Corps de l’article

Fig. 1

capture d'écran Instagram

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Les coordonnées géographiques indiquent que la photo a été prise à la brasserie « One Eyed Jack Porto Antico », à Gênes, en Italie. Elle nous montre une jeune femme, l’air amusée et stupéfaite qui, regardant l’objectif, invite à observer le décor qui l’entoure, rempli d’images tirées de la célèbre série Twin Peaks (ABC, 1990-91 et Showtime, 2017). Elle se trouve à l’intérieur d’un pub qui porte le nom d’un lieu marquant de cette série culte. Cette photo Instagram est taguée avec plusieurs hashtag liés à Twin Peaks : « Yesterday night at #oneeyedjacks#Twinpeaks#davidlynch#laurapalmer#blacklodge#genova#firewalkwithme#dalecooper#twinpeaks2017#twinpeaksrestaurant#restaurant#hamburger#portoantico#tvseries#tv#series#markfrost#delirium#igers#igersitalia#instagramers#instamood#instagood#instafollow#follow4follow#followforfollow#nerd#nerdgirl ». L’image, les marqueurs de métadonnées qui y sont liés ainsi que sa géolocalisation, nous disent que l’internaute a voulu inscrire son discours dans un réseau, dans une logique de plaisir expressif, et qu’elle a voulu rechercher la possibilité de se faire repérer, de se connecter à d’autres internautes animés par sa même passion sériephile. Ils nous montrent aussi que la série Twin Peaks, débordant les frontières de la diégèse, a colonisé l’espace.

Si nous partons de l’idée que le concept d’espace englobe à la fois les territoires physiques et les activités humaines, nous pouvons considérer le numérique comme créateur de nouvelles possibilités de négociation entre ces sphères et, de fait, comme base pour la création et la vérification d’outils cartographiques. Loin de voir une opposition entre réel et virtuel, ou entre fiction, réel et virtuel, ces éléments seront considérés comme les composantes d’un tout. La carte émerge comme un instrument qui donne à voir un ensemble de données mais, aussi, comme un élément qui contribue à complexifier la notion d’espace. Certains gestes de téléspectateurs, s’inscrivant dans une modalité de réception précise, géolocalisée et partagée, vont habiter l’espace géographique, donnant ainsi vie à un espace inédit, en réseau, qui correspond à l’étendue sémiotique d’une série. Dans cette contribution, il s’agira d’analyser le rôle du numérique dans le cadre de la création d’un espace à la fois en lien et au-delà d’une pratique médiatique sérielle télévisuelle contemporaine, la géolocalisation des usages de séries télévisées par les téléspectateurs, à travers l’analyse de l’exemple de Twin Peaks. Je mettrai en évidence les relations entre l’espace physique et l’espace – ou les espaces – d’une série. Le numérique sera conçu comme un révélateur (Monjour, Vitali-Rosati, et Wormser 2016) de ces relations. On se demandera, ainsi : qu’est-ce que la géomatique, le traitement informatique des données géographiques, nous donne à voir de la télévision et, en retour, que nous dit l’exemple des séries télévisées du panorama des médias numériques ?

Une série-carte ?

Remarquons d’entrée de jeu que la série de David Lynch et de Mark Frost a la capacité de problématiser la dimension de l’espace dans sa diégèse même. Le titre renvoie en effet immédiatement à un lieu, un village fictionnel du Nord-Ouest Pacifique ; le générique explore la nature florissante de celui-ci (l’image de la forêt, des cascades, et le travail du bois). Mais surtout, le déroulement du récit correspond à la progression dans un espace. Tout au long des deux premières saisons, en effet, le personnage de l’Agent Spécial Dale Cooper (Kyle McLachlan) est confronté à un épaississement des mystères au fur et à mesure qu’il avance dans sa connaissance des différents lieux clés du village, conformément à un mode « sériel exploratoire » (Boni 2016). Remarquons également que les cartes géographiques sont très souvent présentes à l’image. Résultats d’efforts heuristiques des personnages, ou trouvailles à déchiffrer, elles n’interviennent pas nécessairement pour orienter les spectateurs. Elles sont là plutôt pour montrer l’étendue et paradoxalement la fragilité de toute recherche effectuée par le biais d’outils scientifiques rationnels. Mentionnons-en quelques occurrences : l’entrée de la « Owl Cave » apparait de la superposition de pétroglyphes et de la carte de la ville de Twin Peaks dans la quête de Dale Cooper et de son ennemi juré Windom Earle (Kenneth Welsh) (saison 2).

