Résumés
Résumé
Quelle place occupe la peinture dans la vie et la philosophie de Sartre ? A-t-il jamais rencontré des peintres qui puissent corroborer ses thèses ? Existe-t-il seulement une esthétique constituée chez ce philosophe qui semblait préférer les mots aux images ? Il semblerait plus juste, dans un premier temps, de parler d’une esthétique « par la négative », dans la mesure où les textes de Sartre à propos de la peinture sont rares, fragmentaires voire inédits ; qui plus est, son rejet de la peinture officielle et des musées semble dominer tout autant ses œuvres littéraires que philosophiques ; et quand il s’agira de définir la peinture, elle sera reléguée au rang d’ « art non-signifiant » au même titre que la sculpture, la poésie ou la musique, dans cette œuvre liminaire que représente en 1947 Qu’est-ce que la littérature ? : ce arts ne sont pas engagés « de la même manière » que la littérature. N’est-ce pas alors l’ambivalence de la notion d’analogon, mais aussi celle d’engagement, qui constitue la clé de cette esthétique picturale ? S’il en est une, elle s’affirme en effet surtout à partir de 1947 comme « esthétique de la Présence », puisque la matière analogique va progressivement devenir la première préoccupation sartrienne. Sartre persiste à rejeter l’immobilisme pictural pour lui préférer le matiérisme d’un Tintoret, qui peint en sculpteur et devient le réalisateur de ses toiles, dans tous les sens du terme, annonçant tous les autres peintres « existentialistes ». C’est pourquoi Sartre semble avoir trouvé dans la peinture non seulement un moyen de totaliser le réel, mais aussi, par voie de conséquence, sa propre pensée.
Mots-clés :
- Beauvoir (de), Simone,
- Sartre, Jean-Paul,
- Peinture
Abstract
What's the place of painting in Sartre's life and philosophy ? Did he find painters who corroborate his philosophical arguments? Is there a pictorial esthetics by Sartre ? We could first talk about a pictorial esthetics which would be "in the negative" : indeed the Sartrian texts about painting are rare, fragmentary, in a disorganised manner, or even unpublished ; there is also a very strong reject of official painting through official galeries and portraits ; and the painter, the musician, the sculptor or the poet are not involved “in the same way” as the writer : they are only “non-significant arts”. If there is a pictorial esthetics by Sartre, it would be therefore an “esthetics of the Presence”, where the role of matter will be more and more important, after 1947: it is the ambivalent status of analogon and involvment in Sartre's philosophy which seems to be the key of his esthetics. The irreducible materiality is going to have more and more importance : he insists progressively on the matter whose things are made, on the real action of the painter, on the canva in itself. Sartre rejects immobility in painting and proposes a constant apology of movement. That's why he chooses Le Tintoret: the Venitian paints as if he was a film-maker. Therefore the painter will be really involved in his own work of art : he lives a creative situation. Finally we could say that Sartre has found in painting a good way to reach absolute and to totalize the reality, but also to totalize his own thought.
Corps de l’article
Sartre voulait à la fois être Spinoza et Stendhal. C’est ce qu’il confiait fréquemment à Simone de Beauvoir. Il voulait aussi tout dire, vénérant les livres comme l’indique son autobiographie Les Mots, quotidiennement assailli d’un désir compulsif d’écrire (au moins six heures par jour ). Dès lors, peut-on dire qu’il aimait les images autant qu’il appréciait la lecture ou l’écriture ? En fait, il n’existe pas nécessairement de contradiction entre les images et les mots, dans la mesure où Sartre découvrit précisément le pouvoir de l’imaginaire à travers les livres, tout particulièrement lorsque Anne-Marie, sa mère, lui offrit sa première séance de lecture :
« Je perdis la tête: qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil... Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait »[1].
