Résumés
Résumé
Dès le mouvement de grèves de 1947, le PCF a manifesté une réelle volonté d’encadrer les femmes ou mères de grévistes afin qu’elles les soutiennent pendant toute la durée du mouvement. Dans cette perspective, la direction du parti communiste a fait appel à son organisation féminine de masse : l’Union des Femmes Françaises. Toutefois, les dirigeants communistes ont hésité sur les formes de mobilisation à promouvoir et sur la visibilité à accorder à son organisation féminine. Deux types d’action ont été mis en place. Le premier consistait à organiser des actions de solidarité en direction des familles de grévistes et le second, à partir de 1953, avait pour ambition de rassembler les femmes dans des regroupements catégoriels : comité de femmes de mineurs, de femmes de cheminots, etc. L’étude de ces actions démontre que sur le terrain régnait en fait une certaine confusion notamment sur le rôle des différentes organisations (UFF, PCF ou CGT).
Abstract
Ever since the 1947 strikes, the FCP has been concerned in structuring the support offered by strikers’ wives or mothers during the time of the strike. It is with such objective that the head of the FCP turned to its women's branch: the "UFF". However, it wasn’t clear, at the time, how such mobilisation was to be achieved and what visibility was to be given to the UFF. Two means of actions were developed. The first consisted in offering support strikers’ families. The second, dating from 1953, consisted in bringing women together in different specialises committees : Committee of minors’ wives or Committee of railwaymans’wives. This study demonstrates that in practise, the situation was rather confused between the women organization, the trade union and the party.
Corps de l’article
Les 22 et 23 décembre 1947 se tient une réunion du Comité central du PCF au cours de laquelle est dressé un premier bilan des mouvements de grève de 1947. A cette occasion, plusieurs intervenants évoquent la nécessité politique d’une mobilisation massive des épouses de grévistes et soulignent le rôle potentiellement néfaste des « ménagères » dans un tel contexte. Lorsqu’elle prend la parole, Olga Tournade, responsable de la CGT, illustre ses propos par quelques exemples :
« Des femmes sont venues chercher leur mari à l’usine et sont venues leur reprocher en termes vifs le manque de pain à la maison. Une ménagère a dû nourrir durant la grève un camarade auquel sa femme refusait de donner à manger. Une autre a donné à son mari un bol d’eau et lui a jeté un morceau de pain sur la table »[1].
Si ces exemples sont sans doute volontairement outranciers, ils témoignent d’une réelle inquiétude de la part des responsables communistes face à l’attitude des épouses des salariés en période de grève.
Ces appréhensions reposent sur deux facteurs essentiels. A cette époque, dans les familles ouvrières, et plus généralement dans les foyers modestes, ce sont les femmes qui sont en charge du budget familial[2]. En période de grève, alors que les revenus du foyer s’amenuisent, elles sont donc contraintes d’adapter leurs dépenses. C’est aussi de leur habileté et plus encore de leur volonté de faire vivre la famille dans ce contexte que dépend la capacité de leurs conjoints ou de leurs enfants à prolonger la grève. En outre, les dirigeants communistes considèrent que les « ménagères » n’ont pas bénéficié d’une éducation politique et qu’elles sont, de ce fait, plus perméables aux arguments de « l’idéologie bourgeoise ». Dans cette perspective, l’Union des Femmes Françaises (UFF), l’organisation féminine du PCF est sollicitée afin d’agir en direction des femmes, de les encadrer afin qu’elles s’investissent aux côtés de leurs maris pendant les mouvements de grève.
Les dirigeantes de l’UFF se voient donc assignées une nouvelle mission : s’assurer que les femmes ne freineront pas l’action de leurs conjoints, un impératif contenu dans cette injonction souvent mobilisée : « Ne soyez pas le bras qui retient mais le bras qui soutient ». Une discussion s’engage alors afin d’établir un répertoire d’action qui ne heurte pas les adhérentes de l’UFF et qui soit conforme à son double statut d’organisation de femmes et d’organisation de masse. Au cours de cette période de l’après-guerre, la direction du PCF a hésité sur la façon dont son organisation féminine devait s’investir auprès des grévistes. Des hésitations qui ont porté à la fois sur les formes d’actions à promouvoir mais également sur la visibilité à accorder à l’UFF. Deux axes de travail peuvent être ici mentionnés pour tenter de relater l’engagement de ce mouvement pendant les grèves : la mise en place d’actions de solidarité envers les familles de grévistes puis la constitution de regroupements catégoriels.
