Résumés
Résumé
Comment penser l’espace numérique et rendre compte de son caractère à la fois structuré, mouvant et collectif ? Comment trouver un dispositif qui permet un dialogue ouvert, parvenant à saisir le sens des infrastructures numériques, sans les cristalliser en une essentialisation appauvrissante ? L’échange de courriels nous a semblé le moyen le plus approprié de faire de la théorie ainsi que de mettre en place un geste de pensée qui s’accorde avec la culture numérique et qui rend possible d’envisager cette dernière avec un regard critique. Pendant un an et demi (de septembre 2015 à mars 2017), nous avons donc échangé questions et réponses, afin d’essayer d’identifier les caractéristiques du numérique — espaces, temps et enjeux politiques — en continuité avec la tradition du dialogue philosophique.
Mots-clés :
- espace numérique,
- internet,
- musique,
- stigmergie,
- nuage,
- rythme
Abstract
How could we consider the digital space and give full account of its structured, moving, and simultaneously collective attributes ? How could we find a device that enables an open dialogue, which allows us to understand the meaning of digital infrastructures without any impoverishing essentialization ? This e-exchange appeared to us the most appropriate way to theorize and create an act of thought that fits in with the digital culture and allows a critical eye on it. For about a year and a half (from September 2015 to March 2017), we shared questions and answers, trying to identify the digital world’s characteristics — its spaces, times, political challenges —, in continuity with the philosophical dialogue.
Keywords:
- digital space,
- internet,
- music,
- stigmergy,
- cloud,
- rythm
Corps de l’article
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 20 Feb 2016 06:14
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
De manière générale, il faut résister à l’implicite valorisation d’un des éléments aux dépens de l’autre (surtout aujourd’hui où la mise en avant des « valeurs », bien sûr à défendre, cache surtout l’absence d’éthique et l’aveuglement politique). Le lisse n’est pas meilleur en soi, ou plus libéral, ou plus révolutionnaire que le strié. Nous avons toujours affaire à des modes d’occupation. Si un espace n’apparaît qu’une fois qu’il y a occupation, alors on ne peut se passer d’une forme d’occupation. Nous nous entendons donc sur le fait qu’il faut examiner les modalités d’occupation qui ont lieu et qui « font lieu » dans le cas des pratiques numériques qui nous intéressent.
Reprenons la référence musicale : en plus de l’intensité et du timbre, deux composantes essentielles des sons en musique sont leur hauteur (déterminant la mélodie) et leur durée (composant du rythme) ; or, comme le souligne Stockhausen, l’oreille humaine ne différencie que les sons produits entre 1/16e de seconde et 16 secondes ; donc si on produit des notes qui ont des durées inférieures à 1/16e de seconde, le rythme (imperceptible) devient hauteur ; si on étend une seule note au-delà de 16 secondes, sa hauteur devient rythme. Là où on croyait avoir affaire à des différences radicales entre hauteur et durée, en fait, des échanges se font dans certaines conditions de production.
Il en va de même, je crois, pour l’espace numérique et ses diverses formes d’occupation en termes de rapports de vitesse, extension, ralentissement. Là où le nombre règne en maître pour composer des hauteurs, il suffit de l’étendre au-delà de sa mesure sensible pour qu’il devienne simple durée et occupe sans compter. Là où le rythme n’est plus perceptible, je n’ai que la hauteur sensible d’un son. On peut aussi complexifier l’affaire en introduisant le timbre, puisque ce qui n’était qu’une composante mineure (comme l’opsis pour le théâtre aristotélicien) dans la musique classique est devenu crucial à partir de Cage, Stockhausen, Monk, Parker ou Hendrix.
Peut-on déplacer ces références pour penser les espaces numériques et les déplacements du strié et du lisse ? Elles me semblent utiles parce qu’elles évitent justement les questions d’influence (aussi difficiles à saisir que les influences astrales) ou d’« enlightenment » (avec les présomptions d’une élite qui sait et donc prétend enseigner comment agir à ceux qui ne sauraient pas).
