Résumés
Résumé
Une conscience poétique se manifeste, celle de l'être-là, de l'être-au-monde, proche de celle d'un Philippe Jaccottet, ou d'un Pierre-Albert Jourdan, conscience de l'éphémère de notre nature de « locataire », qui sera aussi l'occasion d'une élaboration narrative, avec le thème fantastique du passage d'une peau à une autre.
Corps de l’article
Pour découvrir ces lieux, nous partirons d’une citation :
« La parole trouve en nous son unique paysage. »[1]
Chedid, Andrée, « Tels que nous sommes », in Textes pour un poème, Paris, Flammarion, 1987, p. 196.
Une conscience poétique se manifeste, celle de l’être-là, de l’être-au-monde, proche de celle d’un Philippe Jaccottet, ou d’un Pierre-Albert Jourdan, conscience de l’éphémère de notre nature de « locataire », qui sera aussi l’occasion d’une élaboration narrative, avec le thème fantastique du passage d’une peau à une autre. L’être habite donc un lieu intermédiaire arraché à l’ombre et à la nuit, avec une préférence marquée pour le diurne, une écriture de la grande lumière. Elle est un poète de l’aube, du grand soleil à l’horizon, pourtant auteur lucide, mais pas jusqu’au déchirement, ni dans le tourment délicieux, ou dans l’abandon à la douleur. Ce n’est pas l’utopie du « Grand Soir », mais de quelque aube pressentie, des solutions individuelles, de magnifiques couchants, dans le souci du dégagement, de la vue, du voir loin, à l’horizon, et non pas depuis un sous-sol, ou depuis le souterrain (de Dostoïevski), ou bien encore depuis une mansarde. Elle est un auteur en terrasse, où se mettre dans le courant du monde, « en espalier », comme le suggère Julien Gracq.
Cette position du regard correspond à un besoin d’aération, d’un espace aérien et lumineux autour de soi. Elle n’est pas un poète « d’arrière-pays », mais d’un pays en avant de soi, un horizon ouvert. Une luminosité perceptible explique son accueil. C’est une poésie accueillante et accueillie. Un espace d’accueil, une terre accueillante, au sens de « réunion » : elle « fait bon accueil ». Mais à quoi ? à qui ?
Justement, si le poème est le lieu où ancrer une conviction, le récit (court) est une terre d’accueil, le lieu où accueillir l’autre, c’est-à-dire l’incarnation, soit les personnages. En particulier, ses livres sont accueillants aux personnages du manque, l’enfant amputé, orphelin, qui a perdu l’espace de son corps, mais qui devient l’enfant multiple, et retrouve une plénitude de vie.
L’accueil des êtres dans leur singularité fragile, s’effectue dans l’espace d’un apparu / disparu, non dans l’intervalle d’une vie, mais le précipité d’une vie en quelques actes définitifs : l’accélération d’un destin, comme le suicide, opposé à la durée chaleureuse. Ce sont des voyageurs, des réfugiés, des transfuges accueillis, distingués dans la brièveté d’un court récit.
« Accueillir », c’est réunir, associer, dans un acte de cordialité et d’hospitalité. C’est constituer un « recueil » (celui des poèmes ou celui des nouvelles), au sens de recevoir, admettre l’autre en soi, et donner un corps à ses idées.
Pour prendre quelques exemples dans le recueil Mondes, miroirs, magies [2] , ce sont Omar-Paul Chaplin, Maxime Balin, Anne et Paulo, Harvey et Raphaël, Julia qui abandonnent leur corps et qui reviennent à leur corps. Accueillir les personnages des récits revient à matérialiser certains modes (heureux ou malheureux) de l’habitation sur terre, dans la condition humaine. Car :
« Avant que l’univers ne nous habite, nous habitons l’univers. »[3]
L’artiste qui apprend le vol, Adam et Ève, une morte, une momie et son gardien... Ce sont des représentations plus directement autobiographiques incluses dans l’espace du souvenir, comme les récits intitulés « La Punition », ou « Solfège aux œufs ». La différence entre les récits et les poèmes, est-ce bien la constitution d’un autre espace littéraire ? La nouvelle est peut-être cet espace atypique, zone idéale située entre poème et roman. Existe-t-il un équivalent dans le monde arabe ? Comme le « poème en Prose », une expérience non métrique de la poésie, tentée largement à partir de 1960, une forme moderne, qui allierait brièveté, intensité, gratuité. Ou bien le modèle est-il plus ancien, celui du conte oriental ?