Privilégier des actions de solidarité en direction des familles de grévistes
A l’issue des discussions survenues lors de la réunion du Comité central de décembre 1947, Yvonne Dumont, qui est alors membre du secrétariat de l’UFF, fixe le cadre d’intervention de son organisation pendant la grève. Devant les membres du Comité central, elle affirme :
« Il est bien que les ménagères participent aux manifestations mais il est bien certain que le rôle essentiel d’une organisation comme l’Union des Femmes Françaises, c’était la solidarité. Et la solidarité, ainsi que le disait Benoît Frachon, c’est un rôle politique »[3].
L’UFF s’était déjà illustrée par des actions de solidarité en direction des familles de grévistes dès les mouvements de grève de 1947[4]. Celles-ci pouvaient prendre plusieurs formes : la collecte de denrées redistribuées ensuite aux familles sous forme de colis, la mise en place de soupes ou de cantines, l’instauration de vestiaires, ou enfin l’organisation d’un arbre de Noël pour les enfants de grévistes comme ce fut le cas en décembre 1947[5].
Toutefois, à l’issue de ce Comité central, la direction du PCF décide clairement de circonscrire le champ d’intervention de l’UFF à ce type d’activités. Cette option stratégique s’explique par plusieurs facteurs.
Ce répertoire d’action était en adéquation avec le statut d’organisation de masse du mouvement[6]. En effet, dès sa création, à l’automne 1944, l’UFF est envisagée comme un mouvement susceptible d’atteindre les femmes qui n’appartiennent pas aux structures politiques traditionnelles (partis politiques, syndicats). A cet effet, ses dirigeants ne cessent de marteler que leur organisation est indépendante, qu’elle est ouverte à toutes les femmes quelles que soit leurs convictions politiques ou leur appartenance religieuse. De plus, si dans les premières années, l’UFF s’est adressée à toutes les Françaises, ménagères ou salariées, à partir de 1947, elle a concentré des efforts en direction des femmes qui n’avaient pas d’activité salariée. Dès lors, en se plaçant sur le terrain d’une aide matérielle aux familles de grévistes, ses dirigeantes, qui étaient pour la plupart des militantes communistes aguerries, pouvaient afficher leur soutien aux acteurs du mouvement social sans endosser des positions ou des discours trop marqués politiquement qui auraient risqué de remettre en cause l’autonomie revendiquée par l’UFF ou d’effrayer certaines adhérentes ou sympathisantes. Les dirigeantes communistes de l’organisation ont considéré qu’elles devaient adapter leur argumentaire à leur cible politique et se garder de toute formulation trop « guerrière ». Ainsi lors de son intervention devant le Comité central en 1947, Yvonne Dumont s’est livrée à une autocritique déplorant, lors de son allocution, le caractère vindicatif de certains de ses discours. Elle a regretté par exemple d’avoir exhorté les femmes à « se battre avec les flics, à déculotter les flics », considérant que ces injonctions n’étaient pas compatibles avec le statut d’organisation de masse de l’UFF.
Toutefois, ce positionnement ambivalent n’était pas toujours facile à tenir pour les dirigeantes de l’organisation féminine car les attentes des uns et des autres vis-à-vis de leur mouvement pouvaient paraître contradictoires. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler que certains responsables syndicaux ont assimilé les militantes de l’UFF en 1947 à des « sœurs de charité », regrettant ainsi leur manque d’investissement dans la grève[7].
