Résumés
Résumé
Entre ici et là-bas, entre avant et après, la maison de la réussite du Pays d’Oas (Roumanie) apparaît comme la principale forme discursive par laquelle les gens traduisent l’expérience de plusieurs espaces en une appartenance locale gérée par des valeurs et pratiques anciennes (Clifford 1997). Puisque cette traduction n’est jamais définitivement accomplie, l’ailleurs, entendu comme Occident, la France notamment, est associé à la modernité réclamée par les Oseni en tant que nouvelle manière d’être et de vivre, et finit par être domestiqué (Goody 1979) dans et par le local. Ce qu’on voit aujourd’hui à Certeze, et plus généralement au Pays d’Oas, n’est pas une réflexion fidèle du va-et-vient des Oseni entre l’Europe et leur village, mais plutôt le résultat d’une incorporation de cette expérience à l’intérieur d’une autre, plus ancienne. Cette incorporation agit également en sens inverse, en déclenchant à son tour une mutation interne du local. La dynamique est si forte que le changement devient palpable d’une année sur l’autre. L’action de domestication des formes architecturales étrangères est donc ambivalente : une même maison peut ainsi dénoter autant la modernité apportée d’ailleurs que les marques d’une spécificité locale. Cette rencontre est d’autant plus perceptible dans la pratique d’aménagement et d’utilisation de la nouvelle maison.
Abstract
Caught between here and there, between before and after, the successful person’s house in the Oas Country of Romania emerges as the principal discursive form by which people represent the experience of multiple spaces within a local community guided by traditional values and practices (Clifford 1997). Since this translation is never definitively accomplished, the other, normally equated with the West – notably France – is associated with the modernity claimed by the people of Oas as the new way to be and to live, and which is eventually domesticated (Goody 1979) in and by the local community. What can be seen today in Certeze, and more generally throughout the Oas Country is not a faithful reflection of the back and forth of the people of Oas between Europe and their village, but rather the result of incorporating this experience within another, older one. This incorporation also acts in reverse, by in turn starting to change the local from within. This dynamic is so strong that the change is palpable from one year to the next. The domestication of foreign architectural forms is thus ambivalent: the same house can thus denote an imported modernity as well as being marked by the specifically local. This encounter is all the more perceptible in the furnishing and use of a new house.
Corps de l’article
Dès les années 1970, le Pays d’Oas, région rurale du nord-ouest de la Roumanie, est le théâtre d’un processus de changements très dynamiques, surtout au niveau architectural. Après 1989, l’ouverture des frontières a poussé le phénomène vers une consommation ostentatoire de l’espace traduite par une concurrence ardue d’avoir « la plus grosse, la plus belle et la plus moderne maison » (Nelu Balta 2005)[1]. Même si la région entière est touchée, Certeze, l’un des villages d’Oas, en est l’exemple le plus frappant. Lorsque je demandais aux Oseni de me parler du changement de leur mode de vie, Certeze ressortait toujours comme l’exemple à voir et à retenir. Pourquoi ? D’abord, c’est là que l’on commença à élever des maisons « modernes », ensuite, le rythme de construction et de transformation du bâtiment en fonction de « ce qu’on a vu à l’étranger, à la télé, etc. » ou de ce que « le voisin a fait » y est si rapide, que le reste des villages arrivent à peine à suivre. Sans la finir et l’habiter entièrement, la maison appelée « moderne » ou « de type occidental » devient « la preuve qu’on a changé », « qu’on s’est modernisé » (2005).
En m’appuyant sur une recherche anthropologique centrée sur le village de Certeze que j’ai menée pendant les étés de 2001 à 2005, je m’intéresse dans le présent article à la relation entre les pratiques résidentielles et les constructions identitaires dans leur sens social avant et après 1989. Je me demande en quoi les maisons des Certezeni représentent la principale façon de montrer aux autres, que ce soit au voisin ou à l’étranger, que l’on détient un statut[2] différent et « supérieur à un autre, plus ancien » (2005).
Au niveau du paysage général du village, les bâtiments et les voitures modernes contrastent avec les « paysans » vêtus de costumes traditionnels. C’est un univers paradoxal qui contraste avec l’image tissée par les ethnologues et les médias qui décrivent toujours cette région comme « traditionaliste » et « archaïque » (Andron 1977). Je me demande donc dans quelle mesure le besoin des Oseni de modifier continuellement leurs maisons matérialise vraiment un changement dans leur style de vie.
Pour répondre à ces questions, j’utilise la définition de Vlach qui comprend par changement « un processus d’innovation qui est continu dans toutes les sociétés, sauf que, à certains moments, la vitesse s’accélère ou se diminue en fonction d’un contexte particulier » (1984 : 3). Ainsi, mon analyse se déroulera dans le contexte de la migration du travail des Certezeni en Roumanie et, après 1989, à l’étranger. Pour ce faire, je me détacherai de toute une littérature ethnographique qui associe la maison rurale notamment aux concepts de « stabilité » matérielle et fonctionnelle et d’encrage dans un espace unique (Petrescu 1958, 1974 ; Maier 1970). À part le terme roumain casã [maison], il y en a un autre : locuinþã dérivé du mot loc [lieu]. Ainsi, la « locuinþa traditionnelle » est généralement présentée comme un exemple de l’attachement à un lieu et de la continuité locale afin de prouver « l’authenticité » d’une communauté plus au moins étendue. Ce type d’approche oppose automatiquement la maison et les pratiques de locuire [d’habitation] à tout concept lié à la mobilité et à la diversité. Je placerai donc mon analyse de la maison de Certeze dans le nouveau paradigme qui articule le global et le local, l’expérience du travelling et du dwelling (Clifford 1997 : 6). Je montrerai comment la vie des Certezeni se confronte d’une façon spectaculaire à une culture de la consommation de l’objet (Althabe 2002). Comment finalement la maison, transformée en un trou où l’on engloutit tout son argent, se retourne contre ses artisans en les piégeant dans une pratique de production et de reproduction infinie du soi.
Les Certezeni, « les meilleurs » de tous les Oseni
Située à l’extrême nord-ouest de la Roumanie, à la frontière avec l’Ukraine, le Pays d’Oas est une région qui ressemble à un amphithéâtre d’une surface de 614 km?, démarquée par la hauteur des montagnes. À part Negresti-Oas qui, en 1964, devint une ville, le reste de la région est entièrement rurale, englobant seize villages, dont Certeze. Commune de cinq mille habitants, cette dernière est composée de trois villages : Certeze, Moiseni et Huta-Certeze. La religion orthodoxe domine, sauf à Huta où la majorité des gens sont catholiques. La région entière est traversée par la route nationale 19, qui lie la région au centre du département Satu Mare, situé à 50 km. Jusqu’après la deuxième guerre, 80 % du Pays d’Oas était couvert de forêts de chênes, ce qui rajoute à son caractère périphérique et isolé une touche de mystère et une méconnaissance de la part des autres Roumains (Velcea 1964 : 73). Dès la fin du XIXe siècle, commença un important processus de défrichement et de transformation des terrains boisés en terres arables. Le rythme d’exploitation était si accéléré qu’au milieu du XXe siècle, les terres déboisées dominaient (Varnav 1986-1987 : 327).
Dans ces conditions, la majorité des hommes d’Oas travaillaient dans la forêt, en développant des techniques manuelles de défrichement préservées jusqu’à nos jours. Quant à l’agriculture, le terrain acide ne permettait que l’élevage de pruniers ou de quelques légumes afin d’assurer la subsistance des familles — jusque dans les années 1970 l’élevage de mouton occupait la place la plus importante —. Grâce au fait que les terres étaient impropres à l’agriculture, cette région resta en quelque sorte en dehors des grands bouleversements provoqués par la nationalisation de l’industrie et par la collectivisation. Seulement 8% de ces terres furent prises par l’État (Velcea : 140). Le village de Certeze ne fut pas touché et les gens gardèrent leurs propriétés agricoles. Par contre, après 1948, les Certezeni perdèrent leurs propriétés boisées et furent embauchés par l’État comme bûcherons (Musset 1981 : 7). Cependant, ils continuèrent de pratiquer une agriculture de subsistance et d’élever des animaux domestiques.
