un jour, fait saisir une plume pour ne plus la lâcher ? Et comment trouver, s’il en est un, le fin mot de ce problème, le fond ultime de la boîte à multiples fonds ? Solutions, ou plutôt réponses qui ne peuvent avoir de valeur que modestement individuelle.
Cette question donc, on y revient comme à une démangeaison qui ne laisse pas en repos. Et après tout, c’est peut-être bien de cela qu’est faite l’écriture. On peut lui attribuer les mobiles les plus nobles, les plus élevés, agir sur le monde, vouloir le changer par la révolution, éveiller les consciences, faire progresser la connaissance : cela commence par un prurit ! Un jour, on le sent, on essaye de le calmer, il disparaît au bout de peu de temps ou il s’amplifie et avec des phases – ou des accès - variables, il dure toute la vie. Il devient toute la vie. Donnons-lui des noms moins prosaïques, plus présentables ; ils viennent d’eux-mêmes : inquiétude, anxiété, malaise, angoisse. L’acte d’écrire est-il donc lié au mal-être ? Cependant, qui n’a eu envie d’écrire des poèmes dans le choc amoureux, dans la rencontre de la beauté, la jubilation, la célébration, dans le bonheur au moins d’un instant ? Devant moi, la surface du fleuve frémit d’un friselis éblouissant, la brise balance les branches tombantes d’un saule, les promeneurs glissent comme des ombres douces, la maison est calme sous la canicule. Cela appelle parfois des mots. Des mots quand le mental se met de la partie, quand être présent au monde ne se satisfait pas de lui-même. Quand il veut intervenir pour comprendre cet accord, alors qu’il n’y a peut-être rien à comprendre, pour fixer, alors que tout est mouvant, pour prolonger, alors que le monde ne se soumet pas à nos désirs.
L’acte d’écrire a partie liée avec la mobilité. Celle-ci en est le signe, elle s’en nourrit, elle l’exprime, lui répond, lui cède ou la conjure. Mais quelle est cette mobilité, insaisissable par nature ? Celle, d’abord, je l’ai dit, du monde autour de moi, du monde « extérieur », qui me dépasse, m’éblouit, m’accable par ses richesse parce que je n’ai pas les mains assez grandes pour les saisir, les sens assez aiguisées, que je devine être infiniment plus que je peux percevoir et concevoir. Peut-être l’écriture apaiserait-elle l’impatience ?
Et si je laisse monter des fonds glauques des pensées fugaces, images du demi-jour, rêves de la nuit, émotions à peine formées, désirs à peine reconnus, l’envahissement de tout se qui se pousse de la tête, réclame de l’attention et la déjoue, s’abolit en même temps que cela naît, comme une imprévisible, affolante danse d’atomes… Peut-être l’écriture mettrait-elle là un peu d’ordre, un peu de sens ? Peut-être échapperai-je ainsi à mes ténèbres, à mon propre chaos ?
Mettre de l’ordre, c’est-à-dire faire une série d’opérations : choisir, assembler, relier, accentuer par un acte d’attention et par les mots, ou au contraire réduire, passer sous silence, faire sortir du silence ou y renvoyer, effacer ce que je perçois, reçois, conçois. Donner forme, donc. Aménager un espace où je vis, l’espace que je suis. En sachant l’arbitraire de cette opération. Peut-être aussi la conscience de cet arbitraire contribue-t-elle à infatigablement relancer le travail de « mise en ordre », toujours avec l’espoir – ou l’illusion – de réduire cet arbitraire et de parvenir enfin, quelque jour, à la réalité pure, celle du monde, la mienne, sans écran ni masque, sans distorsion, sans ornement.
Avec les années de pratique, je crois bien que pour moi l’essence de l’écriture – si tant est qu’on puisse parler d’une essence, donc d’une absence de contingence – est à peu près là. À peu près, parce que je ne peux jamais être très assuré de mettre le doigt dessus. L’histoire récente ou ancienne nous rapporte que des êtres d’un haut développement psychologique, moral et spirituel, les mystiques qui, par instants du moins, ont la vision directe et totale du réel, du « réel absolu » n’ont plus besoin d’écrire, ni même de parler, si ce n’est pour enseigner. L’écriture apparaît donc dans cette perspective comme l’indice d’un manque, d’une sorte d’infirmité, qu’elle essaye de pallier. Peut-être même, en détournant notre regard, l’accuse-t-elle plus encore.