En tout cas, c’est un espace privilégié, même s’il n’est pas le plus investi par cette œuvre. Est-ce par souci « d’aller vers l’autre », une « mise à portée » du lecteur de thèmes communs au poème et à la forme narrative ? Ses nouvelles ont pu être considérées comme autant de poèmes en prose, comme une transcription de l’évidence du monde apprise avec le poème, mais transposée dans le récit ? Est-ce une manière différente de se prononcer (pour la vie) ?
Pour Gabrielle Althen, une seule affirmation de la valeur de la vie, un seul souci, anime les textes, celui de « nommer la relation entre les êtres »[4], soit tisser des fils seulement posés dans le poème. Et cette relation avec les êtres naturellement se spatialise dans la forme narrative.
C’est le cas du premier roman, Le Sommeil délivrés [5] . Une relation se fonde certes sur « l’expression redoublée d’une confiance »[6], mais aussi sur le sentiment tragique de l’existence, exprimé en termes d’union et de séparation. Tout ce qui désunit, casse, défait, sépare et coupe, s’oppose à ce qui réunit, rapproche, fonde la vie comme sens de l’amour.
La division de tel recueil en « mondes », « miroirs » et « magies » ne dissimule pas longtemps que le principal recoupement, la vraie organisation spatiale se conçoit en termes de fusion et de scission. La première nouvelle est exemplaire de ce choix possible, comme un nœud qui se dénoue autour de l’être, d’une fermeture morale (Maxime Balin se « cuirassa dans des sentiments amers »[7]) à une ouverture du cœur, dans le meilleur des cas, forme de miracle. Curieusement, « L’Enfant des manèges », cette nouvelle, peut s’allonger, et s’approfondir avec L’Enfant multiple [8] , dans un sens moins tragique. On retrouve les données initiales, à quelques variantes près. Le choix du nom des personnages est l’occasion du trait d’union essentiel. Les espaces géographiques disjoints Orient-Occident sont réunis en un seul espace du cœur, où l’amputation du bras est compensée par une extension du nom.
Le nom pousse comme le membre absent, Omar-Jo, avec la suffixation du grand-père, tout comme « Cheranne » (Chère Anne), ou la mythique créature « Josanjo » conçue par Jo pour son manège. Ce sont des mots-valises pour des voyageurs sans bagages. L’invention lexicale et toponymique permet de compenser les déchirures de la vie. La langue, une fois enrichie, enrobe la sécheresse du réel anonyme. Ce sera la « femme-coquelicot ». Un trait d’union typographique qui est aussi trait d’union entre les êtres. La tentative de faire se rejoindre les lieux par un dédoublement symétrique (le manège) est vouée à l’échec, mais pas le travail de désignation des êtres, dans un travail poétique, qui est affaire de rapprochement. S’il est un schéma fréquent dans les récits, c’est celui de la séparation physique, géographique, affective, et le mouvement inverse, l’improbable rapprochement, fût-ce dans la mort qui vient, aux ultimes instants, dernier trait d’union.
Un passage de relais, un rapprochement in extremis s’opère. Parfois le trait d’union est vivant ; il meurt et disparaît, comme le vieil âne, dans « L’Ancêtre sur son âne », qui sert de lien pour le marchand de liège du Vieux-Caire devenu riche, et malheureux. Le sacrifice du médiateur fait intersection et permet l’ensemble commun. Ce peut être un petit-fils, comme celui de « L’Ermite des mers »[9]. À cet égard, la déchirure et la suture des êtres est un thème qui remonte aux origines de la littérature égyptienne, voire aux sources du mystère sacré d’Isis et Osiris. Une allusion au Sérapéion, le temple de Sérapis, parèdre d’Isis, seigneur du temps et de l’éternité, se lit dans Les Marches de sable [10] . « À la mort, à la vie », récit qui donne son titre au recueil, se construit à partir de l’un des plus anciens contes égyptiens, le « conte des deux frères ». Vie et mort s’échangent, dans une circulation exceptionnelle. La survie de l’un repose sur la mort (relative) de l’autre. Peut-être l’unique incursion dans le domaine de la mort se trouve ici, parce qu’elle est réversible. Sinon, elle sera considérée comme un lieu off limits (paradis ou enfer ?), en tous cas, pas racontable, en dehors des mots. Enfer et paradis sont hic et nunc, sur l’unique terre des hommes.
