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« Si j’étais prince ou législateur », écrivait orgueilleusement le citoyen de Genève en introduisant son Contrat social, « je ne perdrais pas mon temps à dire ce qu’il faut faire; je le ferais, ou je me tairais ». La prospérité de cette maxime devait ultérieurement inspirer Mme de Staël : écartée de l’action comme femme, comme fille d’un grand ministre d’ancien régime opposée à Napoléon, son De l’Allemagne eut un vif retentissement. Alexis de Tocqueville, que son soutien à la révolution de 1830 bannit des cercles de la Restauration, obtint une mission à l’étranger : nous lisons encore De la démocratie en Amérique. Stéphane Hessel se fut reconnu dans les voyages et l’expérience accumulée par Niels Planel sur tous les continents en une quinzaine d’années. Dénonçant les puissants du jour au nom d’un avenir dont il se sent comptable, sa confession d’un enfant du siècle porte moins sur le désenchantement d’une génération désœuvrée que la plupart des récits actuels. De là une écriture en mouvement qui délivre l’essentiel du message en quelques chapitres enlevés et en partie autobiographiques.
« Au cœur de la condition bourgeoise, il y a l’ennui[1] ». Cette sentence caractérise la ville de Washington. Elle revient à cent pages de distance et résume les impressions de l’auteur au terme d’années de travail dans les organisations internationales. Son plaidoyer tient en une phrase : « [il est] impératif d’augmenter la diversité des diplômés, non pas seulement des nationalités au sein de leurs équipes : car quelle synthèse de l’esprit espère-t-on favoriser quand on met dans une même pièce un Indien, un Égyptien et un Mexicain, tous trois formés à Boston ? Il est vital de mettre en place une véritable politique d’embauche de personnes venant de milieux défavorisés et plus sensibles aux questions de la pauvreté, des conflits, de l’accès à l’eau ou des problématiques d’urbanisation : ce type d’individus qui ne dorment pas la nuit, hantés par l’envie de résoudre ces questions[2] ». Cette idée ne contraste pas seulement avec la torpeur washingtonienne :
Du Bangladesh à l’Équateur en passant par la Mauritanie ou la Chine, j’ai vu des hommes et des femmes de peu mais conscients que le système était tout entier tourné contre leur émancipation. Aux États-Unis, chacun continue à croire à un rêve qui n’est plus, prisonnier d’un dogme, se sentant même coupable à l’idée de le remettre en cause[3].
Son portrait des États-Unis laissera certains incrédules, et d’autres désespérés. Il n’est pas seul à dire que l’ancien melting pot est congelé : les déterminismes sociaux sont si forts que chacun voit sa situation définitivement fixée au berceau. Mais le plus grave est l’absence de révolte : « le doute est une notion superflue, chacun est catégorique, tout y est toujours « stratégique » et sans détour. C’est la civilisation du PowerPoint, qui vise à tuer l’argumentaire par une démonstration toute en couleurs ne laissant pas de place à ce qui est hors du cadre. Si l’on n’est toujours pas convaincu par cette surenchère, l’omniprésence de Dieu dans les moments de surprise vous conforte : « Oh Lord ! » ou « Oh my God ! » sont des exclamations communes. Enfin, l’esprit qui se veut critique est, aux États-Unis, negative, injure suprême : car il faut paralyser toute remise en question du système, au risque de voir les questionnements surgir les uns après les autres[4] ».
Comment comprendre notre monde si l’on ignore la cécité des puissants ? Certes, Jack London écrivit l’essentiel du portrait-charge des USA voici un siècle. Mais je reste aussi stupéfait que l’auteur de la tranquille assurance des Américains à poursuivre selon cette pente en connaissant l’inique accaparement des richesses mondiales par un groupe infiniment réduit de milliardaires à tout instant capables d’influencer les États ou d’échapper à leurs lois. La lucidité et l’empathie de l’auteur offrent-elles une alternative ? Il plaide pour une méritocratie faisant place aux outsiders dans les cercles de pouvoir : « je n’ai jamais retrouvé, chez les héritiers, cette faim souveraine, cette envie permanente de réussir, de se battre pour ses convictions[5] ». Mais l’auteur ne dit pas comment ces nouveau venus transformeraient l’establishment. Avec une combinaison de chance et de bonne volonté, leur présence animera les métropoles du monde, où vivront la majorité des humains. Mais en quoi cette ingénierie sociale infléchira-t-elle la concentration des richesses et des pouvoirs entre quelques mains détachées des soucis de leurs contemporains ? A l’exception de quelques consciences qui prennent de temps à autre sur elles le poids de malheurs dynastiques, mais s’enfoncent le plus souvent dans des crises insolubles, s’offusque-t-on dans ces minorités dorées du sort des prétendants tenus en lisière ? L’auteur tend ici l’oreille à des informateurs résignés :
Un diplomate brésilien me mit en garde sur le sens de « classe moyenne » dans les pays en voie de développement. Les embouteillages monstrueux pour rentrer chez soi ou aller au travail, les hôpitaux aux soins douteux, l’eau potable qui ne coule guère des robinets, les fréquentes pannes d’électricité qui paralysent des quartiers entiers, la pollution de l’air, des écoles qui ne tiennent pas toutes leurs promesses et doivent trop souvent se contenter d’un peu de craie et d’un tableau noir, enfin, une vie trop souvent soumise à l’arbitraire des corrompus ou du flic au feu de croisement qui veut son billet[6].