Écrire pour connaître, pour comprendre – pour se comprendre, se connaître. Revenir à une expérience première, à un constat élémentaire : se trouver ici, vivant, dans un univers qui l’est aussi, qui est lui-même vie, et c’est une merveille à admirer, et à craindre, comme pour nos lointains ancêtres assistant au lever du soleil, à celui de la lune, à la neige, à la naissance des feuilles ou à celle d’un enfant. Répondre à la question que l’humain se pose : pourquoi ? Parce qu’il ne lui suffit pas – ou pas encore – de contempler, de jouir de sa seule présence au monde, d’être. Parce que, aussi, ce monde peut devenir redoutable, il peut se déchaîner, frapper, détruire. Le monde des astres, des arbres, des animaux, la terre, le ciel, l’eau, le feu. Et celui que constituent les autres humains. Parce que là, partout, se cache la mort.
L’homme ne sait que trop bien qu’il est vulnérable, démuni, exposé à tout et à tous. Il sait que quelque chose lui manque, mais quoi ? Il croit que le monde lui envoie des signaux, mais quel est le code ? La parole des anciens peut-elle l’éclairer, celle des savants, des artistes, de ceux qui voient par illumination ? Suivre ce qu’ils disent ? Chercher en portant devant soi sa lanterne ? Écrire ?
En cet instant où il tient la plume, je crois que l’individu se sent moins faible. Pour certains écrivains, l’écriture se fait, disent-ils, dans la souffrance, elle ouvre des plaies, suscite des cauchemars, hypnotise, enchaîne à la page qui tente de se former dans les affres de l’enfantement. Mais faut-il que l’écriture soit ce drame, l’est-elle nécessairement, par sa nature même ? Ceux qui font l’opinion en la matière et qui mettent en circulation les clichés, ne semblent avoir retenu de Flaubert que ses lamentations sur sa Bovary. J’incline à penser qu’on fait là d’expériences individuelles un critère universel, la norme à laquelle il faut répondre, si ce n’est un spectacle qui requiert crispation de mâchoires et déchirement d’entrailles, insomnies, crises hallucinatoires et autoflagellation. Tout écrivain doit-il être Artaud ou ne pas être, tout artiste Van Gogh, sous peine de ne pas avoir lieu ? Il me semble y avoir dans le discours fréquemment tenu sur l’écriture et du romantisme douteux et du terrorisme intellectuel.
Je crois pour ma part que l’écriture peut être aussi un accord, qu’elle peut le favoriser, parfois l’accomplir. Il ne se fait pas forcément dans la facilité, en laissant courir, dans le fil d’une génération spontanée, des mots. Les instants de grâce permettent cette génération, les autres instants y font rêver : l’écriture devient alors piétonnière, elle s’obstine, dans l’humilité, en sachant que c’est ainsi et que c’est bien ainsi. Quelque chose se forme lentement sur la page, un objet qui est le nôtre et que parfois nous nous étonnons qu’il le soit. Satisfaisant, peu ou prou, avec des airs familiers, des airs de famille, ou insolite, saugrenu. Laissons-le comme il est, ou bien apportons-lui quelques retouches. Il n’existait pas, maintenant il existe, il est neuf, peut-être est-il beau après tout, d’une certaine beauté, dont je suis en partie responsable. J’ai collaboré à sa mise au monde. Puisque je goûte à cette jouissance, je désire la renouveler, je vais recommencer, entre crainte d’échouer et espoir d’y parvenir. L’objet que je vais produire, c’est-à-dire le texte, sera-t-il à ma convenance, me donnera-t-il ce frisson de l’imprévu, ou bien seulement va-t-il répéter ce que j’ai déjà fait, que je sais faire, en l’affadissant – et alors je me retrouverai dans l’ornière dont je cherche à sortir ? Le tour de main que j’ai acquis me permet une réplique mécanique, trousser un compte rendu, un billet, une étude, un récit de rêve, que sais-je encore ? Divertissements qui m’éloignent de ce qu’il faudrait pouvoir écrire, parfois travaux d’approche. À d’autres moments, je sens que j’ai touché quelque chose en moi, courant, flux, source, foyer, peu importe l’image, qui n’est plus seulement l’écorce de mon ego, ma persona, mais mon moi profond. Les mots alors viennent, s’assemblent, je crois que ceux-là peuvent toucher aussi un autre qui les lira. Comment, dans quelles circonstances, selon quelles conditions s’est opérée l’advenue de cette parole ? Je ne sais, je n’en suis pas maître, pas plus que je ne suis maître de l’éveil de ma conscience. Il me reste à attendre, patienter, persévérer.