Si l’UFF a ainsi limité son champ d’action, c’est également en raison des représentations en cours pendant cette période sur le rapport des femmes au politique. En effet, les responsables de l’organisation féminine, comme ceux du PCF, semblaient alors persuadés que les Françaises ne s’intéressaient pas spontanément à la politique et se montraient peu réceptives aux discours politiques ou aux discussions doctrinaires[8]. Dans ce contexte, les dirigeantes de l’UFF ont voulu convaincre les Françaises que leurs préoccupations quotidiennes étaient liées à des choix politiques et qu’elles pouvaient par leur mobilisation peser sur certains aspects de leur vie. L’UFF a donc choisi d’apparaître comme une organisation de femmes, de mères animées par le seul désir d’améliorer leurs conditions de vie et de préserver leurs foyers. En interpellant les Françaises en tant que mères et épouses de travailleurs, ses dirigeantes espéraient les persuader qu’elles devaient soutenir leurs maris ou leurs fils grévistes, qu’il s’agissait d’un devoir comme l’indique cet extrait d’un appel lancé par le Conseil national de l’UFF aux mères françaises en 1951 :
« C’est notre devoir de mères d’être aux côtés de nos maris quand ils luttent pour de meilleurs salaires. C’est notre devoir de mères de nous unir à tous les travailleurs pour préserver la Sécurité Sociale. C’est notre devoir de mères d’élever notre voix avec celles de tous les patriotes et de tous les gens de cœur pour réclamer la fin de la guerre au Viet-Nam »[9].
Comme le suggère cet appel, l’UFF invitait ses adhérentes à se mobiliser pour l’augmentation des salaires de leurs conjoints en invoquant la nécessaire amélioration des conditions de vie des foyers modestes. Elle agrégeait cette revendication à son principal mot d’ordre à partir de 1948 : la lutte pour la paix. Dans leurs discours et leurs publications, les dirigeantes du mouvement instauraient une continuité entre la lutte pour la paix et la défense des revendications salariales des ouvriers. Leur argumentaire reposait en grande partie sur la dénonciation des dépenses générées par la guerre aux dépens des familles françaises.
L’autre argument récurrent était la défense du bien-être des enfants perçus comme les victimes innocentes des conflits sociaux. Lorsqu’en 1948, les mineurs étaient en grève, l’UFF a envoyé leurs enfants dans les familles de leurs militantes. Ses dirigeantes ont d’ailleurs donné un écho particulier à cette action jugée emblématique de son investissement aux côtés des grévistes.
Ces activités d’entraide apparaissaient comme concrètes et s’inscrivaient dans un cadre local. Elles reposaient en grande partie sur des réseaux de solidarité de quartier sur lesquels s’appuyait l’organisation depuis sa création. On peut ici mentionner la place centrale qu’occupait par exemple le marché dans la vie de l’organisation. Dans ce lieu pouvaient se dérouler à la fois les collectes pour les grévistes ou la distribution de tracts. En effet, les « ménagères » n’ont alors que peu d’occasions de quitter leur domicile et rares sont celles qui disposent d’un réfrigérateur avant le début des années soixante, aussi en l’absence d’appareil de conservation des aliments, elles sont contraintes de se rendre fréquemment sur le marché qui constitue un véritable lieu de rencontre[10]. La mise en place d’actions de solidarité s’intégrait parfaitement aux présupposés en cours sur le rapport des femmes à la politique et sur la façon dont elle pouvait se mobiliser.
Dans son étude sur les dockers français, Michel Pigenet montre ainsi que dès qu’un conflit s’inscrivait dans la durée, apparaissaient des affiches à destination des femmes, diffusés par des organisations communistes. Il cite l’une d’entre elle, datée de 1954, qui exaltait le « bonheur du foyer » et s’adressait aux femmes en ces termes : « Vos maris sont à la hauteur de leur tâche (…) Soyez à leurs côtés »[11].
Enfin, ces actions de solidarité constituaient une nouvelle opportunité pour les militantes de l’U.F.F. d’atteindre de nouvelles adhérentes. La collecte d’argent ou de denrées sur les marchés ou la distribution de biens aux familles de grévistes constituaient autant de nouvelles occasions pour l’organisation féminine d’entrer en contact avec les Françaises et d’asseoir la notoriété du mouvement. Sur ce dernier point, en l’absence de chiffres permettant de suivre l’évolution des adhésions, il est difficile de dresser un bilan et de conclure à un succès ou à un échec de l’organisation féminine de ce point de vue. Cependant, les discours des dirigeantes de l’UFF et leurs fréquents appels à profiter de ces actions pour susciter des adhésions tendent à démontrer qu’elles espéraient par ce biais augmenter l’aura de leur organisation.