Fig. 2

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Lorsque Gordon Cole (David Lynch) et son équipe survolent les États-Unis sur les traces de Cooper (saison 3), les cartes sont utilisées pour situer les spectateurs par rapport au périple des personnages, mais aussi pour évoquer la possibilité de faire surgir des lieux chargés de sens. Dans la saison 3, au poste de police, pendant que le Sheriff Truman (Robert Forster) s’affaire sur son nouveau poste d’ordinateur et notamment sur Google Maps, son adjoint Hawk (Michael Horse), qui est très sensible à la spiritualité des Premières Nations, sort précautionneusement une carte ancienne (« It’s old, it’s living »). Grâce à cet objet gravé de détails, il pourra mettre en évidence la présence de significations cachées dans les lieux de leur enquête. La carte est donc utilisée, dans la diégèse, comme outil irremplaçable pour rendre visible – mais pas nécessairement pour comprendre – la présence un sens, lorsque la multiplicité de traces se rend illisible à l’œil humain (et aux technologies contemporaines). La relation entre carte (conçue comme outil) et espace (conçu comme terrain englobant lieux physiques et activités sociales) est donc rendue problématique dans Twin Peaks, tant elle résulte nécessairement de la négociation d’une expérience vécue et, parfois, perçue ou rêvée, dans un territoire chargé d’histoire et de connexions invisibles.

Lorsque nous étudions les pratiques des internautes autour d’un objet médiatique, et notamment des séries télévisées qui, en raison de leur quantité, entraînent en ce moment un effet de saturation des discours dans la sphère publique, nous sommes face à une multitude de gestes et de traces qui pourraient, comme les connotations des lieux de Twin Peaks, demeurer tout autant invisibles lorsqu’elles ne sont pas placées sur une carte. Bien qu’elles ne soient pas toujours géolocalisées, les pratiques très diversifiées et variées des téléspectateurs face aux nouveaux écrans[1] négocient un espace entre réel et virtuel, nous invitant à dépasser l’opposition entre les deux (Baym 2010). Les interfaces numériques développées dans le cadre de la géomatique arrivent parfois à les rendre davantage visibles, leur donnant une dimension concrète.

Réception et dissémination

L’utilisation de la géomatique n’est pas une méthode nouvelle dans les études des médias. Elle commence à s’installer dans les études cinématographiques et notamment dans les études de la distribution et de l’histoire des salles. Les Roberts, par exemple, s’intéresse à la cartographie de la production et de la consommation des films et discute plusieurs travaux qui, à travers des cartes, rendent visibles des bases de données concernant la fréquentation des salles de cinéma (Robert 2012). Le cinéma devient donc l’objet d’une « critique spatiale » qui consiste à « habiter » un espace réel avec les résultats issus d’une ethnographie de la consommation, jusqu’à faire surgir des contradictions productives. Mentionnons, à ce propos, le projet Italian Cinema Audiences qui cartographie des données immatérielles comme les souvenirs de spectateurs romains[2].

Si le cinéma est marqué par une dimension où les points dans un espace – les salles – sont indispensables à l’expérience des spectateurs, la question se pose très différemment pour la télévision qui, par sa nature, est diffusée via les ondes ou par satellite, avant de devenir un ensemble de paquets numériques échangés dans un réseau. Traditionnellement, la réception des programmes télévisuels ne place pas de lieu physique particulier au centre de son processus de réception[3]. Multiplié dans des millions de foyers, le spectacle télévisuel se rend chez ses publics, allant les rencontrer à des moments précis de la journée ou de la semaine, selon un contrat établi par la grille de programmation. Si l’expérience du cinéma se déroule historiquement dans un espace déterminé, la télévision n’a pas un seul espace, même depuis ses origines. La géographie du broadcast correspond en effet à la plus large étendue possible : elle doit couvrir la totalité d’une nation. Ainsi, l’expérience du média télévisuel passe-t-elle nécessairement par la construction d’une « communauté imaginée », construite socialement, dans laquelle des individus ne se retrouvant pas dans le même lieu dans le monde réel se perçoivent comme faisant partie d’un même groupe (Anderson 1983). Ce concept est basé sur l’idée d’une simultanéité du temps, et non seulement du partage d’un même espace.