Je te laisse y réfléchir.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 20 Feb 2016 18:35
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, je ne suis pas sûr de saisir l’ensemble des implications de ce que tu proposes. L’idée est fascinante, mais je me demande combien elle peut concrètement nous aider à comprendre l’espace numérique. Parfois les métaphores sont dangereuses, car elles nous poussent à mettre la nécessité de faire fonctionner le parallélisme devant la nécessité de comprendre ce qui se passe vraiment. Amica musica sed… Au début d’Eupalinos ou l’architecte, Valéry met aussi en relation musique et architecture en disant que ce sont les seuls deux arts qui « mettent l’homme dans l’homme » car ils créent un espace habitable. Je suis fasciné par cette idée, mais je trouve qu’elle a une limite fondamentale : je peux agir dans un temple — ou dans une université, ou dans une place -, mais je ne peux pas agir « dans » une sonate. J’appelle le numérique un espace car je peux réellement — et non métaphoriquement — agir dans cet espace. Cela implique, comme le dit très bien Galloway, que « computers are about ethics ».
Or ce que je ne saisis pas de ta proposition est comment je peux l’utiliser pour comprendre les enjeux pratiques (dans le sens kantien) du numérique. Comment les idées de rythme, d’hauteur et de timbre peuvent-elles être utilisées dans le cadre d’une critique de la raison pratique numérique ? Ce que je comprends de ta proposition est justement que tu déplaces l’analyse de la question du jugement de valeur à la question de la structure formelle qui est le contexte et le champ de possibilité de l’action. En ce sens, la métaphore musicale fonctionne — et Valéry a raison. Ce qui nous intéresse n’est pas d’identifier les gentils et les méchants, mais de comprendre quelles sont les conditions formelles de possibilité de l’action dans l’espace numérique, et comment les actions s’inscrivent dans cet espace qu’elles contribuent en même temps à produire. Dans ce sens, l’idée du lisse et strié me semble bonne — car elle nous sert à abandonner les préjugés moraux liés aux notions de public et privé. En plus, il est évident que ces deux catégories ne sont pas dans une opposition stable, mais dans une dynamique de négociation — le lisse devient strié et vice versa. Et je comprends que l’on peut occuper de différentes manières l’espace numérique — compter pour occuper ou occuper sans compter — et qu’il y a une continuité qui relie ces différentes façons d’être et d’agir dans l’espace numérique.
Mais comment pouvons-nous transformer cela en outil critique ? Et comment utiliser concrètement la continuité entre hauteur et rythme ? Tu as des exemples ?
À toi de m’éclairer,
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 21 Feb 2016 12:16
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Plus que des métaphores, c’est le démon de l’analogie qui travaille ici, avec ses avantages (imaginer autrement) et ses limites (s’éloigner des pratiques), tu as raison. En fait, je comptais sur toi pour faire le travail d’exemplification et compléter brillamment mes suggestions farfelues, car « il est des paroles qui sont abeilles pour l’esprit »… Habilement, tu me renvoies la balle.
Commençons par ton objection : on ne pourrait pas agir dans une sonate comme dans un temple, ou sur une place, ou à l’intérieur de ce fameux espace numérique. Je dirais : ça dépend ce qu’on met sous le terme d’action. À la reconnaissance de forme et de structure qu’implique tout morceau musical (cette architecture dont parle Valéry dans le beau texte auquel tu fais référence) s’ajoute une production d’affects : ce sont des manières d’agir. Pour rester avec Stockhausen, il disait que, même les oreilles bouchées, on est sensibles au rythme par tout notre corps. L’espace de la sonate est mental, bien sûr, mais aussi physique : mes gestes ne seront pas les mêmes à l’écoute d’une fugue de Bach interprétée par Perahia ou jazzée par Loussier (et même entre Argerich et Gould, je suis sûr que mon corps ne serait pas emporté de la même façon). Ces actions ne consonnent pas avec mon plaisir seul, elles aident en retour à me constituer dans des goûts, des postures, des appréhensions de structure mentale, des reconnaissances de forme, des mémorisations d’enchaînement.
Tu te souviens que Phèdre dit avec admiration d’Eupalinos l’architecte : « Il ne donnait que des ordres et des nombres ». Belle définition de la programmation numérique.