En concentrant leurs efforts sur des actions de solidarité, les dirigeantes de l’UFF espéraient préserver l’aspect fédérateur de son discours et convaincre les femmes réticentes à suivre des mots d’ordre jugés trop politiques. A partir de 1953, si la solidarité demeure au centre des préoccupations affichées par le mouvement, un nouveau mode d’organisation du travail en direction des femmes apparaît au travers de la mise en place de regroupements catégoriels.
La mise en place de regroupements catégoriels
C’est en effet en 1953, autre moment fort de l’action revendicative des salariés, que la direction du PCF a décidé de mettre en place des comités de « femmes de... », toujours dans l’espoir de mobiliser les épouses aux côtés de leurs conjoints. Lors de son intervention pendant le Conseil national de l’UFF, qui s’est tenu du 17 au 23 janvier 1953, Jeannette Vermeersch a présenté cette nouvelle forme d’organisation :
« Aussi, il nous faut faire un effort pour que les femmes soutiennent par tous les moyens les revendications de salaires de leurs maris, de leurs enfants. Par exemple, n’est-il pas possible de réunir les femmes de mineurs, afin qu’elles discutent des moyens d’obtenir que leurs maris aient de meilleures conditions de salaires, de pension, de logement ? »[12].
Quelques jours plus tard, l’organisation féminine lance un appel aux « femmes et mamans de France » dans le quotidien communiste :
« Femmes de toutes croyances, unissons sans attendre nos efforts pour arracher l’augmentation des salaires, les revendications des familles ouvrières et paysannes. Ménagères, mères de famille, organisons des assemblées, des conférences de femmes de mineurs, de cheminots, de dockers, de chômeurs pour défendre les salaires de nos maris (…) »[13].
Cette nouvelle initiative laisse penser que les activités de solidarité de l’UFF n’ont peut-être pas rencontré le succès escompté. Aucun des documents consultés ne permet d’éclairer ce changement de stratégie mais quelques hypothèses peuvent toutefois être esquissées.
Ces comités de femmes représentaient très certainement un moyen d’élargir l’audience de ce mouvement en direction des épouses de travailleurs. En effet, même si l’UFF clamait alors son indépendance vis-à-vis du PCF, elle était, semble-t-il, clairement identifiée comme liée au parti communiste et plus encore depuis son engagement dans le combat pour la paix[14]. Les comités de femmes de cheminots ou de dockers étaient alors envisagés par la direction du PCF comme une alternative à l’adhésion à l’UFF et devaient représenter une opportunité de conquérir de nouveaux soutiens. Un choix stratégique clairement exposé par Julie Dewintre lors de la réunion du Comité central des 5 et 6 mars 1954 :
« Ce que Jeannette [Vermeersch] disait sur les femmes de cheminots est particulièrement vrai pour les femmes de mineurs, ce ne peut être ni la C.G.T., ni l’Union des Femmes Françaises qui peut les organiser mais les questions doivent être examinées avec les femmes de mineurs elles-mêmes (…). Si nous travaillons dans ce sens nous entraînerons les femmes de mineurs dont les maris sont syndiqués à la C.G.T., à Force Ouvrière, à la C.F.T.C. et aussi, ce qui est important la grande majorité des femmes dont les maris sont inorganisés, à participer à l’action (…). Des milliers de femmes ne sont pas prêtes à adhérer à l’Union des Femmes Françaises, mais elles seraient d’accord de se rencontrer, de s’unir et ensemble trouver les moyens d’action pour faire aboutir leurs propres revendications »[15].
Cette déclaration montre clairement l’ambition première de ces comités : élargir la mobilisation au-delà du cercle des adhérentes ou sympathisantes de l’UFF en gommant toute référence à l’organisation féminine du PCF. Au cours de son allocution Julie Dewintre précise que ces comités s’adressent ainsi tout particulièrement aux femmes qui n’appartiennent à aucun mouvement, qui sont « inorganisées » dans la mesure où ce sont elles qui sont les plus susceptibles d’être « soumises à l’influence de l’idéologie bourgeoise ». Est donc constamment présent le souci des dirigeants communistes de rallier le plus grand nombre de femmes de travailleurs dans ces nouveaux comités.