Aujourd’hui, le décollement de la dimension physique s’intensifie et se complexifie davantage. Avec la fragmentation toujours plus grande de l’offre des programmes, la multiplication du choix offert au téléspectateur, et le déplacement de l’expérience des séries télévisées dans des environnements numériques, la centralité du foyer va désormais se perdre, au profit d’une dématérialisation. Quant aux portes d’entrée vers le monde du texte, elles sont de plus en plus nombreuses, dans le cadre d’une transmédialité croissante. Ce contexte encourage la convergence des textes officiels et non-officiels, et qui favorise aussi une plus grande visibilité de discours variés produits par des auteurs multiples y compris les publics (Jenkins 2008 ; Ryan 2017). La télévision était autrefois un grand et unique forum culturel (Newcomb et Hirsch 1983), un ensemble cohérent de textes complexes capables d’attirer un large public et de fonctionner comme un espace où les valeurs de la société étaient réélaborés[4]. Aujourd’hui, la réception des séries télévisées s’inscrit dans une pluralité de niches ou de forums qui ne communiquent pas nécessairement entre eux.

Parler de réception des séries télévisées à l’ère contemporaine signifie se mesurer à une circulation d’usages et d’appropriations : on observe une quantité massive de discussions sur les réseaux sociaux et sur les forums, des parodies et vidéos amateurs, autant de traces, de vestiges d’une expérience que les publics anticipent, prolongent, ou arrêtent pendant qu’elle se fait. En retour, grâce au numérique, des espaces en réseau apparaissent. Les téléspectateurs ont la possibilité de signaler leur propre présence au sein d’un groupe et donc de vérifier les frontières de la communauté. Ces pratiques relèvent de ce qu’Henry Jenkins, à la suite de Michel de Certeau (1980), appelle braconnage culturel (métaphore qui, on le remarquera en passant, est liée à une certaine inscription – illégitime – dans un espace) (Jenkins 1992).

Aux fins de cette contribution, au lieu de mobiliser l’arsenal d’analyse qualitative que les recherches actuellement en cours sur le fandom développent, on choisira d’aborder, plutôt que des gestes singuliers, la masse des traces d’appropriation qu’un ensemble très large de sériephiles « ordinaires »[5] sème dans les espaces d’Internet par une approche quantitative que le numérique encourage. Tout utilisateur ou consommateur, sans pour autant s’identifier comme fan ou récepteur spécialisé, produit des traces qui vont peupler – d’émotions, d’affects, de critiques – un territoire en ligne.

Nous sommes dans le cadre de gestes inscrits dans une relation avec des technologies, à travers lesquels les publics arrivent, à plusieurs niveaux de sophistication, à « se faire sentir » le goût des choses (Hennion 2009). Dans ce cadre, signaler sa propre position par le biais d’instruments intégrés aux plateformes de médias sociaux liés aux coordonnées géographiques est une opération courante. La géolocalisation est l’une des actions qui servent à rendre l’expérience du spectacle télévisuel plus concrète, à lui donner une attestation de véridicité[6] en lui offrant des contours physiques, et finalement à l’inscrire dans un réseau. Si les utilisateurs participent, depuis plusieurs pays, à la construction du sentiment collectif de faire partie d’une communauté, du moment où ils acceptent de se géolocaliser, la dimension de la communauté devient moins « imaginée » que tangible, concrète, allant s’inscrire dans un discours global dont on peut mettre en évidence les coordonnées spatiales et qui permet à tout un chacun, en un clic, d’avoir accès aux contenus partagés. On accepte, par l’adhésion à un réseau social, de faire partie d’une communauté, de « rejoindre une conversation ». Par le choix d’un hashtag, on partage des opinions et des émotions autour d’une série, avec une visibilité augmentée et la possibilité de rejoindre un nombre large de personnes intéressées par le même objet. La communauté se constitue moins par la mutualisation de caractéristiques culturelles ou sociales que par l’intérêt pour un sujet choisi.

Cet objet commun se constitue par les bribes de discours qui ne sont pas forcément entrelacées : bien que des conversations aient lieu, il s’agit souvent de l’ajout d’une voix individuelle à la voix de la collectivité. Le concept de spreadability (Jenkins 2013) décrit ce phénomène de circulation des fragments médiatiques sur le mode d’une dissémination transnationale. Comme une graine transportée par le vent, le contenu médiatique, désormais affranchi de son support physique, produit de nouveaux sens dans de nouveaux espaces, parfois très différent du sens initial que les producteurs lui ont donné. Les productions discursives des fans sont vues par les chercheurs comme des composantes essentielles d’une dissémination et donc de la constitution de l’œuvre. L’œuvre est donc à concevoir comme un phénomène aux frontières mouvantes et en constante transformation, dans lequel on observe une sédimentation de traces. La dimension historique est à problématiser dans le cadre d’un espace qui s’offre finalement comme archive et qui reste cartographiable à travers ses différentes couches.

