Volume 59, numéro 2, 2023 Rêveurs, railleurs. Des symbolistes à Victor Hugo Sous la direction de Adrien Cavallaro et Patrick Thériault
Sommaire (11 articles)
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Note éditoriale
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Présentation. Rêveurs, railleurs. Des symbolistes à Victor Hugo. Railler en poète
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Une illustration (sé)rieuse du « Manifeste » symboliste. Les demoiselles Goubert de Jean Moréas et Paul Adam
Patrick Thériault
p. 19–42
RésuméFR :
Hyperboliques rêveurs, les auteurs symbolistes sont aussi d’impénitents railleurs. Il est rare que l’esprit de sérieux qu’ils affichent ne soit pas concurrencé et relativisé en sous-main par des allusions ironiques, blagueuses ou plus généralement équivoques. Nous réfléchissons à cette double tendance au rêve et à la raillerie par référence aux Demoiselles Goubert (1886) : dans ce roman expérimental, et plus précisément dans sa partie centrale, qui en forme le noyau « poétique », Jean Moréas et Paul Adam auront essayé d’illustrer les thèses du célèbre « Manifeste » publié par leurs soins à la même période. Notre intention première est de réinscrire cette oeuvre princeps dans l’histoire littéraire, sous l’angle double où elle apparaît, d’une part, comme le complément fictionnel de l’une des références théoriques les plus importantes du symbolisme et, d’autre part, comme sa contrepartie railleuse ou sa mise en jeu critique. Mais il s’agit aussi de considérer Les demoiselles Goubert « de l’intérieur » : en prêtant attention à son écriture, nous serons en mesure de caractériser les principaux ressorts stylistiques sur lesquels reposent tout à la fois son pouvoir d’enchantement poétique et sa puissance de contestation et d’autodérision.
EN :
In addition to being hyperbolic dreamers, symbolist authors are incorrigible mockers. It is rare that the spirit of seriousness that they exhibit is not secretly challenged and relativized by ironic, comical or, more generally, equivocal allusions. We reflect upon this dual tendency toward dream and mockery in reference to Les demoiselles Goubert (1886): in this experimental novel, and more specifically in its central part, which forms its ‘poetic’ core, Jean Moréas and Paul Adam attempted to illustrate the theses of the famous ‘Manifesto’ they published during the same period. Our primary intention is to reinscribe this pioneer and experimental work in literary history, from the dual perspective under which it appears: on one hand, as the fictional complement to one of the most significant theoretical references of symbolism, and, on the other hand, as its mocking counterpart or as its critical challenge. But it is also a matter of considering Les demoiselles Goubert ‘from the inside’: by paying attention to its writing, we will be able to characterize the main stylistic elements on which rest both its power of poetic enchantment and its strength of contestation and self-derision.
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Des « fleurs délicieusement empoisonnées de haine ». Laurent Tailhade et les ambiguïtés de la satire
Antoine Piantoni
p. 43–66
RésuméFR :
Laurent Tailhade (1854-1919) occupe une place particulière dans l’histoire littéraire. Après des débuts parnassiens, c’est surtout sa verve satirique qui s’exerce et lui offre une certaine notoriété dans la dernière décennie du xixe siècle jusque dans les quinze premières années du xxe : ses cibles sont nombreuses, depuis certaines gloires établies comme Barrès ou Pierre Loti jusqu’aux acteurs de l’affaire Dreyfus les plus emblématiques comme Esterhazy ou Henri Rochefort. Cette réputation lui est octroyée à bon droit, mais l’examen de son oeuvre poétique complète révèle une dynamique plus subtile qui fait alterner les poèmes charges que l’on trouve regroupés dans les Poèmes aristophanesques (1904) et les pièces lyriques rassemblées dans les Poèmes élégiaques (1907). Loin de proposer une oeuvre aux compartiments étanches, Tailhade élabore une esthétique de contrastes, voire de rupture, qui privilégie en définitive l’expérience d’une décharge énergétique.
EN :
Laurent Tailhade (1854-1919) holds a distinct place in literary history. After initial Parnassian beginnings, it is primarily through his satirical verve that he exercises his talents and gains a certain notoriety in the last decade of the 19th century and into the first fifteen years of the 20th century. His targets are numerous, ranging from established figures like Barrès or Pierre Loti to the most emblematic actors of the Dreyfus Affair such as Esterhazy or Henri Rochefort. This reputation is well deserved, but the examination of his complete poetic work reveals a more subtle dynamic that alternates between the satirical poems which are found grouped in Poèmes aristophanesques (1904) and the lyrical pieces gathered in Poèmes élégiaques (1907). Far from presenting a work with rigid divisions, Tailhade develops an aesthetic of contrasts, or even of rupture, that ultimately favors the experience of an energetic discharge.