De plus, ces derniers exaltent une certaine fierté ouvrière. Ils visent probablement à fournir aux femmes concernées un statut, une identité valorisée qui serait plus susceptible de les associer à une mobilisation de leurs conjoints[16]. Tel est l’enjeu essentiel de cette nouvelle forme de mobilisation. Les dirigeantes communistes espèrent faire en sorte que les femmes s’approprient les revendications de leurs conjoints. Jeannette Vermeersch, insiste sur ce point en janvier 1953 quand elle s’adresse aux lectrices de L’Humanité :
« Que les femmes, que les mères agissent pour soutenir les revendications de leurs maris, qui sont les leurs puisque c’est presque toujours selon ce que rapportent le mari et les enfants qu’il y a ou qu’il n’y a pas de viande sur la table »[17].
Pour les dirigeantes communistes, ces comités ne devaient pas être actifs seulement pendant les périodes de grèves. Ils devaient prendre en charge les revendications quotidiennes des femmes de travailleurs afin qu’elles s’engagent dans l’action revendicative et qu’elles soient ainsi plus susceptibles d’enclencher une mobilisation en période de conflit. Dans un souci permanent de coller aux préoccupations quotidiennes des femmes, leurs mots d’ordre pouvaient prendre des formes très diverses : dans le Pas-de-Calais par exemple les femmes de mineurs exigent en 1953 l’assainissement des routes des cités ouvrières, la mise en place de lavoirs ou le paiement des vidanges des toilettes par les houillères[18]. Des délégations se forment pour se rendre dans les municipalités ou auprès de la direction des usines pour présenter leurs revendications.
Le fonctionnement de ces comités a toutefois soulevé certaines difficultés et s’est heurté parfois à des réticences. Au sein de l’UFF d’abord. En effet, ils devaient fonctionner parallèlement à l’organisation féminine et afficher une totale indépendance vis-à-vis de cette dernière. Il semble cependant que les relations entre les deux structures aient été pour le moins ambiguës. Selon un schéma stratégique récurrent au sein des organisations de masse du PCF, les militantes actives de l’UFF étaient chargées d’impulser la création de ces comités tout en les présentant comme des structures autonomes vis-à-vis de l’UFF. Elles se retrouvaient ainsi dans la position difficile de devoir s’investir de façon concomitante dans les deux organisations tout en recrutant de nouvelles adhérentes. Certaines étaient donc tentées d’assimiler ces comités à l’UFF[19]. La confusion entre les deux mouvements était d’autant plus grande qu’elles défendaient des mots d’ordre communs. En effet, l’UFF continuait elle aussi dans ses programmes à encourager ses adhérentes à défendre la hausse des salaires, le soutien aux grévistes ou l’augmentation des allocations familiales.
En outre, les responsables syndicaux n’ont pas toujours vu d’un bon œil l’instauration de ces comités féminins qui échappaient à leur contrôle[20]. Lors des journées d’études des femmes communistes de novembre 1953, Jeannette Vermeersch a, lors de son intervention, relayé le mécontentement perceptible dans les rangs de la CGT :
« Il y a des camarades qui n’ont pas compris l’importance de la chose. Certains disent : "Elles n’ont qu’à rester à la maison". D’autres pensent qu’il faut les organiser sous la direction de la CGT ou encore des comités UFF. Or les femmes de cheminots ont montré qu’elles n’étaient pas décidées à rester chez elles, qu’elles étaient capables de se défendre, de s’organiser en comités indépendants »[21].