Isis qui, par obstination, retrouve les treize morceaux du corps de son frère déchiqueté, et parvient à être fécondée par un Osiris revenu se survivre en Horus l’Enfant. Ce sont des « textes pour le vivant », jamais pour la mort, même si elle est plus que présente dans les poèmes et dans les récits, au sein d’une œuvre qui fait le « pari » de la terre (« Textes pour la terre aimée[11] »).
Ainsi, dans le poème « Résurrection des résurrections »[12], le « Jardin de l’après », cette « demeure en d’autres mondes », est disqualifié parce que « domaine sans chair », « lieu sans paroi ». Les mots font défaut. Le lieu central (que le poème peut nommer), c’est le corps, la « vie […] dans tout l’espace du corps ». Le corps humain est mutilé, manquant, ou défaillant, saisi dans ses imperfections mêmes. Ce sont des corps en nous dont il faut approfondir l’énigme, un « corps multiple ». La question eschatologique revient plus fort dans les poèmes des années 80, mais elle s’enracine dans une nécessaire incarnation (« l’arbre de chair »), dans « l’ivresse du tendre argile[13] », même si la réalité universelle de la mort permet de transcender son unique peau pour saisir « notre face commune ».
C’est une œuvre de recentrement sur le monde, unique, dans la célébration du visage qui donne tant de titres, Visage premier, ou Seul, le visage, sans doute lieu-même de l’échange le plus sensible, l’expression et le sourire, lieu d’accueil encore. Ce corps est celui de « l’homme fertile ». Il est le plus souvent valorisé, jusque dans ses métamorphoses négatives. Et si l’héroïne d’une nouvelle se plaît à voyager d’un corps à l’autre, finalement, elle revient à son corps usé (« Le verbe et la chair »[14]). Après soixante-seize ans de vie commune, dans la « forteresse de chair », dans ce « vieil accoutrement », le corps d’une femme de quarante ans lui paraît un temps « sans servitude ni cloison », mais Julia revient à son propre corps, au « corps-esprit à l’unisson ».
Le corps sera toujours choisi, fût-ce contre une éternité d’ennui immobile comme l’exprimera, sur un mode amusant, une momie :
« C’est pourtant pour aujourd’hui que j’opte, pollution comprise ! »[15]
Il n’est pas jusqu’à la morte (« La joyeuse mort de Fassola »[16]) qui choisit de sortir de sa tombe, du trou où elle a culbuté, pour un court sursis parmi les vivants. Écrire est sans doute une manière de s’abstraire de la chair mortelle et d’aller « vers les récits du monde », « vers l’image inventée »[17], pour dire l’aventure des corps, le corps de l’autre, avec une imagination qui oscille entre le particulier et le cosmique. Non pas que les personnages ne soient pas bien caractérisés, au-delà de leurs noms, de leurs apparences (et c’est le travail de la description), du choix des anecdotes qui émaillent leurs trajectoires, mais le corps peut devenir en soi un récit. Il est un monde digne d’être raconté. Si l’auteur s’arrête aux portes du « Jardin de l’après », elle se permet certaines incursions dans le « Jardin de l’avant », dans ce que l’on a figuré précisément comme un jardin, l’Éden ou encore la Terre des ancêtres, ce que nous en dit l’histoire, et la connaissance accrue que nous pouvons même avoir de notre préhistoire. À cet égard, s’il est une figuration de la mort, c’est celle d’une enfance partagée et collective. C’est le héros enfoui de L’Autre [18] , qui est comme un fœtus dans la terre, et que Simm va décider à renaître. C’est encore Lucy, d’un sommeil délivré. Le sommeil de la raison enfante les monstres, dit-on. L’éveil de l’imagination invente ici de touchantes fables. Elle écrit en poète :
« Le grain serré des morts / A tissé notre chair […] nous fléchissons parfois sous le poids des ancêtres. »[19]
Le récit « Mon père, mon enfant »[20] ausculte la proximité du père disparu à peine connu dans la sphère intime, et à de nombreuses reprises est évoqué un univers enfantin, les souvenirs d’une enfance cairote (à travers quelques nouvelles). C’est l’espace vertical d’une mémoire ressaisie par le dialogue ou par quelques scènes hors du temps. Plus profondément encore, c’est l’espace de l’origine même de l’espèce humaine qui est sondé, à travers un récit comme Lucy la femme verticale, et plus secrètement dans L’Autre. Une proximité avec l’argile, avec la terre dans sa matérialité même.