Contrairement à d’autres villages tels Calinesti ou Bixad, où les gens travaillaient à la ville, ou à Huta, où la majorité des hommes sont embauchés dans des carrières d’andésite, les Certezeni participent au rîtas : travaux saisonniers organisés dans toutes les régions montagneuses de la Roumanie consistant à défricher des terres afin de les transformer en pâturages ou en terres arables. Dès les années 1970, les habitants du village Certeze sont à la tête des Oseni qui partent ailleurs afin de gagner leur vie. Ils font des va-et-vient entre Oas et leur lieu de travail, revenant avec deux ou trois fois plus d’argent que les travailleurs des entreprises d’État ou que ceux qui travaillaient dans les mines. C’est à partir de ce moment-là que les Certezeni commencèrent à bâtir et à transformer continuellement leurs maisons.
L’impact du changement de l’architecture de Certeze sur l’extérieur est d’autant plus fort que ce village fait partie du Pays d’Oas, région toujours associée à deux images : une évoquant l’archaïsme et le traditionalisme, l’autre la pauvreté et l’agressivité. La première est centrée sur l’exemple de l’ancienne maison d’une seule pièce où logeaient ensemble parents, enfants et animaux domestiques. La deuxième image rappelle la vendetta, la manière violente de régler les différends entre individus et familles. L’Osan ne vaut rien sans le pintãlus, le pinceau accroché à la ceinture du costume traditionnel. Si quelqu’un lèse sa mândria (fierté et orgueil) ou celle de sa famille, il est puni sans équivoque et de manière brutale. Les crimes violents de jadis expliquent la méfiance des autres Roumains envers cette région réputée dangereuse et « sauvage ». Même si la vendetta a disparu à partir des années 1970, cette image est encore associée aux Oseni et particulièrement aux Certezeni.
Durant les années 1970-1980, la région entière et Certeze notamment fut touchée par les projets socialistes de standardisation et de modernisation des régions rurales. La loi sur la standardisation de l’architecture élaborée en 1974[3] proposait la construction à la verticale afin de laisser le plus de terres possible pour l’agriculture. Contrairement aux autres régions rurales de la Roumanie où cette loi a eu des effets destructeurs,[4] au Pays d’Oas, les Cetezeni la contournèrent à leur avantage (Diminescu et Lagrave 2001). Les avantages financiers tirés du rîtas leur permettent d’élever leurs propres maisons « modernes ». Du côté des autorités, la « modernisation » du village est mise sur le compte de la bienveillance (alléguée) du régime de Ceausescu : « D’une année à l’autre, de plus en plus de citoyens de la commune Certeze construisent des maisons modernes, à étages, signe du bien-être offert par notre État socialiste ».[5] L’exemple des nouvelles maisons apparues partout à Certeze devient rapidement l’exercice fréquent d’appropriation par le régime d’un phénomène de changement local imprévu.
Mais quel impact a eu ce changement sur l’image du « traditionalisme » et de « l’archaïsme » de cette région ? Dans les années 1980 naît un double discours enchâssé dans un autre, plus général, consacrant « l’unité quasi mythologique des origines de l’ethnie – la nation, sa pérennité et sa prédestination dans la modernité » (Karnoouh 1990 : 154). D’une part, les journaux locaux débordent d’images et d’articles sur la fête « traditionnelle » de la région, Sâmbra oilor[6], qui rassemble tous les Oseni qui, habillés de leur costume traditionnel, dansent sur la scène du sommet de la montagne Magura, dans le plus « authentique » esprit des spectacles folkloriques de l’époque. On promeut ainsi « l’image arcadique de la société archaïque » (Karnoouh : 152). D’autre part, on décrit et on ne tarit pas d’éloges quant à la modernisation « socialiste » matérialisée par la nouvelle architecture de Certeze[7].
Après 1989, le processus de construction à la verticale se poursuit. La disparition du rîtas force les Certezeni à faire des choix. Illégalement ou légalement, ils partent en Occident, et notamment en France (Diminescu et Lagrave 2001 ; Diminescu 2003), afin de trouver du travail. Au retour, ils continuent d’investir la majorité des sommes gagnées dans l’amélioration de la maison déjà existante ou dans la construction d’une autre, une nouvelle, cette fois, « de type occidental ».
Comme l’exigeait le rîtas, hommes, femmes et enfants font un va-et-vient entre la France surtout et Certeze. Lorsque on leur demande de parler des maisons apparues après 1989, ils remontent toujours aux années 1970-1980, le « vrai » moment du changement de leur village.
Ainsi, l’avant se voit investi d’une double signification quelque peu paradoxale : d’une part il signifie « l’ancienne petite maison minable », et d’autre part, il repose sur la valorisation de la maison « moderne » des années 1970, le vrai fondement des constructions émergées après 1989 (Floarea 2005).
Maintenant on n’habite plus comme auparavant…
Dans le discours des Certezeni, le «maintenant» s’associe à la période d’après 1989, marquée par l’apparition de la maison « à l’occidental ». Cette construction n’a pas de nom unique. Elle est appelée la nouvelle maison ou la maison comme en Occident, comme en France ou de type occidental, français, autrichien, américain. Sinon, les Certezeni utilisent les dénominations anciennes : cãsi (maison au pluriel), cãsoaie (l’augmentatif de maison, « grande maison ») (Staruca 2005). Les termes de villa ou palais sont plutôt employés par les gens de l’extérieur ou par les ethnologues (Diminescu et Lagrave 2001).
Il s’agit de constructions privées à trois ou quatre étages qui attirent l’attention par leur caractère massif et luxueux. Les matériaux de construction sont variés : l’andésite, la pierre noire qu’on trouve dans les carrières de la région — utilisée pour les balcons, les piliers de la maison ou pour la fondation — et qui se mélange parfois avec le béton et le marbre pour recouvrir le mur de la façade. Les extérieurs peints en rouge, en mauve, en jaune donnent plus de couleur au village. Les toits sont également des constructions en eux-mêmes : on peut trouver le toit en pente, le toit à deux croupes ou le toit à mansarde, ce dernier étant le plus répandu. Depuis 2004, il émerge un nouveau modèle dont l’unique pente est en arche, ce qui confère plus de volume à la construction.
Les portes extérieures et les fenêtres sont conçues de matériaux isolants achetés sur les marchés des villes proches ou à l’étranger. Les escaliers de l’entrée principale sont en marbre avec rambarde en marbre également ou en inox. L’intérieur comporte plusieurs pièces. Leur nombre varie de cinq à dix, voire quinze et parfois plus. Au rez-de-chaussée, la cuisine « comme en occident », le salon et la salle de bain sautent aux yeux par le luxe des matériaux utilisés. Toujours aménagé et terminé, le rez-de-chaussée contraste souvent avec les étages où les pièces censées servir de chambres à coucher ne sont pas finies.
À l’intérieur de la gospodãria[8], la maison « de type occidental » occupe toujours la place centrale. Même si la clôture qui l’entoure est aussi massive, elle n’affecte pas du tout la visibilité du bâtiment. Devant la maison, on aménage parfois un jardin de fleurs. Sinon, la cour entière est couverte de pavage qui dépasse souvent la clôture, envahissant le trottoir et s’avançant jusqu’à la chaussée.
Derrière la construction principale se trouvent les annexes. Initialement des lieux pour les animaux et pour le foin, ils deviennent graduellement une deuxième maison qui dépasse souvent la première. Entre les deux constructions, on garde parfois l’ancienne maison qui sert alors de lieu de dépôt, ou qui est encore habitée par les grands-parents. Dans la majorité des cas, l’apparition de la maison à « l’occidental » entraîne la destruction du bâtiment ancien. Toutefois, on trouve encore des maisons « traditionnelles » à la périphérie de Certeze.
Du point de vue du discours, les Certezeni définissent toujours leur maison « à l’occidental » en contraste avec la « maison traditionnelle » (Focsa 1975). Loin de signifier « l’authentique » et « la spécificité » d’une communauté tant valorisée par les ethnologues, cette dernière devient le miroir d’un passé de pauvreté et de précarité :
Jadis, il y avait juste une chambre et une tinda, pas deux. On avait une maison si petite, qu’on frappait toujours avec la tête le seuil en haut de la porte.