La défiance du syndicat envers ces comités s’explique d’une part parce qu’il ne maîtrise pas son activité et d’autre part parce que certains de ses militants ne sont pas favorables à une mobilisation des femmes non salariées en dehors des aides ponctuelles fournies au moment d’un conflit social. Il convient de rappeler qu’à cette époque les « ménagères » étaient exclues de la sphère syndicale comme le rappelle le témoignage de Gisèle, recueilli par Dominique Le Tirant dans son ouvrage consacré aux femmes de mineurs :
« Dans la vie syndicale, on n’y allait pas. Le mari était dans la vie syndicale mais pas les femmes sauf pendant les périodes de grèves, on soutenait nos maris, autrement... Après on rentrait sagement à la maison. »[22]
Enfin, certaines adhérentes de l’UFF n’ont semble-t-il pas apprécié le principe même d’un investissement de leur organisation aux côtés des salariés en grève, considérant que cela ne relevait pas de leurs domaines d’intervention. Lors du Conseil national de l’UFF en novembre 1957, une secrétaire départementale de Meurthe et Moselle est intervenue pour remettre en cause la pertinence d’une action de l’UFF en direction des femmes de travailleurs. La réponse d’Yvonne Dumont qui est alors secrétaire nationale de l’UFF, est sans appel :
« L’U.F.F. c’est avant tout l’union des femmes du peuple que nous avons à organiser. Elles sont unies par les mêmes soucis, les mêmes besoins bien qu’elles aient des opinions politiques différentes, des croyances différentes ; quand il y a un grand mouvement comme celui du 25 octobre dernier (…) l’U.F.F. est avec les femmes de ces travailleurs, elle les appelle à soutenir leur mari, à contribuer pour leur part et dans des formes appropriées, à l’action pour de meilleurs salaires. Les femmes de travailleurs, si elles n’ont pas l’U.F.F., qu’ont-elles ? Nous sommes près d’elles, nous ne pouvons pas rester à côté de ce qui les préoccupe, autrement nous ne répondons pas à ce qu’elles attendent de notre mission »[23].
La situation de ces comités sur le terrain est longtemps demeurée confuse. Il semble qu’en 1956, l’UFF se soit imposée comme la seule organisation féminine de masse. Du moins officiellement, car plusieurs rapports internes du PCF témoignent d’une variété de situations selon les régions. Pendant la grève des mineurs de 1963 par exemple, ils sont réactivés mais dans une note sur l’activité des femmes de mineurs pendant la grève, Madeleine Vincent souligne l’hétérogénéité des situations. Elle indique par exemple que dans la Meurthe et Moselle ces comités sont impulsés et patronnés par la CGT, dans la Moselle ils sont encadrés par les responsables communistes du travail en direction des femmes et dans le Nord c’est l’UFF qui a pris en charge la mobilisation des femmes de mineurs. Ce rapport tend à démontrer que les diverses organisations impliquées dans l’organisation des grèves cherchent toutes à encadrer l’action des femmes de travailleurs, ce qui illustre l’importance de leur mobilisation.
Toutefois un problème s’est posé : que faire des comités qui se développent en dehors de l’organisation féminine ? Doivent-ils perdurer et de quelle manière ? Sur ce point encore un débat a agité les instances du PCF mais l’UFF a été officiellement désignée comme la seule organisation féminine de masse du PCF et les responsables communistes ont souhaité que les femmes investies dans ces comités convertissent leur engagement en une adhésion à l’UFF. Pourtant, ce mouvement tant souhaité de transfert vers l’UFF n’a pas réellement fonctionné car une partie des participantes à ces comités se mobilisaient de façon ponctuelle au moment des grèves mais ne souhaitaient pas pour autant adhérer et s’investir à l’UFF. Aussi la mobilisation importante pendant les périodes de grèves ne se traduisait pas souvent par un afflux de militantes à l’UFF contrairement à ce que souhaitait la direction du PCF.
