Corps de l’article

Figure 1

Les fruits et le manioc assurent une alimentation saine pour tous. Crédits Gérard Wormser

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A gente vai contra a corrente até não poder resistir

Na volta do barco é que sente

o quanto deixou de cumprir

Faz tempo que a gente cultiva a mais linda roseira que há

Mas eis que chega a Roda Viva e carrega o destino para lá

(Chico Buarque. Roda Viva)

Introduction

La société brésilienne ne se reconnaît plus. On entend cela tout le temps. Et pourquoi ? Comment un pays ayant connu une période d’amélioration de son insertion internationale et des conditions d’existence de sa population, peut-il vivre maintenant, une récession profonde et l’ascension d’une politique conservatrice et autoritaire ? L’approfondissement de la démocratie sous des gouvernements de gauche a-t-il contribué à cette fragmentation de la vision nationale et de l’esprit collectif du Brésil ? Cet article présente des contradictions et des transformations vécues par l’État et la société brésilienne dans les premières décennies du 21e siècle et essaye de comprendre comment l’idéologie ultralibérale s’en est pris avec succès aux politiques publiques et aux alternatives d’organisation sociale qu’elles soutenaient. La politique scientifique brésilienne est l’objet central de ce travail fondé tant sur la documentation concernant la science, la technologie et les politiques publiques que sur mon expérience personnelle de plus de 15 ans dans le secteur. Ces réflexions ont été d’abord présentées au colloque international « La Crise de la Démocratie et le néolibéralisme à la lumière de la situation brésilienne » (Paris, CNAM, mars 2019).

Sous les présidences de Lula da Silva (2003-2010) et Dilma Rousseff (2010-2016), la croissance économique et le développement social brésilien furent liés aux politiques publiques actives et à un processus orienté sur l’universalisation des droits fondamentaux comme l’éducation et la nutrition. L’augmentation des dépenses directes de l’État a soutenu à la fois divers secteurs économiques et la population la plus pauvre. La politique sociale jouait un rôle important, mais n’était qu’une partie des politiques publiques. De grandes conférences nationales participatives eurent pour objet la construction de plans stratégiques pour l’éducation nationale[1], la culture, la défense et aussi la science, technologie et l’innovation[2]. Il y a eu, aussi, un changement dans la composition de l’État, avec le recrutement de fonctionnaires et des politiques de quotas pour les concours de la fonction publique pour soutenir l’intégration de certains groupes marginalisés. C’était un mouvement de démocratisation de l’accès à l’État et aussi de l’État lui-même.

La trajectoire du pays vers un État démocratique introduit aussi une réflexivité sociale. L’élargissement du regard de l’État sur la société incorporait aussi des visions jusque là marginalisées — d’ailleurs très diverses. L’idée d’un développement durable au Brésil s’est beaucoup renforcée par le processus de déconcentration de la production scientifique vers les populations traditionnelles. La vision de développement des peuples de l’Amazonie, par exemple, apportait une relation homme-nature très importante pour la construction des mécanismes de protection et de conservation environnementales et pour des alternatives économiques locales. De plus, la recherche technologique pour une économie verte[3] est basée sur la connaissance et la transformation des ressources naturelles et du rapprochement avec les savoirs traditionnels.

Les documents stratégiques officiels issus de ces conférences nationales projetaient la vision d’un pays démocratique, industriel et moins inégal, « le pays de tous » selon le slogan du premier gouvernement Lula. Aussi voyait-on le Brésil comme un acteur de la mondialisation dont la diplomatie vantait la coopération et l’alliance stratégique avec les pays du Sud[4]. De plus, le développement technologique était reconnu comme un facteur décisif pour la compétitivité des entreprises et des industries brésiliennes et le concept d’innovation est devenu une cible, comme l’on verra plus bas.

En fait, l’histoire du dernier siècle nous montre que la société et la science brésiliennes sont parvenues à un développement scientifique remarquable pour un pays en voie de développement : citons la création des biocarburants renouvelables comme le bioéthanol de canne à sucre, la construction de Brasília et son idéal humaniste ou les technologies d’exploitation du pétrole. La coopération scientifique internationale touchait plusieurs domaines parmi lesquels le Changement Climatique joue un rôle très important. Par exemple, il y avait des scientifiques brésiliens à l’IPCC — International Panel on Climate Change — le groupe scientifique occidental le plus important sur ce plan. Donc, le Brésil n’est pas seulement un pays métissé avec abondantes ressources naturelles. Il est aussi un pays scientifique.