Les interfaces du web contribuent à rendre ce mouvement de dissémination davantage visible, cartographiable, malgré son évolution constante. Suivre les traces de la réception et cartographier les contours des communautés de spectateurs est une possibilité de plus en plus évidente qui peut aller dans le sens d’une « lecture distante » d’un phénomène complexe. Suivant Franco Moretti, nous partons de l’idée selon laquelle la distance est une « condition pour la connaissance » : elle permet de prendre en considération des unités qui sont beaucoup plus petites ou beaucoup plus larges que le texte, ou que les usages singuliers[7].

Se géolocaliser : les cartes

S’inscrire visuellement dans l’espace géographique fait désormais partie des habitudes des utilisateurs de smartphone et autres technologies, construisant un pont entre la dématérialisation de l’expérience et le lien avec la situation dans laquelle l’expérience du spectacle se déroule (pour Boris Mericskay (2011), nous sommes dans le cadre de l’ « information géographique volontaire (vgi) » et d’un « renversement de paradigme dans la production de l’information géographique », dans le cadre de la culture de la contribution). Se situer, signaler sa position sur une carte, devient un moment clé de l’expérience télévisuelle, entre monde matériel, monde imaginaire de la série, et plateforme communautaire.

La négociation entre plusieurs niveaux est caractéristique de toute production de l’espace. Pour un géographe comme Kevin Lynch, la ville est une image mentale, construite à partir de relations, souvenirs, parcours, quartiers, carrefours, monuments ou points de repère – tous des éléments qui n’existent pas dans la réalité mais qui sont le résultat de gestes qui se répètent, conséquence de pratiques sociales partagées. L’espace est créé et structuré par un regard collectif qui fonctionne comme la somme de plusieurs points de vue individuels (Lynch 1960). De manière similaire, dans les plateformes des médias sociaux, la production de l’espace correspond à un marquage affectif.

Activer la fonction de géolocalisation nous inscrit dans un espace géographique global. On signale délibérément notre position, afin de laisser une trace, de permettre aux autres de nous retrouver et de devenir nous-mêmes plus repérables (pensons notamment à son utilité dans le site de rencontres). Ce geste possède une très grande utilité pour les programmateurs et distributeurs de contenus médiatiques : la géolocalisation sert la localisation et donc la traduction des contenus, permettant de proposer des contenus adaptés à l’offre de différents territoires. Mais aussi, en même temps, il s’agit d’un geste qui correspond, pour l’internaute, à marquer un territoire et, par-delà, à donner une existence à un espace qui sera chargé affectivement ou de manière critique, donnant vie à des territoires hybrides entre réel et virtuel. La situation de visionnage prend son ampleur ; une sphère très intime est rendue publique. Le plaisir de géolocaliser ses propres traces de réception correspond au désir de faire partie du corps des spectateurs. Il peut également permettre de manifester sa propre identité culturelle ou encore de se connecter et de connecter vie réelle et vie numérique. Soulignons que dans chacun de ces réseaux sociaux, la géolocalisation pose également un problème éthique du moment où elle révèle des informations privées sur l’utilisateur. Si pour Twitter ou Instagram (où les informations partagées sont généralement moins personnelles) la pratique est courante, Facebook ou Snapchat font souvent l’objet de vives critiques dans la médiasphère, qui voit dans le partage de la géolocalisation un risque d’encourager des crimes de harcèlement[8].

La géolocalisation a donc des effets sur la qualité de la trace et sur l’espace réel que la trace « qualifie » comme appartenant à une sphère de discours relevant d’un phénomène médiatique culte. Reprenons le post Instagram de Twin Peaks : l’internaute a enrichi une information personnelle par l’ajout d’un lieu géographique qui signale sa présence à un endroit précis. Elle a aussi enrichi l’information concernant un lieu physique en y ajoutant des données relevant de la sériephilie : à savoir, un commentaire qui signale une reconnaissance des contenus liés à la série culte qui étaient déjà présents dans l’espace réel. Selon Sébastien Caquard,  

Individuals and communities are now using the online versions of maps to locate and trace their own stories. These stories can be personal, collective or a bit of both. These embellishments by users (individual or sometimes numerous) can add to the information on the map by the addition of their notations related to their particular personal experiences in the area covered by the map.