Cependant, dans ce texte, Socrate construit une opposition radicale entre construire et connaître, entre agir et penser, entre l’architecte et le philosophe. Chez Valéry, Socrate a lu Bergson : agir, c’est ignorer tout ce qui n’est pas nécessaire à mon action, l’intelligence des phénomènes qui conduit mon action réduit le monde à une réponse, à mes besoins ou à mes désirs. À l’opposé, penser, c’est élargir son appréhension des phénomènes ; penser, c’est rêver le monde. Malgré mon intense Bergsonisme, je crois que c’est là réduire finalement l’action et la construction. Les actions aussi sont des manières de rêver ce qui arrive, des façons d’en dilater les évènements, d’en connecter les formes, d’en accélérer ou ralentir les données, d’en révéler ou réveiller les désirs. Et c’est pourquoi « donner des ordres et des nombres », comme le fait l’architecte ou le programmeur, c’est bâtir du rêve éveillé, c’est bien proposer une éthique (comme tu le rappelles).
Pour revenir donc (enfin !) à ta question sur l’usage de l’analogie musicale, je dirais justement qu’elle nous permet de construire autrement le rapport au numérique, qu’elle oriente notre regard et, en cela, constitue déjà une critique (une manière de se défaire des évidences ou de saisir les limites d’une forme de savoir).
Comme le temple, la musique nous plonge dans un milieu, ce que j’aimerais appeler une « ambiance » ou un « environnement ». Tu sais mon intérêt pour cette question liant document et ambiance : comment documenter une ambiance ? Un document, même s’il arrime des données, n’est-il pas toujours pris aussi dans la logique de l’ambiance ? Et l’importance sociale qu’a prise la notion même de document dans l’espace numérique nous invite à penser justement l’ambiance — et non simplement « l’air du temps », encore que ce soit une bien jolie expression qui mériterait qu’on s’y arrête !
Arrêtons-nous-y : parler musicalement de l’espace est une façon de l’investir de temps (au pluriel), de l’aérer avec des rythmes, de changer (par accélération) la hauteur nombrée en durée rythmée. Ce sont là des techniques de l’enveloppement qui jouent de la rapidité et du retardement. L’environnement numérique n’est pas la culture imprimée. La notion même d’environnement nous entraîne à penser en termes d’ambiance et de temps, de rapports de vitesse, plutôt que de semences critiques et de récoltes industrielles dans le champ quadrillé des connaissances. Tu sais bien l’ambivalence de la notion de culture : tantôt sens anthropologique de tout ce qui ordonne des régimes sociaux de subjectivation (mes expressions linguistiques, mes rôles de père [comme tu l’es désormais] ou de fils [comme tu l’es heureusement encore], mes manières de marcher ou de penser sont appris dans une culture), tantôt sens esthético-critique de production du nouveau, de l’inattendu ; culture comme manière d’adhérer à soi et aux autres ou culture comme manière de se distancier des autres et de soi. Nous sommes, bien entendu, encore en train de vivre cette ambivalence. Mais il me semble que l’environnement numérique nous apporte aussi autre chose que ces jeux du proche et du lointain, de construction ou de décontraction de soi.
Ainsi, le fait de pouvoir mettre dans le même sac du strié Entreprise Apple et Gouvernement US plutôt que dans les registres antagonistes du privé et du public est d’office une critique de ce qui se passe et une façon de ne pas se faire piéger par ces anciens jeux de légitimation toujours opératoires. Compter pour occuper, c’est une façon de fermer ou au moins contrôler les accès. Les pouvoirs commerciaux et étatiques commencent toujours par contrôler des accès. Mais l’environnement numérique les enveloppe eux aussi.