On est en droit de penser que cela fut sa première expérience de l’« analogon » : Anne-Marie incarna le premier « analogon » matériel (ou maternel ?), qui lui permit de comprendre qu’un autre monde était possible, grâce à la conscience imageante. L’homme est en effet capable de viser un objet absent ou inexistant, à travers ce support physique ou psychologique que Sartre nomme l’ « analogon ». De la même manière, les peintures nous montrent quelque chose d’invisible à travers un analogon visible (composé de toile, de gouache, de vernis, etc.). Qui plus est, nous ne devons pas oublier que le premier titre de La Nausée était « Melancholia », une allusion à la gravure éponyme de Dürer, qu’il a pu rencontrer dans la bibliothèque de son grand-père et dont, semble-t-il, Sartre possédait une reproduction dans son bureau.
Dès lors, qu’est-ce que l’écrivain-philosophe Sartre pourrait bien dire à propos de ces peintures silencieuses ? Ne sont-elles que des visées imaginaires dont le but est de nous arracher au monde, ou bien, au contraire, des moyens existentiels qui nous engagent effectivement dans le monde ? Existe-t-il une esthétique picturale véritablement constituée chez Sartre ? A-t-il jamais trouvé des peintres ayant corroboré ses thèses philosophiques ?
Une Esthétique « par la négative »...
Nous pouvons distinguer deux aspects de cette esthétique picturale, si tant est qu’il y en ait une : or, à première vue, l’esthétique Sartrienne de la peinture n’est qu’une esthétique « par la négative », et ce pour trois raisons essentielles.
... une esthétique fragmentaire
Les textes de Sartre ayant pour objet la peinture sont en effet rares, fragmentaires, écrits de manière disparate, voire même inédits. Pour donner une vision globale, durant une première période, nous ne trouvons qu’un court essai intitulé « Portraits officiels », en 1939, et des allusions plus que péjoratives à la peinture et aux peintres dans des romans tels que La Nausée ou Les Chemins de la Liberté. Qui plus est, les essais philosophiques sur L’Imagination et L’Imaginaire définissent l’art comme quelque chose d’irréel. Même certains passages des Cahiers pour une morale réitèrent la fonction d’intermédiaire de l’analogon. Néanmoins, les célèbres textes de Qu’est-ce que la littérature ?, en 1947, jouent le rôle de pivot, annonçant la deuxième période, au cours de laquelle la conception sartrienne de la peinture va se modifier. Mais, même à cette époque, nous ne trouvons que de brefs hommages à Giacometti, Masson, Lapoujade, Wols et Rebeyrolle (d’une vingtaine de pages chacun). Le seul écrit colossal de Sartre portant sur la peinture est consacré au Tintoret, mais il demeure inachevé et sa publication s’est vue disloquée en plusieurs morceaux : « Le Séquestré de Venise » et « Un vieillard mystifié » en 1957 ; « Saint Marc et son double » en 1961 (ces deux derniers textes inédits ne pouvant être trouvés que dans deux revues séparées) ; et finalement « Saint Georges et le dragon » en 1966. Son projet d’une biographie du Tintoret et d’une nouvelle « Nausée » se déroulant en Italie, intitulée La reine Albermarle et le dernier touriste, le hanta pendant des années - Sartre aimait beaucoup l’Italie et s’y rendit pratiquement chaque année à partir de 1951. Mais il n’eut jamais le temps d’écrire un véritable ouvrage sur l’esthétique, son engagement politique ou bien son travail d’écriture sur des textes laborieux tels que La Critique de la raison dialectique ou le « Flaubert » semblant l’accaparer. Il confia à Michel Sicard qu’il aurait souhaité « contribuer à un ensemble de thèses sur la peinture : tenter de décrire à la fois ce qu’était un peintre et ce qu’était un tableau, de manière à former une partie d’un ensemble qui aurait été l’Esthétique »[2]. Non pas une esthétique à la façon de Hegel, mais une réflexion sur la beauté, concept qu’il ne pouvait séparer de celui d’art, et qui aurait porté sur la décision originelle de devenir artiste. D’ailleurs, il fait allusion à ce projet dans la conclusion de l’Imaginaire :
« Nous ne voulons pas aborder ici le problème de l’œuvre d’art dans son ensemble. Bien qu’il dépende étroitement de la question de l’Imaginaire, il faudrait, pour en traiter, écrire un ouvrage spécial»[3].