Focsa 1975 : 264, ma traduction
Ce type de maison décrit ci-dessous n’existe plus qu’au musée ethnographique de Negresti-Oas.[9] Ce qu’on voit à la périphérie de Certeze ce sont des constructions à trois pièces : tinda, une sorte de vestibule qui sert de passage entre les deux pièces latérales. Initialement froide, elle est présentement dotée d’un four à bois et utilisée pour cuisiner et même pour dormir (Focsa 1975). La petite maison (« la petite chambre ») située toujours en arrière de la maison, sert au déroulement des activités quotidiennes (manger, dormir, préparation du repas et de la nourriture pour les bétails). Pendant l’été, ils utilisent aussi la cuisine d’été, une construction rudimentaire élevée à côté de la maison et dotée d’un four à bois. L’autre chambre, située toujours vers la rue, s’appelle la grande maison ( la grande chambre) ou la belle maison (la belle chambre). Utilisée pendant les fêtes ou pour les grandes étapes de la vie, comme les mariages, elle est chargée d’icônes qui forment une frise continue. Au-dessus des icônes sont accrochés des tissus faits maison, richement décorés et d’assiettes en céramique. La poutre principale est le support d’un grand nombre de pots offerts au maître par ses filleuls.
Tandis que la petite maison représente l’espace de socialisation des membres de la famille, la grande maison sert à la socialisation avec la communauté. Cette dernière est un lieu chargé symboliquement, car le prestige du chef de la maison et de sa famille est d’autant plus grand qu’il y a de pots accrochés. Du côté des tissus ou de tout ce qui garnit le coffre de la dot présent dans chaque maison, tout témoigne de l’habilité de la femme et des filles. Contrairement à l’intérieur, l’extérieur de ce type ancien de maison est très simple, exception faite des éléments décoratifs.
Dans l’ensemble de la gospodãria ancienne de Certeze, ce n’est pas la maison qui occupe la place centrale, mais le hoboroc, le bâtiment réservé au foin. Plus grand que la maison, il donne à voir l’élevage du bétail comme l’occupation principale de la région (Focsa 1975) et représente le baromètre de la richesse et de l’esprit gospodãresc[10]de tous les membres du ménage. Autrefois, la terre et les animaux domestiques pesaient plus lourd dans les choix maritaux que le statut de l’individu et de sa famille dans la communauté (Focsa 1975). Présentement, la maison « traditionnelle » qui existe encore en marge du village et les pratiques d’habitation qui s’y rattachent sont une source de honte pour les Certezeni. Elle peut compromettre les familles qui continuent à l’habiter et qui ne peuvent pas s’en construire une autre, « moderne ». Ceci dit, les vieillards sont exemptés du jugement de la communauté, car leur temps « est passé ».
La maison « traditionnelle » témoigne d’une pauvreté que tout le monde veut oublier. De l’avis des villageois, le fait que la famille toute entière habitait dans une seule pièce, la nourriture qu’ils mangeaient dans la petite maison ou dans la cuisine d’été, le fait de loger parfois avec les animaux, tout cela ne représente plus le style de vie du Certezan de ces dernières années. Par rapport à ce passé humble, le présent leur apparaît bien plus spectaculaire et leur réussite bien plus évidente et digne d’être appréciée. “Maintenant on n’habite plus comme auparavant” (Saruca 2005).
L’ « avant » ne signifie pas seulement la mémoire d’un style de vie précaire, mais il renvoie aussi aux années 1970, 1980 quand tout change. Les jeunes propriétaires des maisons « à l’occidental » reconnaissent comme décisif le travail de leurs parents car ce sont eux qui « ont commencé » (Nuta Vadan 2005). Ils affirment que « ces maisons ont été faites lorsqu’il y avait les défrichements. Après être partis en France, ils continuèrent de faire la même chose, mais la majorité des constructions furent faites avant » (Floarea 2005). Il s’agit du moment de l’apparition de la construction à la verticale et de la transformation permanente de la maison. Nées au carrefour de la rencontre entre l’enrichissement des Certezeni grâce au rîtas et des programmes centraux de systématisation de l’architecture rurale, les constructions « urbaines » (Focsa 1975) ou « modernes » si on garde le terme utilisé par les Certezeni, émergent dans le discours actuel des gens comme matérialisation du début du changement de leur village et de la région entière.
Les deux types de maisons « modernes », celui « tourné » ou « en coin » et celui de la « maison-bloc » (Focsa 1975) comportent plus de trois pièces et ont un étage. L’extérieur est simple, coloré en blanc. À l’intérieur on trouve principalement des objets achetés dans les marchés publics : des tissus confectionnées industriellement, des tableaux, des images bibliques, etc. Généralement, les objets traditionnels (icônes, assiettes, tissus en laine ou en coton) se mélangent avec ceux apportés des marchés des villes. Néanmoins, on réserve la chambre autrefois nommée « grande » ou « belle maison », pour préserver et exposer la dot et les costumes des grandes occasions (ceux portés pendant les fêtes ou le dimanche, etc.)[11]. En ce qui concerne les activités quotidiennes, elles se déroulent soit dans l’ancienne cuisine d’été, comme auparavant, soit dans une seule pièce aménagée au rez-de-chaussée de la nouvelle maison. Les annexes gardent leur importance. Elles sont toujours présentes dans la gospodãria, le hoboroc restant aussi imposant et important qu’auparavant (Focsa 1975).
Certeze prend rapidement la tête du phénomène par le nombre et par la grandeur des maisons « modernes » ou « urbaines » :
La première impression que donne Certeze c’est qu’on se trouve dans une localité profondément oséenne, étalon de tout ce qui signifie développement de cette région du Pays d’Oas, aux habitants laborieux, pomiculteurs habiles, artisans et éleveurs d’animaux. Cette civilisation ancienne du bois se voit remplacée par celle de la pierre, plus solide, manifeste par l’irruption à la verticale des maisons, aux pièces plus nombreuses, plus spacieuses et plus éclairées. Les nouvelles maisons prennent la place des anciennes, abandonnées ; l’autre maison toute petite a été graduellement éliminée…. Les derniers trois ans, on a bâtit plus de 200 maisons à un étage ! Pour ainsi dire, durant ces années, on a bâti des maisons pour lesquelles, dans le passé, on aurait eu besoin de quelques décennies.
Scarlat 1979 : 1, ma traduction
Ces constructions attirent l’attention des journalistes et des ethnologues (voir Focsa 1999 : 137) par leur monumentalité et par leur présence de plus en plus nombreuse.
Mise à part l’aspect matériel, la maison « moderne » gagne de plus en plus d’importance au niveau de la construction, du maintien des relations sociales, et du statut de l’individu à l’échelle de la communauté. Suite aux recherches menées dans les années 1970 et 1980, l’ethnologue Focsa signale la maison comme l’élément le plus important de la dot, avec la voiture : « Dans plusieurs cas, les deux jeunes mariés reçoivent aussi une maison neuve à deux niveaux (douze pièces), solide et durable, construite selon la technique actuelle, et … une voiture Dacia, ou plus rarement, une Aro » (1999 : 304). Contrairement à la maison, à partir de ces années-là et surtout après 1989, le hoboroc n’occupe plus la place centrale de la gospodãria. Les Certezeni commencent à le détruire et réservent au foin une seule pièce à l’intérieur des annexes neuves, où ils déposent aussi les outils de travail agricole. Parfois, en traversant le village, je voyais des maisons neuves mais non achevées et non habitées où on avait déposé du foin.
La chute du régime de Ceausescu a lieu au moment où le Pays d’Oas est en pleine transformation aussi bien au niveau matériel de l’architecture de la maison qu’au niveau de ses fonctions sociales et symboliques. Même si les Certezeni se rappellent vaguement d’une loi de standardisation qui aurait imposé la construction à la verticale, les causes du changement sont associées à leur image légendaire de laboureurs acharnés, prêts à travailler à n’importe quoi, n’importe où et n’importe comment. L’argent gagné pour des labeurs que « personne d’autre ne s’aventurerait à faire » (Maria, Suta 2005) leur a permis de bâtir leurs maisons. « L’apport » du régime est ainsi évacué à la faveur d’une valorisation individuelle d’un des traits qui faisaient d’ailleurs partie du portrait ancien de l’Osan : l’acharnement au travail.
Comme nous l’avons dit, l’« avant » a une signification paradoxale : d’une part il exprime le détachement des Certezeni d’un passé honteux et difficile qu’ils veulent oublier ; d’autre part, c’est l’attachement à un passé plus proche, cette fois valorisant, symbolisé par l’apparition de la maison « moderne ». C’est le moment où les Certezeni deviennent visibles par autre chose que la pauvreté et l’agressivité. À travers le changement de leurs maisons s’opère une modification de leur image qui finalement compte le plus.