Il y a loin de la coupe aux lèvres, et, au termes de voyages en tout sens, qu’ils sont peu nombreux les espaces où liberté d’expression, respect de la dignité humaine et égalité des chances sont au rendez-vous ! La perspective « d’égalité de réussite » est cependant littéralement utopique : ne supposerait-elle pas pour devenir effective quelque chose comme la rotation des fonctions suggérée en leur temps par Platon ou More ? Les fauteurs de malheurs que sont les dictateurs, mais aussi l’élite des accapareurs, et enfin celle des décideurs cloîtrés dans leurs bureaux et leurs certitudes riront franchement. Et les démocrates réformateurs seront bien en peine de faire voter une telle mesure. Peut-on imaginer que la France ou l’Europe aillent dans ce sens alors que les compétences spécialisées sont de plus en plus recherchées au détriment des généralistes ?
A ce moment, l’essai prend un tour pédagogique : Elias, Braudel et Sassen sont convoqués pour évoquer les tendances propres à l’État occidental, les travers du capitalisme et le développement urbain. Si nous souhaitons réussir, les changements envisageables se feront au niveau local. Planel tenta d’ailleurs l’expérience en animant une campagne électorale indépendante dans une banlieue française. Mais le démenti fut immédiat : le candidat « indépendant » ralliera un parti à la veille du scrutin, espérant sans doute gravir plus vite certains échelons... Continuons donc d’écrire et de militer, car la solution ne viendra pas des élites. L’unité du genre humain ne tient qu’à notre biologie : loin de toute tendance égalitariste, le réel social des coexistences urbaines et des multiplicités culturelles connaît des métissages homéopathiques, des zonages urbains et une puissante gentrification. L’auteur trouve là une forte justification en faveur des organisations internationales, susceptibles de représenter l’intérêt général. Ne pourrait-on pas créer une organisation spécialement chargée des questions de mobilité et de circulation dans la mondialisation, tant sont nombreuses les personnes dont le mouvement et les voyages font partie du mode de vie ?
Le cadre habituel de l’État-nation, trop étroit pour nombre d’entreprises, l’est aussi pour bien des individus : Planel prend l’exemple des couvertures sociales et médicales, souvent impossibles à garantir pour des expatriés dont le droit à une retraite risque d’être très limité. L’auteur n’a pas pensé à intégrer sa propre situation à ses propositions, je le ferai pour lui. Ne faudrait-il pas créer un fonds mondial chargé de soutenir la formation d’universitaires critiques, de journalistes engagés, d’observateurs itinérants comme Niels Planel lui-même ? Issues de tous les pays, et de différents milieux, ces personnes ne seraient-elles pas ces outsiders méritocratiques dont il attend des miracles ? Au delà du nécessaire financement international des systèmes éducatifs de base, au-delà d’une souhaitable éducation des jeunes urbains aux équilibres de la nature et des conditions de production des aliments[7], il conviendrait de valider les parcours internationaux et de faire des détenteurs de ces « crédits » une population apte à nomadiser au profit des communautés pouvant s’offrir leurs services – entreprises capitalistes, institutions publiques nationales et internationales, administrations urbaines et communautés rurales financées par divers biais, émigrés et réfugiés auprès de qui ces autres nomades seraient des avocats de qualité. Sans imaginer complètement ce dispositif, l’auteur conçoit une organisation internationale pour « proposer une gestion plus intelligente et plus humaine des frontières[8]». Le nombre croissant d’humains ayant accès aux diverses contrées d’où viennent leurs parents ou bien connaissant effectivement plusieurs langues et plusieurs régions du monde pourrait ainsi créer les bases d’un nouveau cosmopolitisme respectueux des différences et de la pluralité des humains, au lieu de renforcer toujours la puissance du modèle dominant. Espérons.
Parties annexes
Notes
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[1]
Niels Planel, Un autre souffle au monde, fragments d’un itinéraire engagé, Lormont : Le Bord de l’eau, 2015, pp. 27 et 128. URL du livre sur le site de l’éditeur : http://www.editionsbdl.com/fr/books/un-autre-souffle-au-monde.-fragments-dun-itinraire-engag/502/
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[2]
Ibid., p. 201.
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[3]
Ibid., p. 53.
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[4]
Ibid., p. 58-59.
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[5]
Ibid., p. 91.
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[6]
Ibid., p. 119
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[7]
Qui aujourd’hui sait concrètement la manière de produire les éléments pour faire un fromage, une préparation surgelée ou un couscous ?
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[8]
Ibid. p. 213.