Se retrouver face à face avec l’autre, le corps exhumé de Lucy, sorti d’un oubli de trois millions d’années, est une occasion de reconsidérer la trajectoire de l’humanité tout entière. Il est tentant de rejeter l’histoire humaine, comme espace de haine et de mensonge. C’est la tentation du repli, voire de la négation de l’espace historique. Exemplairement, cela prendra la forme si originale de cette rencontre improbable, avec la tentation d’abolir la destinée humaine par le meurtre de l’ancêtre. L’auteur la fera d’abord mourir, puis dans une seconde version de l’épilogue, elle lui apprendra à marcher, à devenir l’homme. On remonte ici à un espace cosmique, immémorial, que seule la parole poétique peut décrire :
« Nous naquîmes, les uns et les autres, d’une même poussière d’étoiles. »[21]
C’est l’espace imaginé, retranscrit en termes de jardin ou de paradis d’une nature intouchée ; un lieu originaire agréable d’où il faut sortir et courir ainsi le risque du dehors. L’aventure humaine, en somme, commence aux portes du jardin d’Éden. C’est là où l’auteur engage le récit, et c’est ce passage, cette sortie inespérée (mais la seule féconde), qui est signifiée par le poème.
Une opposition significative est celle d’un titre de poème : « Les jardins et les dunes »[22]. Il met en lumière la dialectique entre l’espace cultivé et désert, zone de risque, mais aussi de rencontres fructueuses. Deux valeurs s’opposent, la sédentarité et le nomadisme. Ce dernier aura toujours la faveur :
« L’homme se souvenait
Du ventre de la demeure
De l’étreinte du jardin. » [23]
C’est un peu le sentiment de Lucy, cet attachement à la vie animale dont il faut apprendre à se défaire :
« Un regret furtif le fit osciller vers l’arrière […] et l’homme s’élança dans l’espace blanc. »[24]
L’aventure humaine commence aux portes du jardin. C’est une double postulation, l’enracinement et l’errance, l’immobilité et le mouvement, que l’on retrouve dans « Territoires du silence (VII) » :
« L’homme
Tâte le sol
Avant d’y prendre racine […]
Puis entreprend
Sa marche oblique
Vers l’énigme des choses. »[25]
Lucy pressent l’énigme de l’aventure verticale, mais elle appartient encore à la terre :
« La terre chante depuis le début des mondes, en mesure, en cadence. Son mystère me possède. Je lui appartiens. »[26]
Ce monde est celui de son arbre favori, mais elle perçoit aussi « de plus vastes horizons », qui sont « tentation » et « appel ». Lucy est encore – au-delà de son univers physique reconstitué – « territoire de l’homme » :
« Pourtant, c’est moi, ta racine fixée dans la motte du temps. »[27]
Elle se fond dans « l’épaisse et noire coulée des nuits »[28]. Être-racine, fragile origine de l’humanité. C’est un lieu matriciel, le trajet d’une naissance, avec un mouvement d’expulsion au grand jour, de la matière humaine :
« Je te mets au monde à n’en plus finir. »[29]
Ce mouvement de remontée à l’air libre, l’odyssée de la naissance de l’homme, a inspiré un long poème scandé par quelques mots « je viens... », jusqu’au final « Tu es là ». Avènement de la présence dans le poème « Prendre corps »[30], ce corps double : « Hanté par la source / Porté par l’horizon ». La tentation inverse existe. Elle se nomme régression, ou « désert » (cf. Les Marches de sable). C’est l’inversion du temps dont rêve la narratrice qui se met à la poursuite de Lucy. Couper la source est une solution simpliste, la fausse solution de la coupure du chemin des origines, qui est tout autant régression aux origines, refus du chemin de vie. Inversion de l’inversion, l’ancêtre devient l’enfant de ses descendants : elle apprend à marcher. La mort devient naissance. Mais le désert ? Le désert est une tentative de fuite, une mise en déroute du corps glorieux et charnel, comme celui de Marie la courtisane. Une autre opposition se fait jour, qui est celle de la cité – jardin idéal, civilisation d’Alexandrie – opposée au néant désertique. Le désert représente aussi une fuite de la communauté religieuse, et plus généralement une sortie de l’histoire humaine (persécutions des premiers chrétiens), et sortie hors du langage :
« Le désert n’a pas de bouche, pas de lèvres, pas de paroles, Cyre. »[31]