Ainsi, pour les Certezeni, la chute du communisme est clairement un moment de passage et non pas de rupture. Cela s’explique par le fait qu’ils ont continué de faire la même chose qu’auparavant, mais d’une manière plus ample : partir, travailler, revenir et construire des maisons. L’année 1989 apporte donc plutôt un changement sur la forme que sur le fond : ils ne travaillent plus en Roumanie, mais en Occident ; ils ne construisent plus des maisons « modernes », mais « de type occidental» (2005). Sortis physiquement et symboliquement de leur isolement géographique et culturel, ils adoptent de plus en plus un discours du centre traduit par un style nouveau de vie appelé « à l’occidentale » et par une identité sociale valorisante, opposée à celle ancienne, « traditionnelle » :
À l’époque, il y avait un style de maisons, c’est-à-dire le style des maisons d’Oas. À partir de 1970, où est apparu le « rîtas », sont apparus les styles modernes … Puis, après 1989 sont apparus les styles américains, français, italiens, etc. Le style des maisons a changé … Maintenant ils jettent les meubles anciens qui pourraient encore servir et apportent ce modèle nouveau que vous voyez à la télé. Les voyez-vous qui détruisent les grandes maisons construites dans les années 1980 et en construisent d’autres ? Ils veulent être modernes. Et maintenant, ils suivent le modèle de l’occident. S’ils voient une belle maison, ils travaillent beaucoup pour en avoir la même. Les nôtres sont très acharnés au travail, vous savez ? Ils travaillent beaucoup, beaucoup ! Et ils ne sont jamais chez eux. Ils sont partis dans le pays ou à l’étranger. Ils rentrent chez eux et veulent eux aussi être modernes.
Pop Zamfir, Certeze 2004
Comme chez les autres … mais chez nous
Comme je l’ai déjà souligné, les années 1970-1980 apparaissent dans leur discours comme le moment de rupture entre « avant » et « après » tandis que ce qui suit 1989 renforce des pratiques déjà existantes auparavant. Les deux périodes sont liées à un seul phénomène : celui de la migration du travail tout d’abord en Roumanie puis en Occident.
Même s’il existait des formes de mobilité à l’extérieur de la région avant 1970 (Velcea 1964 ; Diminescu et Lagrave 2001), le rîtas reste dans leur mémoire comme le moment crucial de leur changement. Mis sur pied à l’intérieur des programmes de développement intensif de l’agriculture durant la période de Ceausescu, le rîtas était un travail difficile, car tout le défrichement se faisait à la main : la coupe du bois, l’extraction des racines et le nettoyage du territoire. Initialement les hommes, puis les femmes, les enfants et même des vieillards de Certeze partaient pour gagner leur vie. Ces travaux se déroulaient du printemps jusqu’en automne et la durée d’un contrat variait de deux semaines à trois mois, en fonction de la disponibilité de chacun. Le va-et-vient entre ici et là-bas suivait le rythme des grandes fêtes ; ils se retrouvaient chez eux pour Pâques en avril, et pour la fête de la Vierge Marie le 15 août.
Sur les sommets des montagnes, tout près du lieu de travail, ils dormaient dans des chaumières rudimentaires, faites par eux-mêmes de branches et des feuilles. Souvent, ils dormaient par terre. Ils mangeaient tous ensemble des repas préparés par des femmes venues spécialement de Certeze. Les rencontres avec les gens des villages proches étaient passagères et éloignées. À cause de leurs façons de s’habiller (à l’époque ils portaient encore le costume spécifique d’Oas destiné au travail)[12], on les regardait avec suspicion et ils étaient tenus à l’écart. Les seuls qui arrivaient à se rapprocher des autres villageois étaient les chefs des équipes appelés délégati, eux aussi originaires de Certeze, et leurs femmes qui souvent logeaient au village le plus proche.
Les histoires des villageois sur cette période et surtout sur leurs conditions de vie ne sont pas aussi sombres qu’elles pourraient paraître. En effet, ces derniers mettent toujours en évidence l’impact positif du rîtas sur leur vie : le fait d’avoir gagné beaucoup plus qu’un salarié ordinaire de l’État a plus d’importance que la réalité de leurs conditions de vie. Au delà, le départ de leur village leur a permis de voir autre chose et la Bucovine ressort le plus souvent comme un des exemples de la richesse et de la réussite matérialisé par des maisons :
Nous étions partis dans tout le pays pour travailler. Puis, nous avons vu de grandes maisons là-bas, à Vama et à Gura Humorului.[13] Nous les avons aimées et nous avons commencé à faire pareil. Bucovine était une région très riche en maisons et en bétails …. Nous avons commencé à copier.
Bica, Certeze 2005
À l’époque, le rôle des délégati, les chefs originaires de Certeze qui obtenaient et cordonnaient les travaux, était décisif. Ils faisaient plus d’argent, et étaient des autorités reconnues et des hommes bien placés dans l’échelle sociale de la communauté. De plus, ils étaient les premiers à construire des maisons « modernes ». Les autres les ont suivis :
Nous avons été les premiers. Les gens qui ont eu des travaux, c’est comme ça qu’on disait. Il y avait des délégati partout, mais chacun dans sa région. C’est le délégat qui a bâti en premier, puis les travailleurs, les gens…. Ils étaient enviés !
Nuta Luschii Diacului, Certeze 2005
Dans un premier temps, il y a l’imitation d’éléments architecturaux extérieurs, puis, dans un deuxième temps, une sorte d’émulation interne entre villageois, puis entre villages.
La logique de l’imitation est stimulée par l’équivalence entre « avoir » et « être » (Goffman 1973). Le délégat représente le symbole de la réussite et de l’enrichissement des années 1980. Par analogie, leurs maisons deviennent la matérialisation de leur nouveau statut économique et social. Avoir une maison pareille signifiait « être » comme lui : riche, (re)connu et surtout envié par les autres.
Avec la chute du régime de Ceusescu, le rîtas disparaît aussi. Les délégats sont devancés par les autres gens de Certeze qui n’appartiennent pas à une catégorie sociale quelconque. Généralement, ce sont les jeunes et les personnes les plus courageuses qui franchissent la frontière de l’ouest de la Roumanie afin de chercher du travail. En 2005, presque tout le monde, sauf les personnes âgées et les enfants, partent. Les hommes travaillent surtout dans la construction tandis que les femmes font du ménage. Là-bas, en France par exemple, le style de vie est frugal car il faut dépenser le moins possible afin d’apporter le plus d’argent possible en Roumanie (Diminescu et Lagrave 2001). Les membres de la même famille ou du même village logent donc ensemble. Souvent, il y a des Certezeni qui, en suivant la logique du rîtas, obtiennent d’amples travaux en construction et font appel à la main d’oeuvre de leur village.
La faible connaissance de la langue et leur appartenance à un réseau parental ou amical dont ils ne sortent pas, les amènent à un contact de surface avec l’autre. Pourtant, ce sont les femmes de ménage qui, en travaillant dans les maisons des Français par exemple, sont forcées d’apprendre la langue et de s’approcher plus de l’autre. Dans la majorité des cas, les Certezeni gardent en France un style de vie basé sur une logique autarcique de débrouillardise familiale et communautaire. Lorsque je dis communautaire, je me réfère principalement au réseau constitué par les parents, voisins et amis de leur village d’origine, et qui s’élargit en suivant le mouvement des travailleurs. De bouche à oreille, les rumeurs circulent, le village entier est mis au courant des faits et gestes et de la débrouillardise de chaque individu ou famille qui se trouve en dehors de Certeze. À l’étranger, les jeunes par exemple n’échappent pas aux pressions pour bâtir leur propre maison : le fait de continuer de travailler à côté de gens proches, parents et amis, leur transmet l’ambition, l’orgueil et la conscience des valeurs sociales qui comptent le plus dans leur communauté d’origine. Construire et avoir une maison à soi signifie, pour les garçons notamment, être prêt à avoir une famille. Plus que cela, ils obtiennent la crédibilité de la communauté, le respect et la reconnaissance d’un nouveau statut social, celui d’une personne mature. Le processus d’acquisition de sa propre maison, qui incorpore l’aventure du départ et de l’éloignement du village d’origine, ressemble à un rite de passage (Van Gennep 1969) de l’enfance à l’âge adulte.