(Caquard et Cartwright 2014, 102)

Les cartes nous permettent de retrouver une dimension non-écrite, proche de la tradition des communautés orales. Elles peuvent avoir des effets sur le plan de l’individu ou de la communauté, et finalement contribuer à la création d’itinéraires émotionnels dans l’espace, même de manière collaborative (Caquard et Cartwright 2014, 102). La géolocalisation nous dit comment un certain contenu médiatique investit la sphère individuelle du téléspectateur qui se reconnait comme utilisateur de l’espace ; elle requalifie l’espace matériel et, aussi, va nourrir un espace proprement numérique qui correspond à la masse de discours autour d’un certain objet médiatique. Elle nous fournit des informations en termes de fréquence ou de saturation[9].

Les cartes géographiques peuvent fonctionner comme une méthode de visualisation – et donc de création par le chercheur – de cette masse. Puisque les traces ont une position cartographique, il est possible de les afficher sur une carte. À l'aide d'un fond de carte et de repères visuel (telle que les villes), il est possible de voir les appropriations des séries dans différentes régions. Les présupposés de la recherche sont formulés au départ : on s’intéresse à cet organisme vivant du phénomène qui requiert de mobiliser des stratégies visant à trouver, à mettre en lumière, à porter au jour les traces de sa vie, de son développement, de son mouvement. Il faut d’abord que le producteur de l’information décide de créer ce lien par un clic qui active le système GIS. Les étapes suivantes sont effectuées avec le logiciel ArcGIS :

  • 1. Extraction : Un script, en langage Python, s'occupe de l'extraction des données. Celui-ci recueille les informations automatiquement et garde les résultats. Le script recueille les tweets (collectés sur plusieurs réseaux sociaux, grâce à une API) d'une série précise, afin d'analyser les productions discursives liées à un certain hashtag. Il garde plusieurs informations dont la géolocalisation du tweet, ce qui permet de visualiser le résultat sur une carte.

  • 2. Entreposage : Suite à l'extraction des informations, celles-ci sont envoyées dans une base de données qui sert au stockage des résultats. Cette base de données permet aussi de faire des requêtes sur les données pour les interroger.

  • 3. Visualisation : Après l'entreposage, les données sont utilisées pour la visualisation des résultats. Comme la base de données est liée directement à la plateforme web, l'affichage des nouveaux résultats se fait instantanément.

Nous pouvons utiliser la carte comme un moteur de recherche : elle offre des résultats sur le mode visuel, graphique, au lieu du modèle tabulaire de la liste des résultats textuels de Google ou d’une fiche Excel. Nous pouvons chercher par exemple tous les posts tagués avec le hashtag #TwinPeaks, dans Twitter, Instagram, YouTube, Flicker. La carte sera habitée de tous les posts de ces réseaux, créés en tout temps et géolocalisés avec ce mot clé. Le résultat montre la densité des discours autour de cette série dans l’espace global, confirmant certaines évidences. La masse des discours apparait plus intense dans les pays occidentaux, ou exposés à la culture nord-américaine… Twin Peaks n’a pas la taille imposante que peut avoir la masse de discours entourant une série très populaire comme The Walking Dead (AMC, 2010-) (pour laquelle les traces, tout média social confondu, couvrent la presque totalité de la carte), mais elle est présente dans de nombreux pays.

Dans cette optique, la carte représente. Elle montre un état de l’information. Elle permet aussi d’organiser cette information et de produire de la connaissance. Comme le souligne McEachren,

Maps are powerful tools, and have been for centuries, because they allow us to see a world that is too large and to complex to be seen directly. The representational nature of maps, however, is often ignored – what we see when looking at a map is not the world, but an abstract representation that we find convenient to use in place of the world. When we build these abstract representations… we are not revealing knowledge as much we are creating it.

(MacEachren 1995)