L’héroïne du Survivant [32] expérimente le caractère muet du désert : il ne raconte pas la mort de l’aimé, il ne rend pas compte de son corps, mais seulement de son simulacre. Il égare dans les voies de la légende, vers une parole improbable. C’est un lieu d’immense solitude, qui donne à mesurer par contraste la chance que constitue l’échange social, comme une rencontre d’oasis :
« Étroit et fécond territoire que le nôtre ! »[33]
Aride par contraste, pas tout à fait un néant, il reconduit à l’être intérieur, à la valeur d’une vie accrochée, vivace d’autant plus, renforcée. Le désert reconduit à l’humain. Les êtres humains deviennent des carapaces, cependant hantées par le souvenir de la chair. C’est l’opposé de l’origine, le lieu de la fin, mais anticipée, une expérience anticipée de la mort :
« Pourquoi quitter le temps avant que celui-ci ne s’écarte ? »[34]
C’est le temps privé d’amour pour Athanasia. Aux frontières de la « terre multiple », de la civilisation alexandrine au sommet de son alchimie, l’être se règle uniquement sur lui-même, sur son récit de corps et de désir. Même dans la « forteresse de sable » se reconstitue provisoirement la communauté du cœur. Depuis l’intérieur du lieu vide se produisent les rencontres, parfois fatales. La place vide dans La Maison sans racines. Dans une élongation de la durée, dans le mouvement de sortie hors de toutes les sécurités, on peut aussi rencontrer sa mort. Les traces du survivant se perdent dans le sable, mais un chemin humain se construit dans l’inhumanité du lieu vide. Et le désert, c’est encore la ville en proie à la guerre civile, qui n’a nul besoin d’être nommée Beyrouth. Car ce pourrait être ailleurs sur le « théâtre barbare de nos haines et de nos combats »[35]. Le choix est celui du symbolisme universel de la « ville meurtrie » (le désert est aux portes d’Alexandrie), mais où la vie se reconstitue dans l’intersection hasardeuse ou préméditée des êtres.
Pour clore cette évocation des lieux d’accueil de l’œuvre d’Andrée Chedid, on se demandera ce qu’autorise le poème en matière de trajet, ou de déplacement, ou de recentrage, par différence avec le lieu romanesque. Il est difficile de maintenir absolument cette distinction de « genres ». En effet ce qui peut se dire en termes d’expression de la subjectivité de l’espace intérieur propre à chaque personnel et qui contribue à la création d’un lieu universel – la poésie – comme un « […] lieu qui ranime nos interrogations et nos soifs »[36], ce lieu, en dehors des frontières et des nationalismes, parce que prenant sa source dans l’inconscient collectif, dans l’histoire du psychisme humain, nous pouvons en ressentir l’existence dans Les Marches de sable autant que dans l’un ou l’autre des recueils poétiques. Toutefois, la relation transitive, des mots du poème à leur objet, marque davantage une interrogation sur les pouvoirs de la parole, création subjective (« un je parle de »), qui établit une relation de l’être subjectif à l’objectivité du monde, par le truchement des mots. Les poèmes incluent fréquemment – trait de modernité mais non réservé à l’époque moderne – leur art poétique, et c’est souvent leur charme que d’exprimer un examen lucide et attentif de ses conditions d’exercice, et de ses finalités vers la constitution du lieu poétique. Poésie de peu d’images, a-t-on dit, et répétée souvent, dans une proximité mêlée de méfiance pour le langage propre à un ensemble de poètes contemporains. Poésie de l’ici et de la présence, autre aspect d’un débat contemporain familier. Encore faudrait-il nuancer cette proximité pour qui écrit « nous pataugeons dans l’éphémère ». Poésie précaire ? Usant précisément de la métaphore, d’autres y voyant au contraire une poésie-roc, un solide édifice en pierre. À la différence de Philippe Jaccottet, qui substitue aux paysages habités de Claude Lorrain (comme le « paysage avec figures dansantes »), un « paysage avec figures absentes », Andrée Chedid favoriserait cette figure dansante de la vie et le mouvement incessant des corps. Cette poésie n’a pas élu domicile dans un paysage précis et ne découle pas d’une activité de marche et d’observation attentive. « À chacun sa madeleine » écrira-t-elle, le klaxon de Paris rappelant celui du Caire.