La dynamique de la construction est accélérée aussi par le lien intergénérationnel. D’une part les parents ont le devoir d’assurer une maison à chacun de leurs enfants, et ils font tout leur possible pour la commencer dès que les enfants sont très jeunes, d’autre part, ils inculquent plus ou moins directement à leurs enfants l’importance de gagner leur vie le plus rapidement possible (Diminescu et Lagrave 2001). Une fois proche de l’âge du mariage (entre quinze et dix-huit ans), le jeune, surtout les garçons, part travailler à côté de ses parents même si ces derniers lui ont déjà bâti une maison. Une fois retourné chez lui, il transforme le bâtiment construit par ses parents, en essayant de le mettre à jour en fonction de la mode du moment et de ce qu’il a vu à l’étranger. S’il n’arrive pas à le transformer, il en construit un autre. Cela explique le nombre élevé de constructions non-habitées ou non-achevées dans le village. Souvent, un ou même deux enfants bâtissent leurs propres maisons à l’intérieur de la gospodaria de leurs parents, ce qui explique aussi l’existence de deux bâtiments neufs dans le même ménage.
À part quelques exemples, presque tous les Certezeni qui partaient travailler au rîtas et qui maintenant s’en vont en occident revenaient / reviennent dans leur village d’origine. Lors de mon terrain, je me demandais souvent pourquoi, surtout en ce qui concerne la jeune génération de la région. L’explication du va-et-vient des Certezeni par le manque « endémique de l’argent » (Diminescu et Lagrave 2001) et par le devoir inoculé aux enfants par les parents de « construire et d’avoir une maison à eux » ne suffit pas. Et ici le cas de l’immigration massive des gens de Moldavie[14] vers Brasov[15] dans les années 1970 nous aide beaucoup[16]. Ces derniers partaient aussi à cause du manque d’argent (la grande majorité étaient originaires des régions rurales où l’on retrouve le même principe de reproduction autarcique à l’intérieur de la gospodãria qu’au Pays d’Oas) et avec la volonté de mettre sur pied une famille, donc d’avoir premièrement une place à eux. Toutefois, contrairement aux Certezeni et aux Oseni en général, les jeunes de Moldavie ne reviennent plus chez eux même si leurs familles restent au village mais il y existe pourtant le même esprit familial et communautaire exerçant de la pression sur l’enfant pour qu’il devienne indépendant le plus vite possible et qu’il gagne sa vie sans l’aide des parents. Pourquoi cette attitude différente ?
Les gens qui partaient à Brasov étaient impliqués dans des projets à long terme ; ils travaillaient dans les entreprises mises sur place par le régime de Ceausescu telles Tractorul [Le Tracteur] et Steagul Rosu [Le Drapeau Rouge], à une époque où cela supposait automatiquement obtenir leur propre logement. Bien intégrés dans la société d’accueil, ils restaient là et investissaient leur argent dans les appartements offerts dans le cadre de projets d’urbanisation et d’industrialisation socialistes. Par contre, le rîtas auquel participaient les Certezeni ne représentait qu’un travail temporaire, pas du tout associé à un programme de logement stable et à long terme. Faute d’une alternative viable, ils n’avaient d’autre choix que de retourner chez eux et d’investir dans leur village d’origine. En 1989 les Certezeni étaient bien familiarisés avec un mode de vie que la majorité des Roumains ne découvriront que plus tard. Ils gardèrent le même comportement que durant le rîtas, mais l’espace de la mobilité devint plus large. Cette fois c’est la France qui représente la source principale de revenu. Espace « transitionnel » (Perianez 1978 ; Rémy 1999) par excellence, la manière dont ils s’y logent ou y vivent ne compte pas beaucoup. Lorsque les Certezeni parlent de leur expérience à l’étranger, ils ne disent jamais « notre maison en France » ou « notre appartement en Italie », etc. L’impossibilité d’avoir là-bas leur propre maison représente l’une des contraintes qui amènent les Certezeni à retourner chez eux. Pourquoi investir dans quelque chose qui ne leur appartient pas (payer un loyer) lorsqu’ils peuvent posséder chez eux tout ce que les Français ont : une maison pareille et même plus que ça ? Le va-et-vient entre ici et là-bas s’avère la solution la plus convenable et, dès lors, tous les investissements financiers et affectifs, notamment la relation avec la famille, sont dirigés vers le lieu d’origine.
Faute de raison d’attachement au lieu de leur travail, les valeurs locales pèsent plus lourdement que l’influence de l’Occident. Tandis que ce dernier n’est que la source de l’argent et d’un savoir-faire, le village devient le cadre de mise en valeur de la réussite personnelle. Au-delà de l’espace de la maison, l’église joue un rôle crucial car c’est là que les Certezeni se retrouvent durant les fêtes, habillés de leurs costumes traditionnels, conduisant leurs voitures étrangères. Plus qu’un espace de rencontre, l’église joue aussi le rôle de scène d’exposition et de communication d’une identité duale : l’une rattachée à la « modernité » matérialisée par la maison et la voiture ; l’autre locale, qui prend la forme du costume[17] spécifique de la région, costume que les femmes surtout continuent à porter et à fabriquer.
Un autre facteur qui dynamise la construction et la transformation permanente des maisons est l’alternance présence/absence du propriétaire. Si les gens travaillant à l’étranger décident de rester plus longtemps, ils envoient l’argent nécessaire et l’esquisse de la maison à leurs parents afin qu’ils puissent diriger le processus de construction. Mais de loin, le propriétaire ne peut bien sûr pas tout contrôler ni prévoir. Souvent, la configuration du terrain n’est pas appropriée au modèle désiré. Le maître de chantier et les parents du propriétaire doivent alors intervenir en conséquence.
Au retour, le propriétaire se confronte à deux choses : d’une part, sa maison n’est pas exactement celle qu’il voulait. D’autre part, il constate que le voisin a fait la même chose que lui, et même plus encore. Alors, au lieu de finir ce qui est déjà entamé, le propriétaire commence à modifier la future maison. Ainsi, on commence à tout transformer pour arriver à des maisons qui ne ressemblent plus au modèle initial. Le principe fondamental qui se trouve à la base de la construction d’une maison est parfaitement surpris dans l’entretien suivant :
Savez-vous comment les Certezeni construisent leurs maisons ? Par exemple moi, je vais chez le maître constructeur et je lui dis : « je veux une maison. » Il me demande : « Quel type de maison ? » Moi je dis : « Viens avec moi. » Et tout les deux, nous nous rendons devant une maison de Certeze que j’ai aimée. « Tu vois cette maison ? » je dis. « Je veux une maison pareille, mais plus haute et plus grosse. » C’est comme ça que tout se passe.
Nelu, Balta 2005
Regarder et consommer la réussite de l’autre
Pour bien des maisons, il suffit que la façade soit finie et cela « à un très haut degré de qualité, au prix de dépenses considérables, avant même que le reste de la construction soit achevé » (Turner 1967 : 179). Plus encore, certains éléments suscitent des modifications permanentes. Premièrement, la mansarde ou le toit mansardé remplacent les toits anciens en quatre pentes appelés clop, le chapeau traditionnel porté par les hommes. Jamais utilisée ou aménagée afin d’être habitée, la mansarde a une fonction esthétique et symbolique : « tête » de la maison, elle énonce et communique un type particulier d’épanouissement de l’individu, celle de type occidental. Ainsi, elle doit être massive, spectaculaire et très dispendieuse. Le dernier modèle de toit en arcade, à une seule pente commence à faire jour depuis deux ans sur les bâtiments neufs :
Dix pourcent des maisons de Certeze sont construites après la révolution. Si on fait un calcul, ils les ont consolidés, ils ont mis des piliers de soutien ou ils ont rajouté un ou deux étages de plus et surtout la mansarde. Maintenant, les maisons sont bien plus compliquées. Un toit en arcade arrive à 20 000 euros. Avant, il était à deux ou quatre pentes.