Fig. 3

source : Labo télé

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Lorsqu’on observe le détail des traces concernant Twin Peaks, on remarque plusieurs types de contenu : des commentaires sur la nouvelle saison (un retour 27 ans après la première saison), des résumés vidéo des deux saisons précédentes, et des commentaires davantage liés à la dimension géographique : le repérage de lieux qui ont des similarités avec les lieux diégétiques, les véritables lieux (« the true Twin Peaks » dans la vallée de Snoqualmie en Oregon), les cascades où les images du générique ont été tournées, des lieux qui se sont donnés le nom de la série, comme pour l’exemple de Gênes cité en introduction, une image de la collection de DVD d’un fan, les photos prises à un récent Comiccon où un Cosplayer incarne un personnage du dernier épisode diffusé[10]. De cette manière, un des résultats que la carte fait apparaître est la géolocalisation répétée d’un lieu, qu’une visualisation tabulaire laisserait voir de manière moins évidente. Certains lieux deviennent partie intégrante du phénomène « Twin Peaks » du moment où plusieurs internautes les reconnaissent comme tel, en vertu d’un lien avec le monde imaginaire de la série (marquage affectif) ou de sa pertinence par rapport au monde de sa production industrielle (lieux « réels » de tournage). Dans ce cas, la dimension de l’expressivité individuelle dépasse la centralité de l’œuvre : Twin Peaks devient prétexte, la géolocalisation servant principalement à dire quelque chose de l’utilisateur et non pas de l’œuvre.

Fig. 4

source : Labo Télé

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L’ensemble des informations (tous les tweets produits dans le monde) est à considérer comme une masse de possibilités latentes : selon l’échelle, le regard, l’angle et l’axe choisi, la carte peut organiser ces informations, faire émerger des questions concernant une série en particulier, ou un moment de son évolution. Selon la conception constructiviste de la connaissance que propose Johanna Drucker, les données ne nous offrent pas des réponses immédiates : au contraire, la carte opère cette médiation (Drucker 2014). En adoptant ce modèle, la visualisation sur une carte permet de construire un travail basé sur l’expérience des utilisateurs, sur ces braconnages culturels qui animent l’espace public, en visualisant cette animation qui n’existe pas autrement, mais qui n’est pas pour autant moins centrale dans les circulations d’individus et de concepts, même au niveau économique et politique. Les résultats ne dépendent pas seulement de leur lien avec le monde réel et physique. En tant qu’abstraction, ils deviennent l’objet de la connaissance, nous permettant d’émettre des hypothèses ou des remarques sur le phénomène, avec une attention particulière pour certains moments de plus grande visibilité qui ne seraient pas identifiables dans une forme tabulaire. La carte est donc à concevoir moins comme la fixation d’un savoir que comme un point de départ pour des questions que l’on adresse au phénomène série.

Par le partage de la localisation géographique, l’internaute signale sa position ; certains lieux sont inscrits dans la sphère de l’œuvre, ce qui permet à la série de coloniser l’espace réel. Le volume de traces devient un objet de connaissance qui pourrait nous fournir des informations invisibles lors d’une lecture individuelle. Considérons cette dernière caractéristique, qui demande à la notion de temps de complexifier celle d’espace : la série apparaît comme un phénomène de superposition de traces, lié à une histoire sérielle, dans laquelle apparaissent des points en surbrillance que marquent certains moments de la série.

Une perspective historique sérielle et des cérémonies médiatiques transnationales

La carte nous montre toutes les interactions géolocalisées qui ont eu lieu à des moments précis. Nous pouvons en effet choisir de visualiser des créneaux de temps déterminés : tout le temps, le dernier mois, la dernière semaine, les dernières 24 heures. L’étendue sélectionnée est forcément incomplète, par rapport à la totalité des interactions ayant eu lieu dans la sphère de discours de la série, aussi parce que les traces géolocalisées représentent seulement le 1% de l’ensemble des tweets (Jurgens et al. 2015); des limites pour ce qui concerne l’inaccessibilité de certains contenus concernant la série mais rédigés dans une autre langue sont également à souligner. Finalement, le « bruit » est aussi à prendre en considération, comme par exemple des lieux topographiques de montagne qui s’affichent comme « Twin Peaks » mais qui n’ont aucun lien avec la série.

Malgré la prise en compte de ces biais, il est possible de voir une fréquence maximale dans certaines zones correspondant aux lieux de la diffusion de la série. Ces données sont à considérer comme des fragments superposés sur plusieurs temporalités.

La géographie de Twin Peaks montre que la discursivité autour de cette série se développe dans le monde entier, avec des espaces plus ou moins denses ; son histoire nous renseigne sur la raison d’une telle masse : la récente diffusion (depuis le 21 mai 2017) de la troisième saison. Dans le cadre d’une telle géographie sérielle, nous pouvons mettre en évidence des pulsations ou des moments de la vie d’une série caractérisés par une plus grande intensité. Ils correspondent à ce que Dayan et Katz décrivent comme des cérémonies médiatiques (Dayan 1996). Certains moments sont vécus par la communauté des publics comme des événements rassembleurs : les premières de saison, les cliffhangers, les finales de saison.