À nouveau le courant faiblit, le flux s’étrécit, la routine séduit, le connu se réinstalle, parfois le maussade, le morose, l’ennui. Cela va ressembler à une traversée du désert, le désert de l’écriture. Je peux en parler de cette façon en opposant les deux moments, l’un de bonheur, l’autre de douleur, mais je peux aussi en parler comme d’un rythme à deux temps, la pulsation d’un coeur qui dure jusqu’à épuisement de son énergie, jusqu’à la mort. Et alors l’écriture n’est plus vue dans la même lumière, ce n’est plus un acte obstiné, voire obsessionnel, ou forcené, crispé sur le résultat à atteindre, sur l’objet à produire, le texte, le livre à faire. Je pense à la recommandation du Tao : agir sans se préoccuper du résultat de l’action. Donc, idéalement, écrire sans en faire un acte public, écrire sans vouloir faire une oeuvre.
Écrire, bien sûr, accompagne le courant de la vie, il le rend visible, parfois en rend visible un peu plus clairement la direction, mais, tout aussi sûrement, ce moyen, si cher, si précieux, si irremplaçable nous paraisse-t-il, nous ne pouvons prétendre que c’est le seul et le meilleur. Dans La mouette, Trigorine harcelé par l’écriture ne peut voir un nuage sans lui chercher une place dans la pièce qu’il va écrire. Comment en effet ne pas se demander si l’écriture ne pas à l’encontre de la vie toute simple, toute naturelle, se suffisant à elle-même, si parfois elle ne devient pas une activité parasite et, dirait Le Clézio, peu honorable ? Elle peut le devenir comme presque toutes les activités auxquelles nous nous adonnons, n’importe quel travail qui assure notre subsistance, canalise et draine nos énergies, nous absorbe. Nous fait passer le temps : est-ce pour vivre mieux ou pour oublier la mort ?
Oui, l’écriture peut s’inverser, se pervertir ou se dissoudre, mais je sens, j’éprouve, je recherche le pouvoir qu’elle a de créer une expansion intérieure. En termes nobles, je dirai qu’écrire aide à accomplir la tâche qui nous est assignée, dès notre naissance, car je crois qu’une tâche nous est donnée, à la rendre un peu plus consciente pour celui qui écrit, et peut-être aide-t-elle dans le même sens celui qui nous lit. Elle consiste tout simplement à tracer des mots qui demandent à venir, et déjà quelque chose est changé, quelque chose d’infinitésimal et de décisif, comme d’entrouvrir une lucarne. Un acte qui nous aide à ne pas nous assoupir trop longtemps, trop souvent, qui nous aide à repérer l’obstacle, à mieux diriger notre regard au long de notre chemin.
Parties annexes
Note biographique
Roland Bourneuf
Roland Bourneuf est né à Riom (France). Enseigne en France, en Allemagne, en Grande-Bretagne, puis à partir de 1962 à l’Université Laval jusqu’en 1994. Il a publié, outre de nombreux articles et plusieurs ouvrages sur la littérature dont, en collaboration avec Réal Ouellet, L’univers du roman (Paris, Presses universitaires de France, 1972), un roman : Le chemin du retour (Québec, L’instant même, 1996), des recueils de nouvelles : Reconnaissances (Sainte-Foy, Éditions parallèles, 1982), Mémoires du demi-jour (Québec, L’instant même, 1990), Chronique desveilleurs (Québec, L’instant même, 1993), Le traversier (Québec, L’instant même, 2000), un récit : La route innombrable (Québec, L’instant même, 2003), des essais : Venir en ce lieu (Québec, L’instant même, 1997), Littérature et peinture (Québec, L’instant même, 1998), L’usage des sens (Montréal, Les heures bleues, 2004)). Pierres detouche (Québec, L’instant même, 2007) a reçu le Prix Victor Barbeau de l’Académie des lettres du Québec en 2008.