Ghe, Ciocan 2005
Il est pas du tout inhabituel de voir à Certeze des maisons finies (au moins à l’extérieur) dont le toit est détruit afin de le remplacer ou de le transformer. Nul besoin de confort, sauf un souci d’être vu et d’attirer l’attention. Tant le clop utilisé encore par les hommes pendant les fêtes et les noces, que la mansarde encodent et transmettent le même message, celui de la mândria [fierté] masculine. La seule différence est que le premier symbolise l’appartenance des Certezeni à une identité régionale valorisante, celle du Pays d’Oas. Quant au deuxième, il est le signe d’une volonté « d’apporter le centre » chez eux. Avoir une mansarde signifie « vivre » et « être » comme en Occident. Grâce à sa visibilité, la mansarde ne tient pas de l’espace privé, mais envahit l’espace public. Faute de temps pour aller au bistrot, au magasin ou au centre du village, les espaces « traditionnels » de socialisation masculine (Segalen 2002), le chef de la famille communique sa réussite « par la hauteur » de sa maison.
La structure de la façade fait aussi l’objet d’une intervention permanente. Les vitres transparentes sont remplacées par des vitres fumées et les rambardes des balcons, initialement en béton et sculptées en forme de colonnettes, sont abandonnées à la faveur de l’inox. «Parfois je crains que les Certezeni épuisent la réserve d’inox de la Roumanie», disait avec ironie un professeur de Certez.
La façade de la maison représente littéralement son propriétaire. La maison devient ainsi une projection de soi (Nicolau et Althabe 2002 : 2) pour les autres. Il ne vaut pas la peine de voir l’homme qui est derrière les murs pour savoir qui il est et ce qu’il représente. La maison incarne le message de sa réussite financière et sociale. Plus que cela, elle interpelle le passant en envahissant l’espace public. Le pavage qui couvre la cour entière et qui dépasse la clôture, en continuant jusqu’à la rue, certains frontons qui, sous-tendus d’un gros pilier en béton, penchent vers l’avant ont plus qu’une fonction passive de signalisation. Ils interpellent le passant et l’oblige à regarder et à « consommer » visuellement la réussite des propriétaires.
L’arrière-cour est moins ostentatoire et reçoit peu d’attention. C’est là que l’on retrouve : les animaux domestiques, le jardin potager entretenu pour la consommation familiale et les pruniers pour faire la pãlinca, encore indispensable sur la table du Certezan. Mais l’arrière-cour offre parfois des surprises. Dans quelques gospodãria du centre de Certeze, j’ai découvert une maison traditionnelle qui, bien cachée et mal entretenue, ne sert qu’au dépôt de matériaux de construction ou d’objets anciens, dont on veut se débarrasser. Coincée entre les nouveaux bâtiments, elle est en attente d’être détruite.
Contrairement à la façade et à l’extérieur du bâtiment, l’intérieur réserve aussi des surprises. La grande majorité des maisons neuves sont finies et à moitié ocuupées : faute d’un projet utilitaire d’habitation associé au nombre des membres de la famille, les Certezeni se trouvent confrontés à la fin de la construction de leurs masions à l’impossibilité financière d’aménager l’intérieur qui coûte bien plus cher que les finitions extérieures. Pris dans le tourbillon de la concurrence, les Certezeni se piègent tout seuls. Ainsi, la maison se tourne en quelque sorte contre eux, car ils n’arrivent jamais à l’utiliser et l’habiter. Ils affirment souvent que l’attention portée à leurs maisons « c’est de la folie car nous perdons notre santé, notre temps et notre argent » (2005). L’individu — consommateur d’objets — arrive peu à peu à être consommé par les objets eux-mêmes. Il veut finir l’intérieur de la maison mais pas n’importe comment. Les exigences en matière d’aménagement intérieur sont si grandes que la seule solution est de le finir graduellement. Sauf que, d’une année à l’autre la mode change. Pour rester dans la course, on laisse en attente le côté moins visible de la maison et on investit de nouvelles sommes d’argent dans l’extérieur. Bien caché derrière les rideaux ou les vitres fumées, l’aménagement intérieur reste un projet en devenir.
En haut et en bas ou cache-cache à la verticale
Au rez-de-chaussée se trouvent le salon, la cuisine et la salle de bain modernes et parfois une chambre à coucher. Le salon représente la pièce maîtresse de la maison. Les meubles en bois massif, les fauteuils et les canapés en cuir rose, marron ou noir secondés d’une petite table en verre, les appareils vidéo et audio représentent les éléments qui reviennent toujours dans les maisons que j’ai visitées à Certeze. Conformément à la dernière mode du village, le salon est de plus en plus grand. En adaptant la configuration initiale du rez-de-chaussée, on détruit l’un des murs du salon en le remplaçant avec deux colonnes massives couvertes de marbre. Les Certezeni construisent de plus en plus de faux plafonds et de faux murs éclairés par une multitude d’ampoules cachées. Parfois, on découvre un appareil de conditionnement physique placé dans un coin du salon. Les tissus traditionnels, les icônes, les pots sont totalement absents. Ils sont remplacés par des tapis modernes de grandeur moyenne afin de mettre en valeur le plancher en marbre ou en grès.
Le mobilier comporte obligatoirement la vitrina,[18] une sorte de buffet très répandu dans les appartements communistes de la ville. Avant 1989, les Roumains avaient l’habitude d’y exposer non seulement les services à café, à thé, les tasses en porcelaine et les bibelots, mais aussi les bouteilles à whisky, à cognac ou des paquets de cigarettes Kent. Présentement, cette pièce de mobilier garde chez les Certezeni la même fonction de représentation du soi que la vitrina des appartements communistes, sauf qu’on n’y trouve plus les bouteilles de boissons étrangères, ces dernières ont désormais un emplacement réservé : le bar.
Tandis que la vitrina est certainement un héritage de la période d’avant 1989 et qu’elle vient de la ville, le bar fait son apparition à Certeze, après 1989, comme un élément clairement d’origine occidentale. Tout salon contient un bar où l’on trouve des boissons étrangères. La plus prestigieuse boisson est le whisky.[19] Souvent, dans la bouteille de whisky, les Certezeni mettent du pãlinca. Il en résulte un magnifique cocktail de « modernité » et de « tradition » que j’ai moi-même goûté et aimé. Pour les Oseni, ces deux « ingrédients » sont des sources de valorisation : la palinca représente une marque identitaire très forte, bien ancrée dans une identité régionale oséenne. Quant à la bouteille de whisky, elle ne fait que gonfler davantage la mândria [ fierté] locale en ancrant la réussite de l’individu par rapport à l’occident.
Au-delà de sa fonction d’exposition d’un mode de vie nouveau, le salon est également l’espace de réception pendant les fêtes. C’est là notamment que, habillés en costumes traditionnels, des groupes de jeunes garçons en âge de se marier rencontrent les membres de la famille hôte et leur adressent leurs voeux. Les maisons où vivent des jeunes filles sont les plus visées. Parmi les invités, certains garçons dotés de caméras filment tout. Il ne s’agit pas seulement d’immortaliser le moment, mais aussi de mettre en avant l’aménagement du salon, car cet élément pèse beaucoup dans le processus de mariage. Le salon est l’interface de la famille, c’est là que seront mis en scène les enjeux liés au mariage. De plus, le salon doit toujours être actualisé en fonction de la mode locale. Même si les Certezeni jettent[20] ou vendent leurs objets anciens simplement pour en changer, le salon conserve ses fonctions traditionnelles, tout comme l’ancienne « grande maison ».
Une autre pièce importante du rez-de-chaussée est la salle de bain moderne. Dotée d’un jacuzzi et recouverte de grès et de faïence et d’objets apportés d’Italie ou de France, elle porte les signes de la richesse et surtout de la « civilisation des Certezeni » (Mãrie, a lu’ Bihãu 2005).[21] Sans avoir un caractère intime et strictement utilitaire, elle joue plus le rôle d’un espace à visiter. Je me rappelle plusieurs entretiens pris sur le seuil de l’entrée de la salle de bain et des explications détaillées fournies par les propriétaires sur les coûts (toujours élevés) des accessoires, sur l’origine des matériaux, sur l’aménagement intérieur, etc. Je me rappelle aussi de leur souci de me (dé)montrer que l’eau chaude et froide coule, que les toilettes et la douche fonctionnent.[22] Pourtant, au fond de l’arrière cour, on trouve encore des toilettes rudimentaires qui sont encore utilisées, car « c’est plus pratique d’y aller lorsqu’on travaille dehors toute la journée et qu’on est sale » (Maria, Buzdugan 2005). Leur souci permanent de garder à l’abri des dégâts de tous les jours les fruits de leur enrichissement prouve que, pour l’instant, la salle de bain moderne est plus destinée au regard des autres qu’aux besoin de ceux qui l’ont fait construire.