La relation voulue mimétique avec un paradis d’essence méditerranéenne fait de perfection lumineuse, ce paysage grec, ouverture vers un centre et une origine, nous en trouvons rarement le reflet sinon dans ces sites antiques, ceux de la Grèce, chantés pour leur capacité à déchirer l’opacité du monde (« Terre regardée »[37]), à suggérer la douceur d’un autre lieu (comme Delphes, « terre des présages »). La poésie d’Andrée Chedid ne procède pas d’une traduction sédentaire d’un unique paysage, élu pour ses vertus méditerranéennes. Et si la définition d’un « lieu » pour Jaccottet, est « le sentiment obscur d’avoir trouvé un centre »[38] – ce pourrait être Delphes, un « débris d’harmonie » qui réoriente – le vrai lieu pour tous deux, ce sont les œuvres qui nous ramènent à la vie, dans sa plus haute acception.
Les poèmes sont un lieu de parole unique (« Textes pour un poème »), un équivalent du monde, dans sa réalité qui est corps, incarnation et relation (le poème comme vague, et « Fraternité de la parole »). Le lieu poétique d’Andrée Chedid n’est pas une fermeture close sur une perfection formelle, mais « horizon » :
« Hors de nos pages
L’horizon s’élargit. » [39]
Dans Visage premier, il est question de l’écart et de la proximité en différents points de la relation du sujet à son corps. Une expérience qui vise à une délivrance. La poésie est un cri qui délivre l’emmurée. À l’opposé des murs, c’est une poésie artésienne, qui rejoint la profondeur de la source :
« L’échappée du poème est artésienne. »[40]
L’usage des mots est bien cela : « pour délivrer l’espace inscrit dans toutes les paumes »[41], vers une rencontre (« je dis pour être ensemble ») même si des blancs séparent les éléments de cette triade sujet-parole-amour. Ce n’est pas une « théologie négative », mais une anthropologie positive. Un « poème-horizon »[42].
« Terre et poésie » est en quelque sorte un art poétique : la recherche à travers les mots de la parole, « […] lieu, où s’affranchissant, le mot découvre son plein été »[43]. C’est un « espace sans dimensions » que la poésie, ainsi définie dans Visage premier. En dernier ressort, le lieu poétique est disponibilité (« La passe du disponible », Visage premier), et centrage sur l’amour confondu avec la vie (« L’amour est toute la vie », Terre et poésie).
« Il faut
Du vide
Pour attirer
Le plein
Pour que s’explore
Le songe
Pour que s’infiltre
Le souffle
Pour que germe
Le fruit
Il nous faut
Tous ces creux
Et de l’inassouvi. »
Éloge du vide (Flammarion)
« Chaque épreuve
Nous féconde
Chaque épure
Nous délie
Chaque contour
Nous invite
Aux dérives du sens
Chaque esquisse
Nous dévoile
L’opulence de ses jeux
Chaque tracé
Nous amorce
Chaque empreinte
Nous relie
Chaque état
Nous expose
Aux percées de l’image
Aux écarts du poème
Aux souffles de la vie »
États de l’image, du souffle et des mots (Flammarion)
Parties annexes
Notes
-
[1]
Chedid, Andrée, « Tels que nous sommes », in Textes pour un poème, Paris, Flammarion, 1987, p. 196.
-
[2]
Chedid, Andrée, Mondes miroirs magies, Paris, Flammarion, 1988.
-
[3]
Chedid, Andrée, « Tels que nous sommes », in Textes pour un poème, Paris, Flammarion, 1987, p. 196.
-
[4]
Althen, Gabrielle, « Andrée Chedid voix multiple », in Comme un acte de parole, Sud, 1991, pp. 37-38.
-
[5]
Chedid, Andrée, Le Sommeil délivré, Paris, Stock, 1952.
-
[6]
Althen, Gabrielle, op. cit.