Le discours public de l’État brésilien comme son expression institutionnelle et normative (documents de politiques et de stratégies publiques de longue durée) font du développement scientifique et technologique un axe transversal et un levier du développement national. L’investissement dans ce domaine était vu comme transpartisan et non comme un choix politique de gauche ou de droite. En tant qu’élément du pacte social, le développement scientifique figure dans la Constitution Fédérale de 1988[5] comme objectif national selon ses articles 218 et 219 : doit promouvoir de façon PRIORITAIRE la recherche et le développement scientifique du pays, en particulier pour résoudre les problèmes nationaux et développer le système productif. » (Brasil 1988 version libre de l’auteur[6])

La science brésilienne s’est donc développée avec l’appui direct de l’État, qui contrôle les plus importants centres de recherche et l’essentiel de l’enseignement supérieur et des écoles doctorales. Souvenons-nous qu’avant 1990, la politique scientifique et l’enseignement supérieur du Brésil ne concernaient que les élites et les classes moyennes supérieures — les dépenses publiques d’appui à la recherche allaient strictement aux groupes d’excellence, les plus anciens et les mieux structurés du pays. S’il y a une remarquable concentration d’établissements d’enseignement et de recherche dans les régions sud-est et sud du pays, on trouve tout de même en Amazonie deux institutions publiques de recherche très anciennes (le Musée Goeldi, à Belém, et l’Institut de Recherche de l’Amazonie - INPA, à Manaus). Certes, le discours public évoquait la déconcentration régionale des politiques scientifiques, mais la faible imposition et les restrictions budgétaires des années 1980 et 1990 justifiaient la concentration des dépenses (Oliveira 2006).

L’âge d’or de la politique de science et technologie au Brésil

Le boom international de « commodities », le dynamisme économique interne du Brésil et les investissements de l’État ont tous ensemble contribué à la réduction des restrictions fiscales et des conflits distributifs du budget public. De cette façon, les dépenses publiques ont grandi et soutenu l’élargissement des politiques publiques et le renforcement des fonctions publiques dont on parlait dans l’introduction de cet article.

La création d’une dizaine d’universités publiques nouvelles et l’expansion du réseau des anciennes institutions universitaires ont permis le développement de nouveaux groupes et centres de recherche en Amazonie comme dans plusieurs villes moyennes de l’intérieur ou dans les périphéries des métropoles. Cette nouvelle géographie de l’enseignement et de la dissémination des connaissances s’est accompagnée de productions scientifiques et d’une meilleure reconnaissance des différents savoirs, d’où s’est ensuivie une science plus proche des problèmes de la population et issue d’elle.

Les sciences humaines et sociales ont particulièrement bénéficié de cette expansion de la politique scientifique, en particulier au niveau des études doctorales. Entre 1996 et 2016, si le nombre des doctorats a crû de 566 % au Brésil, cette croissance atteint 708 % pour les humanités en général (Centro de gestão e estudos estratégicos 2019).

Entre 2006 et 2016, plus de quarante-huit mille doctorats ont été conclus en sciences humaines, dont 3200 en sociologie et 9000 en éducation. À São Paulo, Rio de Janeiro et Minas Gerais demeuraient la plus grande concentration d’universités, mais le Nordeste a grandi aussi sa participation. Les tableaux ci-dessous montrent ces données.

Figure 2

Évolution du nombre de nouveaux PhD 1996-2016 par domaine scientifique.

Source : Plataforma Sucupira et CGEE (2019).

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Figure 3

Participation des régions dans l’ensemble des doctorats conclus par domaine scientifique : 1996 et 2015.

Source : CGEE, 2019. LLA correspond aux domaines des linguistiques, littérature, arts.