Tandis que le rez-de-chaussée est accessible et ouvert, les étages supérieurs le sont moins. Le passage entre le haut et le bas se fait par les escaliers intérieurs qui se trouvent juste en face de l’entrée principale. Le caractère luxueux de cet espace de passage attire l’attention. Les marches en marbre ou en grès sont souvent flanquées de rambardes en inox ou en marbre modelé en colonnettes massives. Mais, parfois, les rambardes sont inexistantes. Les Certezeni disent le plus souvent qu’ils sont en train de remplacer l’ancienne balustrade en bois ou en ciment avec une autre, nouvelle et à la mode.
Pourtant, le fait que les étages supérieurs restent parfois inachevés pourrait expliquer cette absence. Mes observations m’ont permis de constater que l’absence de rambarde était le premier signe de la non- utilisation quotidienne des étages de la maison. Les fenêtres des escaliers dotées de rideaux, les marches en marbre ou couvertes de tapis ne jouent que le rôle de trompe-l’oeil pour le visiteur. Une fois franchie la limite entre visible et non visible, tout change brusquement : aucun aménagement, pas de meubles, etc. La partie supérieure de la maison reste dans la majorité des cas cachée et inaccessible, car la situation est perçue comme honteuse et peut potentiellement compromettre le propriétaire. De plus, ces derniers ont du mal à préciser la fonction future des pièces qui restent à aménager. Il y avait beaucoup des Certezeni qui, lorsque je leur demandais de me montrer les étages supérieurs, me répondaient : « À quoi bon ? Il n’y a rien de spectaculaire là-bas ! » (2005) Faute de balustrade, ils disposent des pots de fleurs qui ont plus un rôle décoratif qu’une fonction sécuritaire.
Une cuisine pour nous, une autre pour les autres
Lorsqu’on est invité à l’intérieur d’une maison, la cuisine moderne représente toujours un élément de fierté. Elle est formée de deux pièces qui communiquent par des ouvertures en forme d’arcades: le coin cuisine doté d’appareils ménagers, le frigidaire, la cuisinière, la machine à laver (toujours placée dans la cuisine), la cafetière électrique, le grille-pain, le four à micro-ondes, etc. ; puis, la salle à manger où se trouvent un canapé en coin et une table. Ce type de cuisine qui apparaît dans les années 1990 représente la fierté des femmes du foyer. Qu’elles s’inspirent directement de l’étranger ou qu’elles imitent les revues d’aménagement intérieur ou les décors des téléromans sud-américains, les Certezence transmettent à travers leurs cuisines modernes le message d’une vie aisée, où le loisir et le souci de confort viennent enlever le fardeau qui pesait autrefois sur les tâches quotidiennes.[23] Les murs de la cuisine neuve sont recouverts de faïence et le plancher de grès. Les appareils ménagers sont visibles même s’ils n’ont pas l’air d’être utilisés régulièrement. Sur les meubles, des assortiments de casseroles de différentes grandeurs s’alignent toute neuves et bien rangées comme si personne ne s’en servait.
Même si la plupart des cuisines modernes sont fonctionnelles, j’ai remarqué qu’elles étaient utilisées à des degrés différents et plusieurs facteurs expliquant ce phénomène ont émergé pendant ma recherche. Premièrement, c’est une question de génération. Dans le contexte du va-et-vient des jeunes, les parents ou les grands-parents sont en charge de la gospodaria, y compris de la maison neuve. Or, ces derniers ne sont pas habitués aux appareils modernes. Le spori, la petite cuisinière à bois ancienne, est toujours présente dans un coin de la cuisine neuve. Elle est utilisée surtout par les femmes âgées (60 ans et plus) :
Moi, j’utilise le spori. J’y suis habituée et puis, j’ai peur d’allumer la cuisinière moderne. Mon neveu m’a montré plusieurs fois comment elle fonctionne, mais moi j’ai peur. C’est plus facile pour moi de mettre du bois dans le spori et puis la nourriture a un meilleur goût.
Mãrie, a lui Frundãr 2005
La peur du nouveau et la confiance dans les méthodes anciennes de préparation du repas rendent presque inaccessible la nouvelle cuisine aux femmes âgées. Contrairement à la cuisinière moderne, le spori est toujours plein de casseroles, signe que c’est bien là-dessus qu’on cuisine habituellement. Dans la plupart des cas, les femmes âgées de 25 à 60 ans utilisent les deux. Néanmoins, elles perpétuent le savoir-faire de leur mère ou grand-mère en continuant à préparer le repas à l’aide du spori. La cuisinière moderne n’est utilisée que pour préparer le café ou pour réchauffer le repas. Quant aux jeunes filles âgées de 25 ans et moins, elles se servent rarement de la cuisinière à bois.
Si les femmes de Certeze utilisent à peine leur cuisine moderne, où préparent-elles alors le repas ? Derrière la nouvelle maison se trouve une deuxième cuisine aussi appelée la cuisine d’été qui est aménagée soit dans les annexes, soit dans l’ancienne maison si elle n’a pas été détruite. Il s’agit d’une pièce rudimentaire, dotée obligatoirement d’un fourneau à bois à côté duquel on trouve parfois une cuisinière à gaz. Habituellement, cette pièce n’est pas aménagée de la même façon que la cuisine moderne. Il n’y a pas de faïence, ni de meubles neufs. Il s’y trouve toujours un lit, signe qu’ils dorment aussi là-bas. Ils y gardent les poêles, les casseroles, les assiettes, etc. qu’ils utilisent au quotidien. Par contre, on n’y remarque aucun appareil électroménager, ce qui démontre que le repas est préparé à l’ancienne.
Contrairement à la cuisine moderne, la cuisine d’été est peu accessible aux étrangers. Les Certezeni étaient gênés lorsque je leur demandais de me la montrer. Ils essayaient de dissimuler le fait que, dans la pratique, les activités se déroulaient généralement comme auparavant. Cachée derrière la nouvelle maison, la cuisine d’été représente l’espace le plus privé de la gospodaria. C’est ici que toutes les générations de la famille se rencontrent et c’est ici que tout le monde se sent le plus à l’aise. Quant à l’autre cuisine, elle est à l’opposé : toujours ouverte, accessible à tous mais elle reste froide, tel un espace d’exposition.
Les deux cuisines surgissent donc de deux mondes différents : l’un en train de disparaître et replié sur des valeurs anciennes ; l’autre, en développement, qui fait encore peur, mais qui attire les Certezeni. Symbole de l’épanouissement des habitants, la cuisine moderne semble aussi indispensable que la cuisine traditionnelle : la première est importante au plan symbolique de la réussite et de l’affirmation d’une identité nouvelle ; la deuxième reste quant à elle un espace utilitaire qui sert à rassembler la famille et les amis proches.
Conclusion
Entre ici et là-bas, entre avant et après, la maison « à l’occidentale » apparaît comme la principale forme discursive de la manière dont les Certezeni traduisent l’expérience de plusieurs espaces à l’échelle locale, gérée pour sa part par des valeurs et des pratiques anciennes (Clifford 1997). Puisque cette traduction n’est jamais terminée, le global, entendu comme Occident et associé à la modernité réclamée par les Oseni en tant que nouvelle manière d’être et de vivre, finit par être domestiqué par le local[24]. Ce qu’on voit aujourd’hui à Certeze, et plus généralement au Pays d’Oas n’est pas le simple reflet de la mobilité des Oseni, mais surtout le résultat d’une incorporation de cette expérience à l’intérieur d’une autre plus ancienne. Sans être passive, cette incorporation agit en sens inverse, en déclenchant aussi une mutation interne du local. La dynamique est si forte que le changement devient palpable d’une année sur l’autre. L’action de domestication des formes architecturales étrangères est donc ambivalente ; dans une même maison, les Oseni décodent autant la modernité apportée d’ailleurs que les marques d’une spécificité locale. Et cette rencontre est d’autant plus perceptible dans la pratique d’aménagement et d’utilisation de la nouvelle maison.
En conclusion, le changement que connaissent les Certezeni est à deux vitesses : la première, la plus rapide, touche le monde des objets et la nouvelle maison ressemble ainsi à un caméléon qui change rapidement de formes et de significations. La deuxième, plus lente, concerne les pratiques et les usages relatifs à l’espace habité.