-
[7]
Chedid, Andrée, Mondes miroirs magies, Paris, Flammarion, 1988, p. 24.
-
[8]
Chedid, Andrée, L’Enfant multiples, Paris, Flammarion, 1989.
-
[9]
Chedid, Andrée, À la mort, à la vie, Paris, Flammarion, 1988.
-
[10]
Chedid, Andrée, Les Marches de sable, Paris, Flammarion, 1981.
-
[11]
Chedid, Andrée, « Textes pour la terre aimée » (1955), in Textes pour un poème, op. cit.
-
[12]
Chedid, Andrée, « Résurrection des résurrections », Tant de corps et d’âmes, 1984-1991, in Poèmes pour un texte, 1970-1991, Paris, Flammarion, 1991.
-
[13]
Chedid, Andrée, "Retour au visage", « La tendre argile »,in Textes pour un poème, op. cit., p. 274.
-
[14]
Chedid, Andrée, « Le verbe et la chair »,in Mondes miroirs magie, Paris, Flammarion, 1988, p. 211.
-
[15]
Chedid, Andrée, « La Ballade des siècles », ibid., p. 293.
-
[16]
Chedid, Andrée, « La joyeuse mort de Fassola », ibid., p. 259.
-
[17]
Chedid, Andrée, Tant de corps et d’âmes, 1984-1991, in Poèmes pour un texte, 1970-1991, Paris, Flammarion, 1991, p. 253.
-
[18]
Chedid, Andrée, L’Autre, Paris, Flammarion, 1969.
-
[19]
Chedid, Andrée, « L’Ancêtre et le futur », in Fraternité de la parole, Paris, Flammarion, 1976, p. 79.
-
[20]
Chedid, Andrée, « Mon père, mon enfant », in À la mort, à la vie, op. cit.
-
[21]
Chedid, Andrée, Lucy la femme verticale, Paris, Flammarion, 2000, p. 16.
-
[22]
Chedid, Andrée, « Les jardins et les dunes », in Textes pour un poème, 1949-1970, Paris, Flammarion, 1987.
-
[23]
Chedid, Andrée, « Après le jardin », Visage premier (1970-72), in Poèmes pour un texte, Paris, Flammarion, 1972, p. 31.
-
[24]
Ibid.
-
[25]
Chedid, Andrée, « Territoires du silence », in Par-delà les mots, Paris, Flammarion, 1995, p. 146.
-
[26]
Chedid, Andrée, Lucy la femme verticale, Paris, Flammarion, 1998, p. 21.
-
[27]
Ibid.
-
[28]
Chedid, Andrée, « Territoires du silence », in Par-delà les mots, Paris, Flammarion, 1995, p. 22 et p. 30.
-
[29]
Chedid, Andrée, « Territoires du silence », in Par-delà les mots, Paris, Flammarion, 1995, p. 33.
-
[30]
Chedid, Andrée, « Prendre corps », Ed. G.L.M., 1973 ; ou, « Prendre corps », in Poèmes pour un texte, 1970-1991, op. cit.
-
[31]
Chedid, Andrée, Les Marches de sable, Paris, Flammarion, 1981, p. 20.
-
[32]
Chedid, Andrée, Le Survivant, Paris, Flammarion, 1982.
-
[33]
Ibid, p. 11.
-
[34]
Chedid, Andrée, Le Survivant, p. 47.
-
[35]
Chedid, Andrée, Le Message, Paris, Flammarion, 2000, p. 99.
-
[36]
À la rencontre d’Andrée Chedid, Paris, Flammarion, 1981, p. 2.
-
[37]
Chedid, Andrée, « Terre regardée », in Textes pour un poème, 1949-1970, Paris, Flammarion, 1987, p. 145.
-
[38]
Jaccottet, Philippe, Paysages avec figures absentes, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1976, p. 128.
-
[39]
Chedid, Andrée, « Hors de nos pages », in Contre-chant, Paris, Flammarion, coll. « Poésie », 1968.
-
[40]
Chedid, Andrée, Visage premier, op. cit., p. 13.
-
[41]
Chedid, Andrée, « Démarche II », in Contre-chant, Ibid.
-
[42]
Chedid, Andrée, « Ce qui assemble », in Visage premier, Paris, Flammarion, 1972.
-
[43]
Ibid., « Terre et poésie », p. 72.