Mais, à l’évidence, il n’y a pas d’esthétique systématisée portant sur la peinture, seuls quelques essais méconnus, commentaires éparses d’un écrivain quasi-aveugle qui préférait se rendre au cinéma plutôt que de visiter les musées. Buisine, dans Laideurs de Sartre, confirme cette idée : « Jamais probablement critique d’art n’aura autant dénié et dénigré le pouvoir de l’oeil que celle de Jean-Paul Sartre »[4]. D’ailleurs, le dernier chapitre sur l’œuvre d’art dans l’Imaginaire n’a été rajouté qu’à la demande de l’éditeur. Parfois même, ses brèves rencontres avec des peintres se soldent par des brouilles ; par exemple, Giacometti ne supportera pas l’allusion des Mots à un soi-disant incident déclencheur : il aurait eu la révélation de la pétrification après avoir été percuté par une voiture... Lapoujade quant à lui arrêtera de peindre pendant près de vingt ans après avoir lu l’essai de Sartre, tout comme Jean Genet, semble-t-il, arrêta d’écrire après la publication du Saint Genet comédien et martyr... Tous ces indices semblent éloigner Sartre de la construction d’une esthétique durable ...
... critique vis-à-vis de de l’art officiel
Il semble à première vue que Sartre ne se soit intéressé à la peinture qu’en tant qu’intellectuel, lequel doit, comme il le définit lui-même, se mêler de tout. En réalité, Sartre détestait les musées et l’art officiel. Or, c’est le seul angle sous lequel il parle de peinture lors de la première période, jusqu’en 1947. La description du musée de Bouville a probablement été inspirée par une visite au musée de Rouen avec Simone de Beauvoir en 1934. Or, la première peinture que Roquentin rencontre à son entrée dans le musée, « La Mort et le célibataire », est un avertissement lancé à la face des célibataires égocentriques qui ne vivent que pour eux : ils devront affronter la mort dans la solitude, personne ne viendra leur fermer les yeux ; aussi cette peinture lui renvoie-t-elle l’image de son propre échec ; elle annonce également les portraits officiels réalisés par Bordurin et Renaudas ; le message est clair : pas d’immortalité pour les irresponsables ! A l’opposé, les notables de Bouville sont tous représentés entourés des emblèmes du pouvoir ; il en est ainsi du député français Blévigne, un ex-étudiant de l’École Polytechnique, homme de petite taille qui n’est pas sans rappeler le défunt père de Sartre (dont le portrait était suspendu au-dessus du lit de sa mère) ; il se voit représenté de la manière la plus flatteuse qui soit, « entouré de ces objets qui ne risquent point de rapetisser ; un pouf, un fauteuil bas, une étagère avec quelques in-douze, un petit guéridon persan »[5]. Le but d’une telle peinture n’est pas de révéler la vérité ou la faiblesse de l’humain, mais de faire forte impression sur le spectateur, de persuader son monde et de justifier sa position de pouvoir. Ces hommes sont morts, et plutôt deux fois qu’une : une première fois dans la réalité, et une seconde dans la peinture qui les représente, où ils se retrouvent figés comme des choses en soi. Ainsi, pour Sartre, la culture officielle est le cimetière de l’art. Au demeurant, Roquentin ne se laisse pas abuser par le règne des notables ; en quittant le musée, il lâche un « Adieux beaux lis tout en finesse dans vos petits sanctuaires peints, adieu, beaux lis, notre orgueil et notre raison d’être, adieu, Salauds »[6]. Cette visite ne l’en dégoûte pas moins : tant et si bien qu’il décide de cesser d’écrire son livre sur Rollebon...