En observant la prolifération de tweets une heure après et pendant la diffusion du premier épisode de la saison 3 de Twin Peaks, le 21 mai 2017, on remarque l’apparition constante d’un grand nombre de traces et une pluralité d’espaces concernés. Nous avons utilisé dans ce cas le logiciel Onemilliontweets[11], disponible en accès libre. L’ensemble des traces géolocalisées nous montrent que cette « résurrection » est un phénomène transnational qui, malgré la non-homogénéité de la diffusion due à des raisons industrielles, se déroule en simultané dans plusieurs pays. Une recherche à partir du mot clé « Twin Peaks », effectuée une heure avant la diffusion du premier épisode de la saison 3 (20h00 ET) fait apparaître plusieurs résultats taggués avec les hashtags principaux #twinpeaks, #twinpeakspremiere #twinpeaks2017. L’Amérique du Nord est, sans surprise, l’espace le plus animé, sans doute en raison de la simultanéité de la diffusion. Les zones traditionnellement plus exposées aux discours médiatiques comme les zones urbaines de la côte Est, Chicago, la Californie et le Nord-Ouest Pacifique émergent comme les lieux les plus animés de la discussion.

Mais le discours se développe même en l’absence d’un lien direct (la diffusion en simultané) avec le texte et, ce, dans le monde entier : un zoom out sur la carte montre que le Royaume Uni et le Brésil sont également des points de surbrillance. En moins de deux minutes, la page a chargé plus de 37100 tweets dans le monde entier. Si on continue, au moment de sa diffusion à 21h00, la série est objet de nombreux tweets aussi au Japon, Corée du Sud, Europe, Russie, Afrique. Bien que la zone la plus « chaude » soit sans contestation New York et ses environs (rappelons le lien avec l’horaire de la diffusion), Twin Peaks commence à revivre bien avant sa nouvelle saison et au-delà des frontières territoriales de sa diffusion officielle aux États-Unis sur Showtime le 21 mai 2017.

Il est donc possible de vérifier l’importance du « buzz » dans la vie des séries. Au-delà de leur intérêt sur le plan formel ou sur celui des contenus, les séries intéressent les spectateurs en raison de la puissance de l’espace de discours qu’elles arrivent à créer. Nous sommes dans le cadre

d’une certaine géographie, attentive surtout aux données humaines. Elle est aussi, et plus encore, la recherche d’une certaine histoire […] Une histoire au ralenti, révélatrice de valeurs permanentes. La géographie, à ce jeu, cesse d’être un but en soi pour devenir un moyen. Elle aide à retrouver les plus lentes des réalités structurales, à organiser une mise en perspective selon la ligne de fuite de la plus longue durée.

(Braudel 1979, 21)

Selon Fernand Braudel, la géographie comme analyse et répertoire de gestes superposés dans la tradition de lieux est nécessaire pour comprendre les mouvements les plus macroscopiques et les plus lents. Braudel va à la recherche de ce qui est lenteur, répétition, régularité. Ainsi, sa géographie de la Méditerranée se construit entre les concepts de structure et de conjoncture, d’immobile et de mouvant ; de lenteur et d’excès de vitesse. Soulignons à ce propos la spécificité de toute série télévisée : elle a une durée dans le temps qui justifie une histoire sérielle. Elle se constitue par étapes, incluant les discours qui l’entourent, s’inscrivant dans une histoire plus large qui la dépasse et qui, elle aussi, est sérielle.

Cette approche nous renseigne sur les effets sémiotiques des interactions, sur un temps long : les téléspectateurs partagent leur position géographique pour marquer un « j’étais là », ou s’amusent à prendre le monde réel comme support pour la diégèse. Le résultat est la création d’une masse – le plaisir des spectateurs est aussi celui de faire partie de cette masse, entendue comme communauté imaginée. L’œuvre, dans ce cadre, est à définir comme un processus constamment réélaboré par ses réactualisations et par les usages qui en sont faits. Dans le cadre de cette longue durée, il est possible de souligner l’entrelacement de plusieurs couches, et de mettre en évidence le rôle des usages dans la vie d’une série, des processus lents et formés de plusieurs couches, constructions et détériorations progressives face auxquelles le destin individuel du texte, de l’artiste ou du spectateur-interprète individuel s’effacent. Cette approche nous restitue une image du numérique comme un ensemble d’instruments qui encouragent une lecture de l’histoire en termes sériels, comme dans la perspective de Braudel ; le numérique révèle des relations et incite à approfondir la possibilité de souligner la place des émotions dans la forme que prend une œuvre de fiction.