Dans cette période de l’après-guerre, le parti communiste a été contraint de s’interroger sur la place et le rôle que les « ménagères » pouvaient occuper dans les mouvements revendicatifs des salariés. Il est difficile d’évaluer l’influence des épouses des grévistes sur la durée d’une grève. Toutefois, il semble que la direction du PCF ait estimé le risque assez important pour engager des actions à leur attention par l’intermédiaire de son organisation féminine dans un premier temps puis par la mise en place de comités de femmes de cheminots, de mineurs, etc. Pour favoriser leur implication dans les conflits en cours, l’UFF a très largement centré son engagement sur des actions de solidarité en direction des familles de grévistes. Des activités en conformité non seulement avec son statut d’organisation féminine de masse du PCF mais également avec les représentations en cours à cette époque sur le rapport des femmes au politique. Par la suite, la direction du PCF a mis en place des comités de femmes de mineurs, de dockers, de cheminots espérant ainsi séduire un plus grand nombre de femmes encore. Cependant, cette initiative s’est heurtée à de nombreuses résistances sur le terrain et la situation de ces comités créés en marge de l’UFF s’est vite révélée confuse. Une confusion qui est le fruit d’une concurrence entre trois entités : l’UFF, la CGT et le PCF dont les militants ont voulu encadrer l’action des femmes. Un signe de l’intérêt porté aux femmes de grévistes, un signe aussi de la peur qu’elles pouvaient inspirer et cela notamment lorsqu’elles échappaient à leur contrôle.
L’action de l’UFF en direction des femmes de grévistes doit être mise en perspective avec sa position sur le travail des femmes. En effet, pendant la parenthèse de l’immédiat après-guerre, entre 1945 et 1947, l’organisation s’est montrée très favorable au travail des femmes et les a encouragées à exercer une activité salariée. Cependant à partir de 1947, elle change de discours et de stratégie et évoque le travail comme une contrainte imposée à certaines femmes en raison des faibles revenus de leurs conjoints. Elle promeut donc un schéma familial traditionnel dans lequel les revenus du foyer sont avant tout ceux du mari. Ce qui explique son engagement auprès des grévistes. L’organisation maintient ce mot d’ordre dans ses programmes au cours des années soixante et, dans le même temps, elle tarde à prendre en compte l’arrivée d’une nouvelle génération de militantes qui travaillent, qui ont leurs propres revendications et qui surtout ne se considèrent plus seulement comme des épouses de salariés[24]. Ce retard pris par l’UFF quant à certaines évolutions sociologiques est visible par exemple en 1965 lorsqu’elle s’engage dans une campagne en faveur de la réduction du travail des femmes au cours de laquelle elle se heurte aux mouvements féministes. L’organisation féminine a mis du temps, certainement trop de temps, à percevoir que son discours en direction des épouses et mères de travailleurs n’était plus pertinent et ne correspondait pas aux attentes de ses nouvelles adhérentes ou sympathisantes.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Extrait de l’intervention d’Olga Tournade lors de la session du Comité central des 22 et 23 décembre 1947, archives de direction du PCF (Ces archives ont été déposées aux archives départementales de Seine Saint Denis). Cette inquiétude a perduré puisqu’on retrouve dans plusieurs déclarations de dirigeantes communistes des exemples semblables visant à rappeler l’importance d’un travail en direction des femmes et ce tout au long des années cinquante.
-
[2]
Dominique Le Tirant, Femmes à la mines, femmes de mineurs, Collection « Mémoires de Gaillette », n°7, 2002, Centre historique de Lewarde, p. 116. Michel Verret, La culture ouvrière, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 61.
-
[3]
Extrait de l’intervention d’Yvonne Dumont lors de la réunion du Comité central des 22 et 23 décembre 1947, archives de direction du PCF
-
[4]
Le nombre et l’étendue de ces actions sont difficilement quantifiables dans la mesure où les archives nationales de l’UFF ne sont pas actuellement accessibles aux chercheurs. Dans ce contexte, seules des sources indirectes peuvent être mobilisées qu’il s’agisse des rapports internes du PCF, des articles de presse ou de certains témoignages (en attendant notamment des études locales qui pourraient se révéler très intéressantes)
-
[5]
« L’Union des Femmes Françaises prépare le Noël des enfants de grévistes », L’Humanité, 19 décembre 1947.
