Narratif

Le dernier chapitre[Notice]

  • Alain Beaulieu

Assis au pied de la statue de Samuel de Champlain, je regarde la grande gueule du fleuve avaler la brume matinale. Le calepin que je tiens dans ma main bave son surplus de mots entre les planches de la terrasse Dufferin et je ne fais rien pour les retenir, emporté par les rêveries qui m’ont maintenu réveillé toute la nuit. Hier, au moment où j’écrivais la dernière lettre du dernier mot du dernier paragraphe du dernier chapitre du roman qui me garde en vie depuis plus d’un an, elle m’est apparue furtivement, évanescente dans sa robe fleurie. Ma fille morte. Elle ne s’était pas manifestée depuis le jour où j’ai brûlé tout ce qui lui a appartenu, poupées et déguisements, photos et vêtements, dans un grand feu de peine sur la grève de Saint-Jean, à l’Île d’Orléans. L’île de sa mère aux yeux bleus et au coeur rouge comme le rocher en lamelles qui protège le cimetière. L’île-luette de notre pays mort-né. L’île que je cherche maintenant du regard dans le brouillard que le soleil teinte d’un rose enveloppant. Debout autour de moi, mes personnages me protègent de la brise et du vide où me laisse la fin de mon histoire. Nadine Pilon serre contre sa poitrine la cassette vidéo rose qu’elle est allée cueillir dans la maison de son père biologique, trésor d’images-pépites où elle apparaît d’abord toute petite dans la poussette de sa mère adoptive, puis gamine amusée par ses premiers hivers, puis à la rentrée des classes dans la cour asphaltée de son école primaire, puis au parc dans une balançoire, puis à la porte de sa polyvalente, puis soulevée par les autres membres de sa troupe de danse, puis dans la rue avec son premier amour… Des images illégitimes, volées par son géniteur, toujours tapi derrière quelque chose, un arbre, une voiture, sa souffrance ou sa culpabilité. Des images refuges qu’elle fait rouler en boucles dans son cerveau pour se rappeler son histoire. Une histoire avec laquelle je n’ai jamais eu rien à voir, même si elle est née d’un élan de mon inconscient. Parce qu’il me faudra bien des années avant de saisir ce qui brillait pourtant d’évidence. Cette Nadine, avec ses images-matraques, s’est nourrie de la souffrance et du manque et du vide et de tout ce qui ne peut pas se dire quand une partie de soi nous est enlevée, quand un boulet de plomb nous traverse le corps et l’esprit, emportant avec lui une part de lumière et de légèreté que nous mettrons des années à retrouver, toujours déçus que ce ne soit pas tout à fait ça malgré le soleil qui pisse de partout pour nous combler de ses offrandes. Il n’y a pas de salut au pays des endeuillés, et le bleu du ciel qui s’ouvre au-dessus de ma tête pendant que Nadine se lève pour aller s’appuyer contre le garde-fou de la terrasse Dufferin ne me dit rien d’autre que ce que la solitude me répète depuis que j’ai jeté mes derniers regrets dans le grand feu de peine que j’ai allumé sur la grève de Saint-Jean, Île d’Orléans. Je me lève à mon tour et marche dans la ville qui s’éveille lentement, mes personnages en procession dans mon dos. Il ne leur manque que des lampions pour que nous nous retrouvions à la Fête-Dieu, que Gilles Carle a reconstituée pour le cinéma là même où nous posons les pieds. C’était au début des années 1980, après que René Lévesque a chanté à ceux qui venaient de dire non à son projet de souveraineté en tendant sa joue gauche …

Parties annexes