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L’appui à la recherche et à l’enseignement supérieur n’était qu’une partie de la politique de Science et Technologie. Pour sa part, l’industrie nationale recevait de grosses ressources financières pour promouvoir l’innovation et des efforts pour reprendre la compétitivité globale. En fait, la chute de la compétitivité globale des entreprises brésiliennes et la propension à une économie de rente ont renforcé la peur de la désindustrialisation et le discours sur le « coût Brésil » (Diegues 2015). Promouvoir l’innovation technologique dans le secteur privé et l’industrie était une politique industrielle et de développement économique. Plusieurs outils financiers et réglementaires ont été créés et mis en œuvre comme les lois d’appui à l’innovation de 2004 (Loi 10 973/2004) ou des instruments d’appui au secteur d’informatique (Lei de Informática).

L’État en crise et le discours néoliberal

Pendant la période où les dépenses publiques brésiliennes grandissaient et les effets de la crise mondiale de 2008 n’avaient pas encore touché vraiment le pays, le conflit distributif lié au financement des politiques publiques a été bien réglé et science, technologie et innovation semblaient bien vivre ensemble. Au contraire, après le début de la crise économique et politique, en 2014-2015, qui a mené à l’impeachment de Mme Dilma Rousseff, la contraction des dépenses publiques et des investissements de l’État a mis en évidence certaines des contradictions avant cachées par le développement économique.

En général, le discours néolibéral se renforce aux moments de crises économiques. Dans le domaine des politiques publiques de science et technologie, le discours néolibéral renforce l’idée de productivité, de performance, d’entrepreneuriat comme solution magique. De là nombre de variations conceptuelles liées à l’idée de gérer les ressources publiques comme s’il s’agissait d’investissements privés et d’introduire la rationalité des marchés dans tous les domaines de la vie publique et de l’État. L’investissement privé, en particulier celui des grandes entreprises, est tenu pour être toujours rationnel et, pour cela même destiné au succès. C’est ainsi qu’au fur et à mesure que la crise brésilienne s’approfondissait, on a vu grandir les critiques à propos des dépenses publiques d’appui à la science et pour démocratiser l’enseignement supérieur.

L’idée de la gestion technique de l’État et ses critères d’efficience administrative s’est imposée et sont apparus de nouveaux acteurs institutionnels : les institutions publiques de contrôle. Au Brésil la croissance du pouvoir de ces institutions a même questionné parfois le sens des actions publiques et pas seulement leurs aspects procéduraux. De cette façon, des critères comme la réduction des dépenses publiques sont devenus autant de finalités des programmes et des plans stratégiques. En outre, les processus de criminalisation des politiques publiques et des agents publics ont aussi contribué à la paralysie de l’État.

Au niveau de l’opinion publique, les médias ont beaucoup contribué à la chute de légitimité des politiques publiques et du rôle de l’État. Un véritable tsunami d’informations favorisait la démonisation de l’État et la promotion de la culture de l’individu du secteur privé. Dans un pays où l’accès universel à l’éducation et à l’enseignement supérieur est encore en cours, on constate de surcroît que la montée du numérique chez les enfants, et même chez des adultes pas vraiment capables de distinguer entre fiction et réalité, joue un rôle décisif dans le mélange dangereux entre information et fake news. Cette révolution du numérique exigerait la mise en place d’une régulation pour qu’elle soit un appui et pas une menace pour la démocratie.

Il n’y a pas de doute à propos de l’importance et des risques de la crise actuelle. En fait, depuis le coup d’État de 2016, quand Dilma Rousseff a perdu le pouvoir, la trajectoire du pays a radicalement changé. Par delà l’arrêt du processus de renforcement de la démocratie et de réduction des inégalités pendant les gouvernements de Lula da Silva et Dilma Roussef, on assiste à une régression rapide vers un pays autoritaire, élitiste et ennemi du développement durable. L’affaiblissement des institutions du système de S&T se traduit par la réduction de financement de recherches (bourses d’études, infrastructures des laboratoires, appels à projets) et une tendance à la reconcentration des décisions et orientations stratégiques. L’idée de crowdfunding et d’autres formes de financement collectif est très importante comme moyen de résistance et de construction d’alternatives. Néanmoins, il ne faut pas cesser de revendiquer des sources publiques de financement.

Dans un contexte de débat déséquilibré sur des ressources publiques et de perte de légitimité de l’État, l’idée de politiques publiques orientées selon des missions[7] peut jouer un rôle positif pour définir des critères prioritaires d’allocation budgétaire. Quelles seront les missions, les cibles des politiques et comment ces missions sont-elles définies ? Ce sont des questions-clés. Il faut donc d’abord défendre la démocratie, les services publics, les sciences et les arts.

