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Si, grâce à Michelle Perrot et d’autres historiennes, la perspective du genre a été introduite dans l’historiographie française, c’est encore très peu le cas pour l’histoire des intellectuels. La pionnière en cette matière est l’historienne Nicole Racine, auteure récemment décédée de nombreux travaux sur l’histoire politique, avec le collectif Intellectuelles. Du genre en l’histoire des intellectuels qu’elle a publié en 2004 avec Michel Trebitsch et qui couvre la période de la Renaissance jusqu’à nos jours. Elle a également codirigé les actes d’un colloque de fin 2006 dont il sera question ici.
Il s’agit de la participation des femmes à une institution culturelle hors norme, les Décades de Pontigny, prolongées à Royaumont et à Cerisy où elles ont toujours lieu. Leur fondateur Paul Desjardins acquit au début du 20e siècle le monastère cistercien Pontigny au nord de la Bourgogne et en fit, avec sa femme, un lieu de rencontre où se réunirent tous les étés des écrivains et intellectuels pour faire des conférences sur des sujets pris dans les domaines de la culture, de l‘histoire, de la société ou de la politique et pour en discuter. Paul Desjardins faisait preuve d’un engagement social et culturel, mais se plaçait en dehors de partis et de religions. Si l’on peut parler quand-même d’une influence, c’était celle d’un groupe d’écrivains autour d’André Gide, très en vue surtout dans l’entre-deux-guerres.
À l’époque, il n’allait pas de soi que Paul Desjardins, dès le début, invite aussi des femmes à participer, ce qui déplaisait à Gide. Au moment de la première Décade, en 1910, il suggéra à un ami de signaler à Desjardins avec tact : « On tolère les ménages, c’est-à-dire que la femme accompagne son mari : on n’invite pas les femmes seules. » (171)
Selon Claire Paulhan, qui commente des photos (les archives ont été réquisitionnées pendant l’Occupation allemande par la Gestapo, les auteur-e-s s’appuient en grande mesure sur des mémoires, des lettres et des journaux intimes), la présence des femmes est bien représentée pendant cette première période, par l’image de trois épouses assises à une table de jardin où se trouvent leurs travaux de broderie et leurs appareils photo. Mis à part les épouses, un autre groupe de femmes est constitué d’élèves de l’ENS de Sèvres où sont formées de futures enseignantes et où Desjardins est professeur de littérature. Comme les autres femmes, elles assistent aux conférences en admiration silencieuse, attitude remarquée par une Américaine qui publie en 1910, aux États Unis, un compte rendu de l’une des premières Décades à laquelle elle avait été invitée (pour certaines étrangères et mécènes on fait des exceptions). Elle note : « L’une des plus grandes différences entre la France et les États-Unis, c’est qu’en France les femmes, même les plus intelligentes parmi elles, se taisent et écoutent lorsque sont présents des hommes. » (54)
Cependant, quelques femmes se rebellent déjà assez tôt, comme Clara Malraux (née en 1897) qui conteste l’avis de son mari selon lequel Pontigny, « ce lieu où soufflait l’esprit devait être, tel le mont Athos, réservé à la masculinité ». (99) Son féminisme est pourtant trop militant aux yeux de la fille de Desjardins, de deux ans la cadette de Clara Malraux, qui continue en 1952 à Cerisy l’œuvre de ses parents. Nicole Racine, qui avait déjà consacré plusieurs études à Anne Heurgon-Desjardins, montre comment l’autodidacte, qui doit sa culture aux Décades de Pontigny, parvient à l’autodétermination par une forme plus discrète de féminisme, avant que ses deux filles, après sa mort en 1978, prennent à leur tour la direction du lieu de rencontre, aidées par leurs maris qui se tiennent délibérément en arrière-plan.
A partir des années 70, la participation des femmes aux rencontres de Cerisy correspond en grande mesure à l’évolution globale de la société. Tant le pourcentage des auditrices que celui des intervenantes et des responsables scientifiques des Décades augmente sans cesse. Clara Malraux est en 1953 l’une des premières femmes qui codirigent une Décade. La féminisation de certaines disciplines universitaires laisse ses traces aussi à Cerisy. Le féminisme et la théorie du genre ont toutefois besoin d’une longue période d’incubation avant d’avoir accès aux thèmes que l’on y traite.
La conclusion de Rémy Rieffel, historien des médias et des intellectuels faisant partie du groupe de la quinzaine d’universitaires, chercheurs et responsables d’archives qui explorent de manière systématique l’histoire de Pontigny/Royaumont/Cerisy, est équilibrée. Les Décades n’ont pas été l’avant-garde du féminisme au 20e siècle, mais quand-même un lieu où des femmes ont pu affirmer et consolider leur identité sociale en tant qu’écrivaines, artistes et savantes. Le souci de la direction et de quelques habituées est plutôt de savoir si Cerisy sera à long terme en mesure de résister à la mise au pas des institutions et de rester un lieu de rencontre, indépendant de hiérarchies universitaires et de différences générationnelles.
(Traduction légèrement modifiée d’un compte rendu ayant d’abord paru en allemand dans la revue en ligne publiée par l’Université Libre de Berlin querelles-net, 10e année, n° 1, 2009).