Dans un « Croquis de mémoire » publié à l’occasion du centenaire de Sartre, Jean Cau dresse de celui dont il fut le secrétaire un portrait en pugiliste verbal hors pair, « capable au mieux de sa forme championne [de] se faire n’importe qui » : De telles lignes apportent la caution du témoignage de première main au topos voulant que Sartre soit un auteur pour qui le rapport à l’autre homme de lettres se réalise toujours sur le mode de l’agression. Ce faisant, Cau ne met pas en circulation une image biaisée ; bien que très largement reçue, l’idée d’un Sartre vindicatif n’en est pas pour autant mensongère : à qui n’a pas eu le privilège de côtoyer journellement le directeur des Temps modernes pendant des années, les biographies et les textes sartriens enseignent qu’on ne saurait à peu près pas compter les attaques lancées par lui tout au long de sa carrière contre la pensée et l’oeuvre de ses pairs. Quelques-unes sont cabotines et grotesques, sans réelle signification ni grande conséquence — pensons par exemple à l’impulsion de potache, récemment rappelée par Régis Debray, poussant le futur auteur de La nausée à compisser le tombeau de Chateaubriand — ; la plupart, par contre, sont déployées de main de maître, on ne peut plus sérieusement, afin de discréditer l’adversaire. L’éreintement impitoyable de La fin de la nuit, qui devait détourner Mauriac du roman, jouit encore aujourd’hui d’une célébrité peu commune. Dans Carnets de la drôle de guerre, La condition humaine de Malraux n’est pas traitée avec beaucoup plus d’égards : « Est-ce parce que je vois trop les ficelles ? Aucun des effets ne porte. Je ne sens rien. » L’absence pour le moins étonnante de Victor Hugo et du premier romantisme dans la définition sartrienne de l’engagement littéraire relève, comme l’a démontré Benoît Denis, d’une efficace « volonté d’éviction ». On sait comment, dans Qu’est-ce que la littérature ?, l’anathème est jeté sur la « négativité stérile » des auteurs de la modernité, allant de Baudelaire aux surréalistes. L’écriture de voyage sartrienne se fonde sur le rejet de « l’exotisme littéraire » pratiqué par Barrès, Gide, Larbaud et Morand, qui, dans leur façon d’aborder le pays étranger, incarnent « l’image même du parasitisme ». La querelle opposant Sartre à Camus après la publication de L’homme révolté a déjà été trop commentée pour qu’il ne soit véritablement nécessaire de la mentionner ici. Robbe-Grillet, à l’instar des autres nouveaux romanciers, propose dans son oeuvre romanesque « une schématisation de laboratoire ». La liste de ces exemples, dont la plupart ont été maintes fois relayés par des critiques, aussi bien hostiles que favorables à Sartre, pourrait encore s’allonger, sans qu’on en voie venir la fin. À l’inverse, toute personne connaissant minimalement la littérature française des xxe et xxie siècles pourrait trouver sans effort un nombre non moins important de cas où les contemporains et les successeurs de Sartre s’en sont pris à son oeuvre littéraire et à sa conception de l’engagement. La représentation d’un Sartre en guerre perpétuelle contre les écrivains et les théoriciens littéraires est à ce point implantée dans l’imaginaire de la critique que même la relation intellectuelle privilégiée entretenue avec Simone de Beauvoir a pu être présentée plus d’une fois comme un faux-semblant dissimulant tant bien que mal une entreprise manipulatrice et phallocratique. Dans le récent Cahier de l’Herne consacré au Castor, Jean-François Louette a pour cette raison entrepris sa contribution par un rectificatif appelant à la controverse : « [E]ntre Beauvoir et Sartre, pour moi, point de rivalité. Je laisse ce genre …
Présentation[Notice]
- Yan Hamel
Diffusion numérique : 18 novembre 2013
Un document de la revue Études françaises
Volume 49, numéro 2, 2013, p. 5–15
Jean-Paul Sartre, la littérature en partage
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