Remarquons que, surtout dans le cadre de séries ayant un succès important, les productions des amateurs dépassent en nombre les productions officielles. Les fanfictions répertoriées dans fanfic.net autour de la série X-Files dépassent la possibilité de consulter ou même structurer, par un seul individu, un tel contenu, ce qui fait parler Abigail de Kosnik d’une archive « rebelle » (De Kosnik 2016). La quantité d’objets dépasse le chercheur mais peut aussi révéler des possibilités en termes de qualités inédites d’un phénomène médiatique. Il est capital de remarquer que ces qualités n’apparaîtraient pas en l’absence d’une interface numérique qui les rassemble et les rend visibles.

Conclusion

La télévision est plus que jamais à entendre comme un forum culturel ou un espace catalyseur de discours de communautés : cependant, contrairement à l’époque dans laquelle écrivaient Horace Newcomb et Paul Hirsch, nous n’avons plus un seul forum, mais une multiplication de niches que le numérique permet de visualiser. Dans ce cadre, une séparation entre réel et imaginaire n’est pas productive : au contraire, le numérique intervient dans un processus de création de communautés, rendant visibles des pratiques qui ont besoin du réseau pour s’épanouir. L’espace qui en résulte est habité par ces pratiques et prouve une existence de la série au-delà des frontières de la fiction.

Pour la télévision, l’espace n’est certainement pas une condition incontournable de visionnage : au contraire, nous nous trouvons toujours dans une délocalisation et une relocalisation de l’expérience. Toutefois, le concept de broadcast, mais aussi celui de narrowcast, reposent sur une idée de l’espace. Et dans ce sens, l’espace dont il est question dans le présent article correspond à une étendue, composée de toutes les traces laissées par la réception d’œuvres en mutation constante. La situation de visionnage est constamment retravaillée : elle se renouvelle à travers les usages de ses récepteurs, au fil de l’évolution de la série. L’étude de la géolocalisation des tweets nous permet ainsi de montrer le mouvement de l’œuvre, elle nous permet de visualiser celle-ci comme processus qui est aussi composé des discours la concernant.

Comme nous l’avons vu, la géolocalisation est une prolongation du geste sériephile du spectateur qui choisit de manifester son attachement ou son intérêt pour la série en s’ancrant à un lieu où il ou elle se situe. Le désir des individus de s’exposer dans un réseau et, par-delà, de se construire une place dans cet espace, est capital lorsque l’espace est celui des déplacements en ville, dans l’espace réel. Lorsque l’internaute signale sa propre position, il opère un geste relationnel qui lui permet de se situer par rapport à l’œuvre, dans la sphère de ses discours, par rapport à d’autres personnes qui en parlent. Le geste de géolocaliser les traces de son expérience sert à manifester une présence dans l’espace et c’est aussi la vérification de l’existence de l’œuvre dans le monde.

Ainsi, de nouvelles questions émergent lorsque nous analysons une série télévisée à partir de son inscription dans un environnement numérique et notamment lorsque nous choisissons une perspective géographique. Des caractéristiques traditionnellement négligées par l’analyse de séquences apparaissent comme significatives : la masse d’une série, sa localisation, son intensité, sa densité, ses pulsations. Les lieux réels sont transformés de par leur mobilisation, en qualité d’espaces habités par les discours concernant une série, mais cette transformation serait invisible si on ne passait pas par une carte géographique. La série n’est pas seulement la source d’un espace narratif : elle se construit et évolue aussi dans le temps sur la base d’un espace sémiotique produit aussi par les interactions des spectateurs avec la fiction, que la géomatique contribue à rendre visibles.

Les cartes réalisées grâce au traitement informatique de la donnée géographique ne sont pas réductibles à un état de connaissance préalable ; au contraire, une nouvelle connaissance surgit des relations inédites qui apparaissent avec la visualisation des données. Ces relations « émergentes » sont possibles parce que la série est un système complexe. En effet, la réception n’est pas seulement une réponse aux œuvres, puisque l’on doit la concevoir comme une des composantes d’un système, nourrissant son existence transmédiatique, souvent faite de mutations et de frictions. Le traitement des données humaines qui relient espace et émotion des spectateurs correspond ainsi moins à la recherche de grandes tendances quantifiables, qu’à la recherche des différents biais par lesquels un attachement sériephile vient nourrir notre perception du réel, de la fiction et de l’espace.