Parties annexes
Note biographique
Daniela Moisa
Daniela Moisa est doctorante en ethnologie à l’Université Laval. Elle finit actuellement la rédaction de sa thèse de doctorat portant sur la maison de la réussite ou la domestication du global dans le local dans le contexte de la migration. Son sujet de recherche rejoint plusieurs champs d’intérêt : l’anthropologie de la maison et plus largement l’anthropologie de la culture matérielle, les dynamiques spatiales et identitaires en Roumanie socialiste et postsocialiste. Elle est aussi associée à la Chaire de recherche du Canada en patrimoine ethnologique et membre étudiante du Centre Interuniversitaire d’Études sur les Lettres, les Arts et les Traditions (CÉLAT). Participante au projet d’inventaire du patrimoine immatériel religieux au Canada dirigé par Laurier Turgeon, elle a mené des recherches de terrain dans les communautés orthodoxes russes de Rawdon et de Montréal.
Daniela Moisa is a PhD candidate in Ethnology at Laval University. She is currently finishing her dissertation which deals with the « success house » or the domestication of the global into the local in the context of migration. Her research topic encompasses several fields of interest including: domestic anthropology and more broadly the anthropology of material culture, and the dynamics of space and identities in socialist and post-socialist Romania. She is affiliated with the Canada Research Chair in ethnological heritage, and of the Centre Interuniversitaire d’Études sur les Lettres, les Arts et les Traditions (CÉLAT). As part of the pilot project for the Canada intangible religious heritage inventory supervised by Laurier Turgeon, she conducted field- work in Russian orthodox communities in Rawdon and Montréal.
Notes
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[1]
La majorité des entretiens retenus dans cet article ont été réalisés à Certeze et à Huta-Certeze en 2004 et 2005. Pour les fragments qui reviennent dans plusieurs discussions, chez des personnes différentes, je donnerai l’année de l’entretien seulement.
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[2]
Lorsque je parle de « statut », j’utilise la définition de Bourdieu : « l’ensemble des ressources et des pouvoirs économiques, culturels et symboliques utilisés par les gens afin d’affirmer leur position à l’intérieur de la société » (1979 : 128).
- [3]
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[4]
Voir le cas des « démolis de Snagov », présenté par Deltenre-De Bruycker (1992) et celui de Scornicesti surpris par Mungiu Pippidi (2002).
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[5]
Il s’agit d’un commentaire situé au-dessous d’une photographie prise à Certeze qui montre les constructions neuves du centre du village, Cronica satmareana, 25 juillet 1979 : 3. Pour la même idée, voir Scarlat 1979 : 1; Scarlat et Rusu 1978 : 3.
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[6]
Initialement, Sambra oilor, fête célébrée le premier dimanche du mai et qui marquait le départ des troupeaux de moutons à la montagne. Pareil au festival national « La Chanson de la Roumanie », elle devient au niveau local une plaque tournante de l’idéologie socialiste sur les origines, sur l’unité ethnique et culturelle du peuple roumain (Popescu 2002 : 150-153).
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[7]
Voir Scarlat et Rusu 1978 : 3; Suciu 1970 : 2.
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[8]
Gospodãria est le terme qui rassemble la maison (le bâtiment), la famille qui l’habite et tous les biens détenus par celle-ci (terres, bétails etc).
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[9]
Il y en a une autre, à Cãlinesti, village du Pays d’Oas, qui a été achetée par le Musée de Satu Mare et transformée en musée.
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[10]
Esprit gospodãresc décrit la débrouillardise, l’acharnement au travail à l’intérieur de la gospodãria de tous les membres de la famille.
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[11]
Pour une discussion sur la « grande salle » ou la « belle salle », voir l’article d’A. Iuga dans ce numéro.
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[12]
Je rajoute au costume l’image dévalorisante que les communautés rurales se faisaient de toute forme de nomadisme. Le fait de quitter leur village et de « vadrouiller » sur les montagnes durant tout l’été attirait des commentaires négatifs de la part des paysans des localités proches. Cette information m’a été fournie par l’ethnologue M. Matéoniu qui m’a raconté la façon dont les Oseni étaient vus par les paysans de Dobrita, en Olténie (au sud de la Roumanie). En demandant aux Certezeni de me décrire leur relation avec les autres, ils évitaient de m’en parler ou ils disaient tout simplement qu’elle était généralement bonne.
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[13]
Les deux localités font partie de Bucovine, région située au nord-est de la Roumanie.
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[14]
Région du nord-est de la Roumanie.
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[15]
Centre industriel et touristique important, situé au centre de la Roumanie.
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[16]
Cette idée m’est venue suite à la discussion avec Vãsâies, 28 ans, de Huta-Certeze. Il fait le va-et-vient entre la France et son village natal depuis l’âge de 18 ans.
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[17]
Pareil à la maison, « le costume traditionnel » des femmes notamment fait aussi l’objet de gros investissements financiers annuels. Plus on a de costumes, plus on jouit d’une reconnaissance sociale. Les coûts des matériaux (apportés surtout de Turquie) et de la main d’oeuvre peuvent s’élever à 1000 euros par an et par costume. Si on rajoute à cette somme le prix du foulard féminin (le célèbre chischineu) qui varie entre 500 et 3000 euros, alors « l’attachement envers les valeurs anciennes » fait place à une vraie consommation de la tradition, sujet qui fera objet d’un article à venir.
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Durant la période du régime de Ceausescu, la vitrina était déjà un élément clé du mobilier des HLM communistes et était obligatoire dans la sufrageria, la « belle chambre » ou le salon actuel des appartements communistes. Ils permettaient notamment l’exposition d’emballages de cigarettes Kent ou Marlboro et de bouteilles de whisky, à l’époque symboles de la richesse et de la belle vie occidentale, représentant d’une part le besoin inconscient des Roumains de se démarquer et de sortir de l’homogénéité mise en place par la standardisation de l’habitat communiste et d’autre part d’être comme l’autre, l’étranger : important et riche. Après coup, le consommateur de cigarettes ou de boisson valait beaucoup plus que le produit lui-même. Par un processus d’empathie, ces contenants, vecteurs d’images utopiques que les Roumains se faisaient de l’Occident, transmettaient aux invités le signal de tout un autre type de réussite que la réussite collective tant vantée par le régime politique : une réussite individuelle et familiale.
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Cela remonte aux années 1980 et 1990 quand le téléroman américain Dallas était diffusé sur la chaîne nationale roumaine. À la maison, au travail, dans les restaurants, J. R., le personnage principal incarnant le pouvoir et la richesse, buvait toujours du whisky. Regardée par la nation roumaine entière, Dallas a fait naître le désir de posséder au moins une bouteille de whisky — la boisson « américaine » — et ce, moins pour le plaisir du goût, que pour son symbolisme.
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Les Certezeni utilisent l’expression bien plus forte a tîpa în foc [jeter au feu]. Elle incarne une sorte de brutalité (de détermination) qui suggère l’irréversibilité du geste.
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Cette salle de bain est à l’opposé de ce que Gog imaginait dans son monde à l’envers (Papini 1932).
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La préoccupation des Certezeni de me montrer la fonctionnalité de leurs salles de bain modernes s’explique par l’attitude moqueuse et suspicieuse des Oseni des villages voisins ou des étrangers par rapport au caractère de « façade » de leurs maisons. Au début des années 1990, il n’y avait pas de réseaux de canalisations et souvent les salles de bain aménagées n’étaient pas fonctionnelles. Sensibles à tout ce qui affecte leur image et connaissant très bien l’avis des autres, les Certezeni cherchent présentement à démontrer qu’ils utilisent bel et bien les fruits de leur enrichissement.
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Souvent les femmes de Certeze sont accusées par celles des villages voisins d’être paresseuses, sans esprit gospodãresc et surtout de se comporter comme des domneste c’est-à-dire « comme les dames ». Dans leur langage, le terme « dames » est utilisé pour les étrangères ou pour les femmes de la ville. C’est une formule de respect. Par contre, une femme Certeze ou de n’importe quel village qui se comporte en domneste est mal vue car « elle oublie d’où elle vient et ce qu’elle représente : une paysanne, malgré les apparences. »
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Le terme de domestication est utilisé par Goody pour renvoyer au passage de la culture orale à la culture écrite (1979).
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