Je lisais récemment une étude qui tendait à montrer que le classement établi par Goog est une façon d’influencer sur la durée les comportements et les opinions des usagers (au point que le prochain président des États-Unis pourrait bien être subliminalement élu par Goog). Comme tout classement, il a des effets par sa structure même et le manipuler (dans un algorithme qui reste secret) est toujours possible. Ainsi, les dirigeants de Goog pourraient influencer les votes aux États-Unis et de par le monde. Je crois cela possible. Mais une telle étude laisse de côté deux éléments : quelques dirigeants de Goog vont-ils vraiment se pencher sur les situations politiques de multiples pays et évaluer les nombreux candidats dans chacun de ces pays pour choisir ceux et celles qui seraient les meilleurs pour Goog ? Par ailleurs, en quoi un individu choisi va-t-il vraiment déterminer toute une politique sur des années d’un pays ? Ce serait rester dans des fantasmes individualistes et croire que compter pour occuper ne mute jamais dans de l’occupation sans compter. Le striage ne fonctionne que par la puissance de lissage, comme le lisse n’opère que par la dynamique inverse des forces de striage.
Pour reprendre enfin un exemple que tu connais bien : le statut de l’auteur (et afin de jouer sur la musique du signifiant aussi !), je dirais que, dans la culture imprimée, l’auteur, en définissant un original, a fonctionné comme une hauteur, alors que, dans l’environnement numérique, avec les accélérations de reproduction et les copies devenues originales, l’auteur opère comme une durée rythmée.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 21 Feb 2016 16:24
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, je suis heureux de t’avoir obligé à développer ton intuition. Je ne suis pas encore sûr de l’idée de hauteur et de rythme par rapport à l’auteur — même si j’en devine le sens ; je vais donc essayer de me l’approprier. Une chose me semble très claire : espace et temps peuvent et doivent être pensés ensemble si l’on veut comprendre ce qui émerge de spécifique du numérique. Je reviens à Bergson : le XXe siècle a été marqué par une forte critique de l’espace et une valorisation du temps. Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson exprime cette idée de façon très claire. L’espace est du côté du réductionnisme scientifique, de l’objectivation, de la juxtaposition dépourvue de sens. Le temps est du côté du sens, de la différence. Pour l’expliquer, Bergson fait référence à la musique, justement : à l’idée de mélodie, qui permet de penser les relations dans leur dynamique et non simplement en tant que juxtaposition d’objets. Ce qui est intéressant de la lecture valérienne de Bergson est que Valéry applique l’idée de temps de Bergson à l’espace. L’espace valérien est musical, il est fait de relations dynamiques, il est mélodique. Je pense que le numérique nous montre que nous pouvons penser un espace de ce type. C’est une structure architecturale, où on peut agir, mais qui n’est pas une réduction objectivante : c’est une dynamique. L’espace n’est pas donné, il se fait dans le mouvement, il est fait par les actions qu’il accueille. Dans ce sens, rythme et hauteur sont les deux faces de la même médaille — la hauteur peut être pensée comme du rythme, et le rythme, comme hauteur.
On pourrait reprendre l’analyse de Foucault dans son texte sur les hétérotopies : il dit qu’il y a eu trois façons de comprendre l’espace : comme localisation, comme étendue ou comme emplacement. L’espace comme localisation est celui du Moyen Âge. Le sens des positions est hiérarchisé par rapport à un ordre transcendant. Il y a un centre absolu, et la structure hiérarchique se reproduit par exemple dans la construction de la ville — où la cathédrale, par exemple, est au centre. Dans un espace de ce type, bien évidemment, l’auteur est hauteur — et centralité.
Avec Galilée — et Descartes, pourrait-on ajouter —, l’espace devient étendue : il est homogène et lisse, calculable, mesurable. Il n’y a pas un point plus important qu’un autre — sinon par convention… les axes peuvent être placés n’importe où. C’est l’espace critiqué par Bergson, qui se rend compte que cette homogénéité n’arrive pas à expliquer notre réelle expérience du monde. L’étendue est objective et doit être opposée à la mélodie qui rend compte de notre expérience — multiple, différente et dynamique — du monde. Or l’espace en tant qu’emplacement est l’ensemble des relations entre les objets. L’emplacement est donc instable, mouvant, il se fait par relation — il n’est jamais donné. Il est donc mélodique. Si l’on pense l’espace comme emplacement, il n’y a plus de différence entre espace et temps, les deux faisant ensemble partie de ce que, avec Jean-Marc Larrue, j’essaie de penser comme une « conjoncture médiatrice » : l’ensemble des forces en relation dynamique qui font le contexte — les contextes — des actions (et dont les actions font elles-mêmes partie).