-
[6]
Sur la notion d’organisation de masse, voir Maurice Duverger, Les partis politiques, Paris, Armand Colin, 1951, Annie Kriegel, Les communistes français 1920-1970, Paris, Seuil, 1985 et plus récemment Axelle Brodiez, Le Secours populaire français 1945-2000, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
-
[7]
Extrait de l’intervention d’Yvonne Dumont lors de la réunion du Comité central des 22 et 23 décembre 1947, archives de direction du PCF
-
[8]
Il convient de souligner que ces présupposés étaient alors largement partagés, y compris par d’autres mouvements politiques (On peut citer par exemple, William Guéraiche, « La propagande en direction des femmes à la SFIO, 1944-1969 », Cahier et Revue de l’O.U.R.S., n°21, mai-juin 1993) ou par certains politistes (Voir par exemple, Mattei Dogan, Jacques Narbonne, « Les Françaises face à la politique. Comportement politique et condition sociale », Cahiers de la Fondation nationale des Sciences politiques, n°72, 1955).
-
[9]
« Femmes ! Mères ! Sauvons nos enfants, la France, la Paix », appel du Conseil national de l’U.F.F., Les Cahiers de l’Union des Femmes Françaises, octobre-novembre 1951.
-
[10]
Voir notamment Paul-Henry Chombart de Lauwe, La vie quotidienne des familles ouvrières, Paris, C.N.R.S., 1956.
-
[11]
Michel Pigenet, « A propos des représentations et des rapports sociaux sexués : identité professionnelle et masculinité chez les dockers français (XIXe et XXe siècle) », Le mouvement social, n°198, janvier-mars 2002.
-
[12]
« Unir les femmes dans l’action contre la misère, pour un pacte de paix, pour un gouvernement de paix », rapport présenté lors du Conseil national de l’UFF du 17 au 23 janvier 1953, fonds Femmes, boîte 3, dossier 1, archives du parti communiste français.
-
[13]
« Faire reculer la misère et la guerre. Le conseil national de l’UFF a lancé hier un important appel aux femmes et mamans de France », L’Humanité, 19 janvier 1953, p.5.
-
[14]
Plusieurs éléments peuvent être cités : participation de l’UFF à la fête de l’Huma, présence de ses responsables locales ou nationales sur des listes du PCF etc.
-
[15]
Extrait de l’intervention de Julie Dewintre lors de la réunion du Comité central des 5 et 6 mars 1954, archives de direction du Parti communiste français.
-
[16]
Comme le souligne Dominique Loiseau, il n’existe pas d’équivalent féminin à la figure héroïsée du mineur ou du métallo forgée par le PCF à partir de la seconde moitié des années trente. D. Loiseau, Femmes et militantismes, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 88-89.
-
[17]
« La lutte des femmes », L’Humanité, 24 janvier 1953.
-
[18]
Julie Dewintre, « La lutte des femmes de travailleurs », L’Humanité, 1er juin 1953
-
[19]
Dans une note au Secrétariat du PCF datée du 19 janvier 1954, la section du travail en direction des femmes insiste « sur l’importance de combattre, et plus spécifiquement chez les communistes militant à l’UFF et dans les syndicats, l’étroitesse et le sectarisme, qui conduisent à faire des « Union de femmes de mineurs, cheminots, etc. » des appendices des organisations de masse et non des mouvements indépendants, permettant une large union, de puissants rassemblements de femmes ». Notes des sections de travail, dossier 3 : Commission féminine, 1954, archives du parti communiste français.
-
[20]
Sur l’attitude des syndicats et des partis envers les organisations féminines, voir notamment Dominique Loiseau, op. cit.
-
[21]
La lutte des femmes pour un changement de la politique française, rapport présenté par J. Vermeersch lors des journées d’études des femmes communistes à Montreuil, 14-15 novembre 1953, brochure du PCF, Dossier Union des Femmes Françaises, Ga U2, archives de la Préfecture de police de la ville de Paris.
-
[22]
Dominique Le Tirant, Femmes à la mine, femmes de mineurs, Collection « Mémoire de Gaillette », n°7, 2002, Centre historique de la ville de Lewarde, p. 157.
-
[23]
Discussions lors du Conseil national de l’U.F.F. des 9 et 10 novembre 1957, La vie de l’U.F.F., n°3 (nouvelle série), novembre-décembre 1957.
-
[24]
Sur l’évolution de la place des femmes dans la population active, Christine Bard, Les femmes dans la société française au 20 ème siècle, Paris, Armand Colin, 2001, p. 215 et suivantes.