Un peu d’espoir et quelques alternatives

Nous l’avons dit, il est très difficile en ce moment de formuler des politiques publiques, car la société brésilienne semble actuellement manquer de projet national légitime et d’un rêve social commun. Nous avons besoin en urgence de rêves et d’objectifs communs en tant que société. Mais il n’est pas rapide de reconstruire le pacte social, une vision sociétale comportant des valeurs et des rêves pour un avenir commun. Cela prendra du temps. Combien ? Pas facile à dire.

Certes, le Brésil n’est pas le seul pays confronté à ce contexte. L’ascension du conservatisme et l’accentuation universelle de la concentration des pouvoirs de la finance globale présentent d’énormes défis pour toutes les nations. De manière générale et certainement pour le Brésil, il faut maintenir l’idée du développement durable dans le sens d’un développement à trois dimensions — environnementale, sociale et économique. C’est pourquoi la défense des « Objectifs du Développement Durable » — ODD semble un but utile, valide et désirable comme but commun mondial. En fait, la construction des ODD dans le cadre de la Convention de Paris, en 2015, a été confirmée par les pays signataires des 17 objectifs. Et, à la différence des Objectifs du Millénaire (ODM), il ne suffit plus de réduire la pauvreté et d’offrir le minimum aux sociétés.

Les ODD vont vers la réduction des inégalités entre les nations et en leur sein. Ils nous parlent d’un développement durable, de sources d’énergie renouvelables, d’égalité entre hommes et femmes… Ils nous parlent de lutte contre le changement climatique, de construction de villes durables, d’une culture de paix, d’institutions plus justes et équitables. Ils nous parlent de coopération et de fraternité — comme en témoigne le slogan « ne laisser personne de côté ». De plus, s’agissant d’une convention signée dans le cadre des Nations Unies, elle s’impose dans la gouvernance mondiale.

Mais comment faire ? Défendre sa légitimité est le premier pas pour sa mise en œuvre : le Brésil a déjà construit des cibles nationales pour les ODD et un réseau de villes pour le suivi de chaque objectif et son évaluation (Instituto de Pesquisa Econômica Aplicada 2018).

Il sera cependant difficile de compter sur des investissements publics si l’on ne parvient pas à stopper la marche en arrière de l’État et de la société brésilienne, mais il le faut. Dans le cadre des municipalités, il sera peut-être plus facile (plus d’espace fiscal et plus de résultats visibles pour les responsables politiques).

Du côté de la construction de nouvelles valeurs, il faudrait renforcer l’idée des prix solidaires dans le « commerce équitable » et de l’importance du coût de l’emploi. De même qu’on accepte un certain surcoût pour des produits « verts » ou « bio », on peut accepter de payer plus cher pour des produits qui maintiennent des emplois.

Ensuite, il est indispensable de retrouver des mécanismes de participation sociale aux décisions publiques et à l’élaboration des politiques publiques. Même si c’était fait seulement au niveau local : la fragmentation du réel demande un retour à l’échelle locale pour définir de nouveaux « communs » comme définis par Dardot et Laval. Cela ne sera pas facile, c’est sûr.

Les universités auront un rôle important à jouer en ce qui concerne la préservation de la culture du débat démocratique et pluriel. Il n’est pas question de donner une vision utilitariste de la science, mais on a l’obligation de rechercher de nouvelles possibilités de développement pour la plupart des gens et tout autant de contribuer à formuler de nouvelles politiques publiques.

En plus, il sera fondamental de repenser le rôle de l’État et la gestion des ressources publiques pour cette nouvelle société. Par exemple, il faut déjà débattre des domaines sur lesquels nos décisions seront cadrées par l’intelligence artificielle, dont la diffusion pourrait tout simplement reproduire et renforcer le champ des inégalités. Faire face à l’intelligence artificielle exige de l’intelligence collective. La valorisation de la culture populaire et de l’art peuvent jouer un rôle décisif de cohésion sociale et de reconstruction des imaginaires, des symboles et d’un futur commun.

Figure 4

Lumière atlantique. Crédits Gérard Wormser

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