Revenons alors à l’exemple de l’auteur. Si l’on pense à l’espace comme localisation, l’auteur est sans doute hauteur : l’auteur est celui qui se trouve dans une localisation centrale — par rapport au centre théologique du monde. L’auteur est celui qui se trouve le plus proche de l’autorité — donc le plus haut. Dans l’espace comme étendue aussi, l’auteur est hauteur. Une hauteur relative, probablement, mais donnée. Si l’on déplace les axes — l’origine, le 0 —, la hauteur changera, mais pourquoi déplacer les axes ? Et même si on les déplaçait, cela serait un changement discret — un coup. Dans l’espace comme emplacement, l’auteur est hauteur, mais cette hauteur se fait à travers le rythme — le mouvement, la dynamique, l’ensemble des relations temporelles et spatiales entre ce qui est là. Je suis auteur dans l’espace numérique parce que j’occupe une position par rapport, par exemple, à ceux qui me lisent (hauteur). Alors, si j’ai beaucoup d’abonnés à mon fil Twitter, j’ai plus d’autorité que si j’en ai peu. Mais ce chiffre se fait dans l’interaction continue entre les usagers — de Twitter et au-delà. Le sens de ce chiffre n’arrête pas de changer et ne peut être compris que dans sa dynamique, dans sa mélodie, dans son rythme. Qu’en dis-tu ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 23 Feb 2016 04:47
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, j’aime bien ton appropriation. Même si tu me permettras de rester un peu à distance (au moins pour mieux observer ta propre dynamique). D’abord, la critique bergsonienne de la spatialisation du temps me paraît frappée au coin du bon sens. Cela implique de trouver d’autres façons de penser le temps, mais aussi, en fait, l’espace. C’est pourquoi la distinction musicale de Boulez me paraissait intéressante : elle donne une dynamique à l’espace et elle évite de le prendre pour une donnée immédiate. L’espace est un effet (qui produit à son tour d’autres effets en fonction de sa constitution). Je ne dirais pas, pour autant, que hauteur et rythme sont les deux faces de la même médaille. Ils ont des modes opératoires très différents, et l’intérêt consiste justement à voir comment se transforment radicalement les éléments de l’un à l’autre. Si l’espace numérique est un environnement, cet enveloppement de nos actions n’existe pas en soi, il est l’effet des gestes multiples que nous avons produits et que nous produisons. La question fondamentale n’est pas : quel espace occupons-nous ?, mais : comment occupons-nous ce qui va apparaître alors comme un espace ?
Localisation, étendue, emplacement sont autant de façons d’occuper. On pourrait, d’ailleurs, ne pas s’y limiter : le découpage foucaldien est très élégant, il est aussi très occidental. Il suffit de penser à ce que l’anthropologue Tim Ingold décrit à propos des aborigènes d’Australie : leurs dessins et peintures (pour nous abstraits : des lignes) sont des récits et des trajets dans l’espace désertique de la terre australe. Leurs contes sont des façons d’occuper l’espace en termes de déplacement.
Pour en revenir à l’exemple de la structure de mise en public sur laquelle l’auteur et l’original fonctionnent, nos manières d’occuper l’environnement numérique changent cette structure et redéfinissent ainsi la fonction-auteur. Une façon de saisir cette nouvelle occupation pourrait consister à exploiter cette mutation hauteur/rythme dont je parlais : l’auteur était défini par sa position sur une portée (en rapport donc avec un système de notes ou un système des auteurs dans un champ socialement institué), et son originalité, repérable par ces différentiels de position ; l’auteur est maintenant définissable par les variations rythmiques imposées à une matière sonore, graphique ou visuelle qui n’est plus affaire de comptabilité sur une portée ou dans un champ, mais affaire de scansions de la durée dans lesquelles l’original comme point fixe ne peut plus avoir la même autorité. L’original dans un espace strié ou lisse n’opère pas de même. Il ne s’agit pas de dire : nous en avons fini avec l’originalité (nous continuons manifestement à utiliser le concept, à fonder des recours légaux sur elle, à en valoriser certains effets sociaux, y compris dans l’environnement numérique). Il faut examiner, encore une fois, comment nous passons d’un régime à un autre en fonction des situations.
