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L’annonce de la création d’un Centre National de la Musique en janvier dernier par Frédéric Mitterrand, lors de la dernière édition du MIDEM (Marché International De l’Édition Musicale), a été suivie d’un certain nombre de débats et de contestations chez les acteurs de la scène musicale française. Ces débats nous ont paru particulièrement intéressants, en ce qu’ils mettent en jeu des positions plus fondamentales concernant la définition de l’art, la distinction entre différents genres de musiques, et la légitimité qu’a l’État pour intervenir dans la définition de ces notions.
Né des préconisation faites par les rédacteurs du rapport sur le financement de la Création musicale et diversité à l’ère numérique commandé par le Ministère de la Culture, ce CNM aura pour vocation d’aider un secteur en crise (recul de 3,9% des ventes de disque en 2011) à la manière dont le CNC aide le cinéma. Il regroupera les acteurs de l’industrie musicale (musique enregistrée et spectacle vivant), en particulier les institutions culturelles en charge de son soutien et de sa promotion. Tel un guichet unique, le CNM coordonnera et financera, grâce à une taxe imposée aux fournisseurs d’accès à internet, les aides au secteur. Ce projet, séduisant sur le papier, et qui vient combler des lacunes, a pourtant reçu un accueil assez tiède du côté des musiques dites « fragiles » (non-commerciales, savantes). Dans un communiqué publié le 25 janvier dernier, six réseaux – Futurs Composés, l’Afijma, la Famdt, France Festivals, Grands Formats et Zone Franche – ont ainsi annoncé, de façon concise et argumentée, leur refus de signer le protocole d’accord.
L’un de ces refus, formulé par le réseau Futurs Composés, proposait en outre une vision alternative du rôle des politiques culturelles dans un texte intitulé Pistes de réflexions et de propositions sur les orientations des politiques publiques pour la culture et la musique dans la perspective des élections présidentielles.
Rédigé par Benoît Thiebergien, président du réseau et directeur du CIMN (Centre International des Musiques Nomades) et du festival Les Détours de Babel, ce texte déplore la perspective globale dans laquelle se situent les politiques culturelles. Cette perspective repose sur une dichotomie entre l’État – qui, comme expert, définit les arts majeurs, l’art légitime « qui dure » et doit durer, et qu’il inculque à la population dans une logique verticale – et le modèle local de « démocratie de la culture », c’est-à-dire celui de l’appropriation par la société civile de la création artistique et de sa diffusion, démarche soutenue par les collectivités locales sans jugement qualitatif. Cette opposition, héritée de Malraux – qui défend l’idée d’un art légitime défini, financé et diffusé par l’État – et de l’éducation populaire – encourager les initiatives locales – est présentée comme obsolète par Benoît Thiebergien : elle repose sur une conception figée des pratiques artistiques, puisqu’elle distingue l’art légitime de l’art illégitime, l’art majeur et l’art mineur, l’art du professionnel et les pratiques amateur. Et surtout, elle repose sur un cloisonnement entre différents genres de musiques (l’Opéra est un art légitime qui mérite d’être financé ; le rap doit être soutenu simplement dans des initiatives locales).
Or, dit Benoît Thiebergen, la réalité de la création n’est pas celle-ci. L’opposition entre arts majeurs et arts mineurs se heurte à la réalité de différents genres musicaux hybrides (les musiques expérimentales, par exemple, ne peuvent être catégorisées ni comme musiques savantes, ni comme musiques purement populaires ; c’est le cas également pour la noise). Bien plus, une telle logique de catégorisation est stérile et surtout contre productive. Définir a priori les limites de l’art, sa nature, revient à brider l’émergence de nouvelles formes de créativité, car « La culture ne se décrète pas, elle se construit, se vit et se réinvente dans une pluralité de pratiques sociales » (c’est l’historien Philippe Poirrier qui est cité dans le texte). Enfin, une telle logique revient à amputer la création d’une de ses fonctions : l’expression. En empêchant la « base » de s’exprimer, on l’empêche de s’approprier le matériau artistique.
Le réseau Futurs Composés propose ainsi de substituer à la logique verticale, étatique – dans laquelle s’inscrit la création du CNM – une logique plus horizontale, dans laquelle il faudrait favoriser l’émergence de pratiques créatives, sans décider a priori de leur valeur, de leur appartenance à un genre. Les ponts entre différentes pratiques musicales, mais aussi entre les différents arts devraient donc être encouragés, et, à l’opposition entre l’État et les collectivités territoriales, il faudrait substituer un partenariat dans lequel l’État se mettrait au service de l’émergence de formes de créativité locales.
La sagesse de cette position réside sans doute dans le fait qu’elle refuse de répondre une fois pour toutes à des questions que la philosophie et l’histoire de l’art tâchent de démêler depuis des siècles, à savoir : à partir de quel critère peut-on décider qu’une production est artistique ? Comment savoir si une œuvre sera retenue par l’histoire, si elle est potentiellement « classique », et si elle pourra servir de référence dans une histoire de l’art ou de la littérature ? Toute tentative de réponse définitive à ces questions se heurte nécessairement au relativisme : la bande-dessinée, anciennement considérée comme un art mineur, est en train de gagner ses lettres de noblesse ; les séries télévisées sont étudiées à l’université, et ainsi de suite. Le mineur d’une époque devient l’art majeur d’une autre. La solution proposée par Futurs Composés consiste à renvoyer dos à dos le dogmatisme d’État qui vise à fixer les arts légitimes, et le relativisme auquel nous pousse l’histoire. En lieu et place de ces difficultés, ils nous proposent sans doute la seule solution tenable : une vision pragmatique, qui consiste à favoriser l’émergence de pratiques créatives dans une logique de décloisonnement des genres et dans un refus des hiérarchies.
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