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La « manière noire » de Tristan Corbière. Un diptyque satirique : « Duel aux camélias » et « Fleur d’art »
Arnaud Bernadet
p. 67–84
RésuméFR :
Cet article propose une microlecture du diptyque satirique « Duel aux camélias » et « Fleur d’art », tiré du recueil unique de Tristan Corbière : Les Amours jaunes (1873). Alors que le comique réside principalement dans le rire jaune, et peut servir d’éthique à l’auteur, ces deux textes explorent ce qu’ils appellent la manière noire. Bien que la notion réfère d’abord à la technique du mezzotinto dans l’eau-forte, au sens littéral elle tend à assombrir la représentation de l’amour et de la passion en mettant l’accent sur les rapports sadomasochistes entre hommes et femmes. Au moyen du stylet, l’acte d’écrire est assimilable aux coupures sur la plaque de métal : un geste violent et ironique, incompatible avec la sentimentalité lyrique.
EN :
This article proposes a close reading of Tristan Corbière’s satirical diptych “Duel aux camélias” and “Fleur d’art” from his only poems collection Les amours jaunes (1873). While the humor primarily resides in rire jaune (forced, sour laughter), and can serve as an ethic for the author, these two texts explore what they term as manière noire (dark manner). Although the notion initially refers to the mezzotint technique in etching, in a literal sense, it tends to darken the representation of love and passion by emphasizing sadomasochistic relationships between men and women. Through the stylus, the act of writing is likened to etchings on the metal plate: a violent and ironic gesture, incompatible with lyrical sentimentality.
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Satire politique et culture médiatique dans Idylles prussiennes de Théodore de Banville
Barbara Bohac
p. 85–115
RésuméFR :
Cette étude s’attache aux poèmes publiés par Banville dans la presse pendant la guerre franco-prussienne de 1870. L’article montre comment la satire poétique se renouvelle au contact de la culture médiatique et devient une poésie de la résistance à l’envahisseur. Sont examinés les liens entre les poèmes de Banville et la caricature dessinée de l’époque : leur dimension plastique, fondée sur le jeu du noir et du blanc et la touche de couleur expressive ; l’art de la charge et du portrait caricatural ; l’usage d’allégories très suggestives, de figures de l’envahisseur susceptibles de mobiliser les lecteurs tout en leur faisant prendre conscience des dangers de l’image ; une carnavalisation de l’horreur qui libère de sa hantise. L’étude souligne en outre l’importance du modèle théâtral, qui transforme la parole en spectacle comique, suscitant un renouveau du vers et des expérimentations destinés à rendre cette parole plus expressive. Elle fait voir comment la satire poétique puise à la source vive de l’esprit français, cultivé par la petite presse et le théâtre populaire, pour faire jaillir un rire vengeur et créer une langue comique versifiée capable d’élever la poésie au-dessus de la circonstance.
EN :
This study examines Banville’s poems published in the press during the 1870 Franco-Prussian War. The article shows how poetic satire undergoes a renewal in contact with media culture and becomes a poetry of resistance to the invader. We examine the connections between Banville’s poems and the caricatures of the time: their pictorial dimension, based on the interplay of black and white and the touch of expressive color; the art of skewering and caricatural portraiture; the use of highly suggestive allegories, featuring figures of the invader capable of mobilizing readers while making them aware of the dangers of imagery; a carnivalization of horror that liberates from its haunting. The study also underscores the importance of the theatrical model, which transforms speech into a comic performance, prompting a revival of verse and of experiments aimed at making this speech more expressive. It illustrates how poetic satire draws from the vibrant source of the French spirit, cultivated by the small press and popular theater, to unleash a vengeful laughter and create a versified comic language capable of elevating poetry above circumstances.
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La charge visionnaire. Rêveurs et railleurs dans les Châtiments de Victor Hugo
Maxime Prévost
p. 117–131
RésuméFR :
Alors qu’il serait tentant de considérer le recueil des Châtiments (1853) comme une oeuvre essentiellement politique cédant le pas, trois ans plus tard, aux considérations métaphysiques des Contemplations, cet article s’intéresse à la portée proprement visionnaire du grand recueil satirique de Victor Hugo : l’auteur n’est-il pas toujours visionnaire et toujours engagé ? Certes, la raillerie féroce envers les têtes d’affiche du Second Empire semble dominer l’ensemble, mais les Châtiments, de manière moins marquée que Les contemplations, multiplient les messages de caractère occultiste, de « Nox » à « Lux », en passant par « Luna » et « Stella ». Hugo accumule les notations cosmologiques ; il traque les correspondances entre le Second Empire et les autres mondes ; il tente surtout de constituer un grimoire susceptible de modifier radicalement la réalité politique et sociale du moment.
EN :
While it might be tempting to consider the collection Châtiments (1853) as a primarily political work giving way, three years later, to the metaphysical considerations of Les contemplations, this article focuses on the distinctly visionary breadth of Victor Hugo’s grand satirical collection. Is not the author always visionary and always political? Certainly, the fierce mockery of the leading figures of the Second Empire seems to dominate the whole, but Châtiments, albeit in a less pronounced way than Les contemplations, abounds with messages of an occult nature, from “Nox” to “Lux,” passing through “Luna” and “Stella.” Hugo accumulates cosmological notations; he traces correspondences between the Second Empire and other worlds; above all, he endeavors to create a grimoire capable of radically altering the political and social reality of the moment.
