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« Les hommes ne sauraient jouir de la liberté politique sans l’acheter par quelques sacrifices, et ils ne s’en emparent jamais qu’avec beaucoup d’efforts. »
Alexis de Tocqueville
Qui marchaient à Montréal en mars, en avril et en mai ? Qui participaient à ce mouvement social historique baptisé « le printemps québécois » ? Qui manifestaient le 22 juillet dernier sous le chaud soleil de la ville, loin de la plage ? Ceux qui profitent des meilleures conditions ou ceux qui veulent améliorer un système d’éducation national en perte de crédibilité ? Marche-t-on quand on vit au présent ou quand on pense à l’avenir, au sort des générations futures ? La réponse à ces questions a d’importantes conséquences, nous le verrons. Ici, il est facile de distinguer deux genres : il y a ceux qui marchent et qui font des sacrifices, et il y a les autres, peut-être plus nombreux, qui acceptent la force d’inertie du politique.
Ce texte voudrait rendre hommage à ceux qui font des efforts et des sacrifices pour les autres, pour les personnes à venir, pour les absents. Il suppose que, dans la nature comme dans la vie sociale, il y a en qui bougent et il y en a d’autres qui, peu importe les raisons, profitent du mouvement des autres. Dans tout voyage – et la vie politique est la plus grande entreprise collective – certains participent, d’autres montent dans le convoi sans payer.
Sur la fausse concurrence entre les écoles privées et les écoles publiques
Or le voyage collectif commence souvent à l’école. Ou bien nous allons à l’école publique ou bien à l’école privée. À l’école privée québécoise, on reçoit une généreuse subvention de l’État et l’on obtient un bonus, c’est-à-dire la réputation. À l’école publique, trop souvent, on vit le problème du sous-financement et l’on combat le préjugé de la mauvaise réputation. Évidemment, tout cela est complexe mais se laisse à ramener à une équation assez simple : dans une logique libérale, il est difficile de ne pas croire que l’école publique est inférieure à l’école privée parce que la première se réclame de l’universalité et de la gratuité. Tout concourt à renforcer ce préjugé voulant que ce qui ne s’achète pas soit dénué de valeur.
Selon cette idée commode, l’école publique est de piètre qualité et serait supérieure à ce qu’elle est si on devait payer pour elle. Or, il n’est pourtant pas sûr que l’école privée, hors des palmarès commandités, soit supérieure à l’école publique. On ne peut pas comparer ce qui est subventionné et ce qui ne l’est pas. Ce qui est sûr, c’est que ceux qui fréquentent l’école publique doivent se battre encore pour être reconnus, même quand ils réussissent de manière exemplaire. Si l’école, premier test d’une socialisation qui sera décisive pour tous, apparaît comme le lieu initial d’une injustice, d’un concours d’inégalités sociales, certaines personnes, heureusement, se battent encore pour limiter les avantages et les privilèges. Elles disent qu’une société est plus juste et égalitaire lorsqu’elle permet à tous d’étudier et d’être reconnu et que, s’il doit y avoir de l’aide financière, cette aide sera d’abord versée aux personnes les plus défavorisées.
Sur l’inertie de notre démocratie
L’école relève de l’État. Centre du politique, l’État assurera un minimum d’équité, de justice et de liberté en respectant la majorité. Partant de l’État, on pourra dès lors vouloir rompre avec la croyance voulant que les injustices sociales soient fatales. En effet, la politique est là pour réduire les conflits et favoriser l’égalité des chances. On remettra en question l’opinion disant qu’il y a des personnes bien nées et d’autres non. On investira la démocratie afin de partager les biens communs et sortir d’un système qui fait voyager toujours les mêmes. On le fera en s’appuyant sur l’idée que la démocratie est un régime qui, bien qu’imparfait, cherche à inclure tous les citoyens afin de ne pas léser les plus vulnérables. Nous parlons bien sûr d’un système politique dont la force est d’être dynamique, autocorrectif et inclusif en ce sens qu’il encourage l’engagement et recherche, par la voix de la majorité, à éviter la reproduction des privilèges et des injustices. Au Québec malheureusement, nous vivons une crise de la démocratie et nous ne voyons plus de réformes démocratiques. Nous acceptons la fatalité, et certaines personnes ne sont plus touchées par les problèmes des autres. Nos politiques ne sont plus égalitaires et nous restons les bras croisés. Pourtant, la démocratie est « à-venir » disait Derrida parce qu’elle n’est jamais pure coïncidence avec elle-même. Autocorrective, en retard sur sa mission, elle exige l’engagement de tous pour éviter que des passagers voyagent sans billet et que des personnes profitent des autres.