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 07 Mar 2016 14:30
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, tu dis: « La question fondamentale n’est pas : quel espace occupons-nous ?, mais : comment occupons-nous ce qui va apparaître alors comme un espace ? ». Je suis parfaitement d’accord sur cette idée. Le fait que le numérique est un espace ne signifie pas que nous devons en comprendre le fonctionnement pour ensuite déduire comment nos actions y sont déterminées, mais plutôt que nous devons nous demander comment nous occupons aujourd’hui ce qui, suite à notre occupation, devient l’espace numérique. C’est cette intrigue intéressante entre culture, techniques, pratiques et valeurs qui donne lieu à ce que j’ai appelé éditorialisation. Je ne sais pas si dans nos échanges j’en ai déjà parlé, mais cette idée rappelle de près le concept de stigmergie. La stigmergie est une notion que les biologistes utilisent pour décrire l’interaction double et récursive entre facteurs environnementaux et actions de certains êtres vivants. Par exemple les fourmis qui construisent une fourmilière : la structure de la fourmilière détermine les mouvements des fourmis dans la construction, mais évidemment, ces mouvements déterminent la forme de la fourmilière. Un autre exemple est celui du banc de poissons : le mouvement de chaque poisson détermine la forme du banc, mais chaque poisson bouge d’une certaine manière justement à cause de la forme du banc. L’espace numérique est stigmergique car il est déterminé par notre façon de l’occuper, et en même temps, notre façon de l’habiter est déterminée par sa structure. Cette dynamique stigmergique est ce à quoi je faisais référence en évoquant la notion des « conjonctures médiatrices », que j’ai développée avec Jean-Marc Larrue. L’idée de conjoncture nous permet d’éviter d’essentialiser l’espace numérique comme s’il était un média tout en soulignant son effet d’environnement pour l’action : lien stigmergique entre environnement et occupation de l’environnement, qui contribue elle-même à produire cet environnement. Or, ce qui complique les choses par rapport aux poissons et aux fourmis est le fait que, dans notre cas, notre façon d’occuper un espace est aussi faite de discours — notre façon de comprendre l’espace que nous occupons est une manière de l’occuper. Nos discours sur le lisse et le strié font partie des mouvements des poissons. Les tendances culturelles, les topoï de l’imaginaire collectif — s’il y en a un — sont une partie de l’environnement. Avec nos discussions, nous construisons, nous bâtissons. Ce qui devient important alors n’est pas tant leur correspondance à une hypothétique réalité, mais leur valeur en tant que discours — et nous ouvrons là la place à un métadiscours qui est lui-même une partie de l’environnement.
À toi de jouer.
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 08 Mar 2016 05:03
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Ta suggestion d’exploiter la stigmergie est excellente. Et la construction de l’espace par les discours mêmes qui cherchent à en comprendre la logique aussi. La référence à la stigmergie ajoute à l’idée d’occupation (que nous avons essayé d’élaborer pour penser l’espace) une dynamique essentielle, celle des traces. En effet, ce que font les maquereaux ou les étourneaux dans leurs éblouissants déplacements collectifs, c’est de réagir individuellement aux traces immédiatement laissées par leurs congénères voisins. On évite ainsi les régimes de compétition aussi bien que de coopération, on sort des problèmes classiques de la liberté et de la contrainte. Les systèmes collectifs exploitent des dynamiques individuelles créatives, qui sont autant de mises en rapport avec les traces laissées par d’autres individus. Traces et relations, temps et rapports de vitesse sont ce qui permet d’occuper (donc de définir) l’espace numérique.