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Éreintage, coups de crosse et bouffonneries. Sur quelques aspects d’une morale polémique de Baudelaire
Adrien Cavallaro
p. 133–155
RésuméFR :
Cet article examine la séduction qu’exerce sur Baudelaire une pratique journalistique particulièrement en vogue dans la petite presse satirique des années 1840 : ce qu’il appelle « l’éreintage ». Baudelaire le théorise, en même temps qu’il le pratique, dans ses premières productions critiques, qui sont ici situées dans le contexte des pratiques de l’époque. Mais l’éreintage, qui prend souvent chez Baudelaire un tour proprement physique, ne concerne pas seulement le domaine critique. Il investit aussi, de façon plus diffuse, et selon des modalités que l’on esquisse ici, la poésie des dernières années, sous les aspects de ce que Baudelaire appelle la « bouffonnerie ».
EN :
This article examines the seduction exerted upon Baudelaire by a journalistic practice particularly popular in the small satirical press of the 1840s: what he calls “l’éreintage” (bashing). Baudelaire theorizes and simultaneously engages in it in his early critical works, which are situated here in the context of the practices of the time. However, “l’éreintage,” which often takes on a distinctly physical form in Baudelaire’s case, is not limited to the critical domain alone. In a more diffuse manner and with the modalities outlined here, it also permeates the poetry of his later years, under the aspects of what Baudelaire refers to as “bouffonnerie” (buffoonery).
Exercices de lecture
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Praxis du casseur d’ambiance. Retour sur le programme heuristique d’Éric Chauvier
Olivier Lacasse
p. 159–174
RésuméFR :
Cet article évalue la portée et la valeur de la critique des ambiances développée par Éric Chauvier dans son oeuvre théorique et littéraire. Il déplie la double critique de Chauvier se rapportant aux ambiances effectives du quotidien et aux conceptualisations récentes de l’ambiance au sein du champ académique. Après avoir dégagé la conceptualisation singulière et stratégique de l’ambiance pour laquelle l’écrivain opte, il met en rapport le programme heuristique du casseur d’ambiance, développé par l’anthropologue dans sa pratique théorique, et deux de ses textes littéraires, Somaland (2012) et Anthropologie (2006).
EN :
This paper assesses the scope and the value of the critique of ambiences developed by Éric Chauvier in his theoretical and literary body of work. It unfolds Chauvier’s dual critique relating to the actual ambiences of everyday life and recent conceptualizations of ambience within the academic field. After having brought out the writer’s unique and strategic conceptualization of ambience, it relates the heuristic program of the casseur d’ambiance (ambience breaker) developed by the anthropologist in his theoretical practice and in two of his literary texts, Somaland (2012) and Anthropologie (2006).
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Voix féminines du dehors. La Côte-Nord chez Kristina Gauthier-Landry, Andréane Frenette-Vallières et Noémie Pomerleau-Cloutier
Élise Lepage
p. 175–195
RésuméFR :
Cet article propose une lecture de trois récents recueils de poèmes portant sur la Côte-Nord québécoise. En s’appuyant sur l’approche phénoménologique des ambiances proposée par Bruce Bégout, il analyse comment Et arrivées au bout nous prendrons racine de Kristina Gauthier-Landry (2020), Juillet, le Nord d’Andréane Frenette-Vallières (2019) et La patience du lichen de Noémie Pomerleau-Cloutier (2021) mobilisent l’affectivité, la sensorialité et une esthétique de la quotidienneté pour créer des ambiances propres à cette région. Tout en inventant de nouvelles façons de dire la Côte-Nord, ces recueils révèlent une nouvelle sensibilité, un nouveau mode d’être dans la poésie contemporaine des femmes au Québec. Ils inaugurent une poésie résolument tournée vers le monde extérieur, dans laquelle le sujet lyrique exprime une appartenance profonde à son milieu. Ce faisant, ils font entendre des voix féminines amples, amplifiées et en symbiose avec l’espace septentrional qu’elles ont choisi.
EN :
This article proposes an analysis of three recent poetry collections focusing on the North Shore of Quebec. Drawing on Bruce Bégout’s phenomenological approach to atmospheres, it examines how Et arrivées au bout nous prendrons racine by Kristina Gauthier-Landry (2020), Juillet, le Nord by Andréane Frenette-Vallières (2019), and La patience du lichen by Noémie Pomerleau-Cloutier (2021) mobilize affectivity, sensoriality, and an aesthetics of everyday life to create atmospheres specific to this region. While inventing new ways of writing about the North Shore, these collections reveal a new sensitivity, a new way of being in Quebec contemporary women’s poetry. They inaugurate a poetry resolutely oriented towards the external world, in which the lyrical subject expresses a deep sense of belonging to her milieu. In doing so, they give voice to full, amplified feminine voices in symbiosis with the northern space they have chosen.