Un Québec en panne de solidarité démocratique ?
Or, nous comprendrons mieux notre situation en rappelant que nos syndicats connaissent aussi une crise profonde. De nombreux jeunes, qui n’ont pas connu l’époque des grands combats collectifs, ne voient pas bien le rôle d’un syndicat. Pour eux, le mot « camarade » n’a pas de sens. La grève, c’était le combat des ouvriers. Ils se demandent souvent pourquoi ils devraient payer pour un syndicat et disent que la Formule Rand forçant l’adhésion à un groupe est obsolète. Certains d’entre eux se demandent pourquoi ils devraient payer des impôts et des taxes. Évidemment, ils veulent profiter à la fois des avantages d’un syndicat et des avantages qu’offre un État libéral, sans bien voir les avantages des regroupements. Ils se voient davantage comme des chevaliers noirs, comme les free riders d’un système suspect et injuste qui avantage toujours les mêmes. Au lieu de s’engager et de corriger les injustices, ils veulent profiter, fatalistes, d’un dernier privilège. Si les passagers clandestins sont si nombreux au Québec, c’est parce que nous avons de la difficulté à voir et à valoriser les bienfaits des corps collectifs. Ces passagers, ce sont ceux qui veulent récolter le fruit des batailles des autres, sans les mener eux-mêmes. Ils ne veulent pas de retenus sur leurs salaires, ni de cotisations, mais ils veulent plus de pouvoir de négociation... Passagers à la mémoire oublieuse, ils n’aiment pas l’histoire, mais tiennent absolument à profiter encore aujourd’hui des avantages octroyés par le travail des syndicats du dernier siècle.
Les opportunistes
Les passagers clandestins sont nombreux. On les reconnaît à leur opportunisme. S’ils vivent au présent, s’ils ne savent pas que leur comportement affaiblit la démocratie et favorise la corruption, ils sont heureux de voir que certains services publics sont encore gratuits. Et c’est dans ce contexte particulier qu’il faut comprendre le printemps québécois : certaines personnes marchent contre les injustices et se battent pour sauver la dignité et préserver quelques biens communs conquis de haute lutte. Elles marchent pour tous ceux qui restent à la maison et qui attendent. Elles marchent au nom de l’éducation, de l’égalité et remettent en question l’opportunisme et l’individualisme du modèle libéral qui consume tout autour de lui. Elles disent que la liberté exige toujours des efforts et qu’en groupe on est plus fort.
Pour mieux comprendre le « printemps québécois »
Ce que montre en effet ce printemps politique, c’est qu’un Québec solidaire doit reposer sur des efforts que tous ne sont pas prêts à consentir et que, par conséquent, la distribution dans l’État ne va plus de soi. On a bien vu de jeunes grévistes se battre pour améliorer leur situation et celle de leurs enfants à venir face à un gouvernement électoraliste. Mais on a aussi vu des carrés verts, non pas de jeunes écologistes, mais des jeunes prêts à payer plus pour étudier, des jeunes qui ne voulaient pas marcher et qui acceptaient les conditions imposées par le gouvernement libéral. Les carrés verts cédaient ainsi à la privatisation de ce qui appartient à tous. Le Québec est certes en panne de solidarité quand une partie non négligeable de la population active ne veut pas reconsidérer ses privilèges et accepte – elle ne veut pas lever le petit doigt pour aider les autres – de voyager sur le dos des autres, car ces personnes entendent profiter des acquis de la grève ou de la crise. Le Québec libéral, celui du chacun pour soi, ou encore celui qui valorise les lois, les juges et les policiers, est le même qui justifie les passagers clandestins, notamment ceux qui recouraient aux tribunaux pour étudier contre la majorité démocratique.
Tocqueville avait raison et il dirait peut-être aujourd’hui qu’il faut s’engager pour sauver la liberté et protéger la démocratie, notamment contre ceux – je vise les passagers sans billet – qui veulent profiter jusqu’au sang des derniers biens communs.