Si nous nous entendons sur ce point, alors j’aimerais que nous parlions de la représentation courante aujourd’hui de l’espace numérique sous la figure du nuage. On pourrait déjà remarquer que cette représentation est présente dès les débuts de l’industrie informatique des télécommunications (dès 1971, les ingénieurs d’AT&T l’utilisent et on trouve cette imagerie déjà présente dans les années 1920). Et l’image vaporeuse n’empêche en rien des formes de pouvoir de s’exercer. Que deviennent le nuage et ses pouvoirs en termes de traces et de relations, en termes d’occupations et de mouvement stigmergique ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 19 Mar 2016 23:15
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, Oui, parlons de nuages. Il y a quelque chose qui me gêne dans ce mot : le fait que cette métaphore a beaucoup contribué à l’idée de l’immatérialité du numérique. « Mes documents sont dans les nuages » — ou « sur un nuage » ? — signifie qu’ils sont « dématérialisés ». Or tu proposes quelque chose de bien plus intéressant : d’analyser le nuage en termes de stigmergie. Mais d’abord, quelques mots sur l’immatérialité. Toute la discussion sur la matérialité et l’immatérialité est parcourue par un problème majeur : celui de ne pas savoir le sens qu’on donne au mot « matériel ». Que signifie « matériel » ? Peut-on opposer des choses matérielles (par exemple une pierre) à des choses immatérielles (par exemple la liberté) ? Et si oui, de quel côté serait le numérique - ou pour être un peu plus précis, le web ? Le mot « matériel » me semble poser problème car, si on le prend dans son sens le plus simple (matériel est ce qui est fait de matière), il me semble toujours très difficile de trouver quelque chose qui ne soit pas matériel — même la liberté doit être faite de quelque matière, ne serait-ce que de l’ensemble des documents qui en parlent ou des neurones des cerveaux qui la pensent. Peut-être, si on pense le mot dans le sens logique — celui de l’implication matérielle —, celui-ci a plus de sens : c’est une force qui produit et fait résistance. En tout cas, dans les deux sens, le numérique est évidemment très matériel : d’une part parce que ses infrastructures sont faites de matière, de l’autre parce que l’organisation des informations — qui semblerait immatérielle — est une force qui produit et fait résistance. J’aime bien, pour ça, les notions anglaises de hardware et software : matériel dur et souple, mais toujours matériel. Et donc, bien évidemment, les nuages sont matériels. J’ai fait cette parenthèse car il me semble que le discours commercial utilise cette métaphore pour faire croire aux usagers qu’il n’y a pas d’enjeux politiques liés à la structure de l’espace numérique : il serait « imaginaire », « immatériel » et finalement fictif. Les documents sont sur les nuages — ils ne sont donc nulle part, et on peut ainsi éviter de s’inquiéter, par exemple, de qui les possède. « nuage » est un joli mot qui infantilise les usagers — comme quand on dit aux enfants que les morts vont dans les nuages pour ne pas leur faire penser la mort.
Or, si, comme nous le savons et comme tu le suggères, les nuages sont très matériels, comment doit-on les analyser ? Comment bougent les nuages ? Pourrait-on fonder une sorte de météorologie numérique ?
m
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 21 Mar 2016 12:06
From: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
To: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
Cher Marcello, Bien sûr, la matérialité fonctionnelle du web est évidente, même si elle disparaît parfois sous l’imaginaire de la vitesse où on confond effet d’immédiateté et dématérialisation. C’est pourquoi je parlais de la « figure » du nuage : c’est dès le départ une représentation graphique des ingénieurs informaticiens pour indiquer un certain dispositif de transmission et d’enregistrement. Depuis, le nuage griffonné sur un papier a été changé en vapeur idéologique, comme tu le notes avec justesse ; cela permet d’oublier les constituants matériels depuis les composantes des circuits imprimés jusqu’aux câbles sous-marins. Mais puisque tu parles de météo, le point commun avec le nuage, c’est l’angoisse de la température ! Tu sais combien les serveurs, de plus en plus monumentaux, ont besoin de systèmes de refroidissement. D’où leurs situations près de vastes sources d’eau.
Mais on voit bien aussi les jeux de pouvoir qui constituent et exploitent cette représentation du nuage, au point, paradoxalement, de fonctionner à la fois sur une décentralisation des données stockées et une autre forme de centralisation autour des serveurs conçus comme des bunkers d’archives hypersécurisés. Ting-Hui Hu, dans son ouvrage récent A Prehistory of the Cloud, montre avec pertinence comment la figure moderne, et qu’on croyait dépassée, de la souveraineté revenait se superposer aux régimes de contrôle et de surveillance.
On pourrait ajouter aux inconvénients graves le fait que le propre du nuage étant de voyager dans les airs, on tend à le voir à la fois comme fini dans des formes informes et comme infini par sa navigation potentielle dans l’air ambiant. De même qu’on a pollué sans souci l’atmosphère parce qu’elle semblait constituer un réservoir infini, on croit le nuage aussi facilement exploitable par toutes les données inutiles qu’on y accumule. Attention à la couche d’ozone numérique… Cependant, il faut également chercher les avantages du terme. L’intérêt du nuage est de nous éviter de penser des objets fixes, facilement localisables et immédiatement bien formés. Il nous invite à penser plutôt des jeux de positions structurelles et une dynamique des relations. En ce sens, peut-être faudrait-il populariser le fait que le nuage est un objet théorique ou un outil plastique au sens où l’étudie, pour la peinture, Hubert Damisch avec sa Théorie du nuage. Un lieu n’est pas d’abord ce qu’il rassemble, mais ce qu’il transforme. Le nuage qui est connexion de lieux n’est pas simplement rassemblement des données conservées dans ces lieux, mais transformation de ces instances de transformation. Et c’est ce qui fait de cet espace numérique non un plan, mais une épaisseur. On pourrait penser que le nuage est sans réelle épaisseur : vapeur volatile et mouvante que le geste traverserait impunément. Au contraire, c’est du nuage que l’espace numérique tire son épaisseur, jusque dans ses formes de contrainte physique et imaginaire. C’est pourquoi je soulignais que la figuration du nuage ne date pas du XXIe siècle, mais est contemporaine du développement des ordinateurs. Autre élément : le nuage est affaire de temps plus que d’espace, d’où cette dynamique des relations. Il prolonge les théories des années 50 et les réalisations des années 60 à propos du partage économique de temps d’ordinateur entre de multiples usagers grâce à une segmentation par microsecondes. Chaque usager avait l’impression que l’ordinateur travaillait pour lui seul, alors qu’il divisait simplement son temps d’exploitation en fragments imperceptibles pour chacun. C’est ce qu’on appelait le « time-sharing ».
D’où cette dernière ambivalence : la participation des usagers (jusque dans leur angoisse de perdre leurs archives et la paranoïa généralisée qui s’ensuit) est valorisée comme marque de leur liberté ; elle est aussi façon d’alimenter la logique économique des pouvoirs en place par un jeu sur le temps. L’analyse du nuage passe, me semble-t-il, par un examen serré de ces effets contradictoires, non ?
eric
Subject: Re: L’espace numérique
Date: 18 Apr 2016 02:52
From: Marcello Vitali-Rosati marcello@vitalirosati.net
To: Eric Méchoulan eric.mechoulan@umontreal.ca
Cher Éric, encore des relations complexes entre temps et espace. En effet, je crois que l’espace ne peut et ne doit pas être pensé comme un objet stable : il est en mouvement et il est aussi fait de relations dynamiques. Quand on parle d’espace numérique, on parle d’un ensemble spatiotemporel en mouvement — où il devient impossible de séparer les relations spatiales des relations temporelles. La localisation physique d’un serveur se mesure à partir des millisecondes nécessaires à la machine pour répondre à une requête. La localisation des infrastructures — leur position dans le territoire — et les enjeux géopolitiques qui s’ensuivent sont une question de temps. Et la virtualisation de la mémoire — invention des années 1960 qui permet justement le multitasking que tu évoques — est une question de structures spatiales. L’organisation des tâches se fait dans un schéma fortement hiérarchisé dans une architecture qui est un mélange de hardware et de software. Et le nuage est un autre signe de cette fusion d’espace et de temps. Peut-être, au lieu que d’espace numérique, nous devrions parler d’architectures numériques, en donnant au mot « architecture » une signification à la fois spatiale et temporelle. Le nuage est une architecture, l’infrastructure d’Internet est une architecture, et l’ensemble d’algorithmes, données, plateformes et câbles est une architecture.
Qu’en penses-tu ?
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