Par voie de conséquence, l’artiste officiel, aux yeux de Sartre, n’est qu’un petit artisan au service des classes dirigeantes. Il ne s’agit pas d’un véritable créateur, car il sait exactement ce qu’il va peindre avant même de commencer. Le peintre officiel transforme la catégorie philosophique du « pratico-inerte » en une attitude « plastico-inerte », pour reprendre l’expression de Michel Sicard. Sartre confirmera cette idée dans son essai intitulé « Portraits officiels » : « Les joues de François 1er, sont-ce ses joues ? Non, mais le pur concept de joues : les joues trahissent les rois et il faut s’en méfier »[7]. Car les portraits officiels cristallisent les sentiments ambivalents d’attraction et de rejet que Sartre éprouve à l’égard de la bourgeoisie au début de sa vie. D’ailleurs, son style sarcastique n’est pas sans rappeler celui de Flaubert. Ce genre de peinture n’est rien qu’un malhonnête compromis. Il décrit des visages en trompe l’oeil, auxquels manque « la mystérieuse faiblesse des visages d’hommes »[8]. Ce n’est pas un hasard si Sartre choisit l’exemple du portrait politique de Charles VIII dans l’Imaginaire, ou bien de Napoléon et François 1er dans ses « Portraits officiels », pour illustrer l’absence d’objet que l’on vise à travers une image : les personnages des peintures officielles n’existent pas vraiment ; « Napoléon n’existe ni exista nulle part ailleurs que sur des portraits »[9]. Les personnages décrits, ces inexistants, ne se trouvent d’ailleurs pas à l’intérieur de la peinture, mais comme rejetés loin derrière elle. Voilà une peinture doucereuse, noyée de détails superfétatoires, mais désertée par les existants, tout comme chez Titien, que Sartre critiquera violemment et opposera au Tintoret. N’oublions pas qu’une des rares sources de discorde entre Sartre et Beauvoir fut précisément l’admiration de celle-ci pour Titien : Simone de Beauvoir se disait éblouie par les couleurs et la technique de ce dernier, tandis que Sartre lui vouait une haine infinie :
« Sur ce point Sartre fut tout de suite radical : il s’en détournait avec dégoût. Je lui dis qu’il exagérait, que c’était quand même fameusement bien peint. "Et après ?" me répondit-il ; et il ajoutait "Titien c’est de l’opéra" »[10].
En effet, les couleurs, dans les toiles de Titien, ont un pouvoir analgésique et donnent l’illusion de vivre dans le meilleur des mondes possibles ; ainsi, selon Sartre, Titien ne cesse de trahir la morale, en cherchant à masquer le mal et la souffrance humaine : « la discorde n’est qu’une apparence, les pires ennemis sont secrètement réconciliés par les couleurs de leurs manteaux »[11]. Titien le flagorneur change la guerre en un ballet ou une procession ; il respecte religieusement l’ordre théocratique et politique, tandis que le subversif Tintoret, lui, ne cesse de saper ces mêmes valeurs religieuses. Par ailleurs, un certain nombre d’autres incidents « picturaux » vont ponctuer la vie de Sartre avec Beauvoir. Tout d’abord, celle-ci mentionne dans La Force de l’âge que durant les années 30, ils n’ont vu que très peu de peintures, mis à part au musée du Louvre. Elle considère d’ailleurs à cette époque qu’elle comprend bien mieux la peinture que lui et critique son admiration pour Guido Reni :
« Plusieurs fois j’avais parcouru les galeries du Louvre avec Sartre et j’avais constaté que, grâce à mon cousin Jacques, je comprenais un peu mieux la peinture que lui»[12].
Lorsqu’ils visitent le musée du Prado à Madrid en compagnie du peintre Fernand Gerassi (qui inspirera le personnage de Gomez dans les Chemins de la liberté), ils se délectent tous deux à contempler les Goya ou les Bosch. Mais quelques années plus tard, lors d’un séjour à Londres, Sartre refuse de visiter le British Museum avec elle : elle s’y rend donc seule, sans enthousiasme...
De fait, la critique sartrienne des musées comme lieux de cultes devient un véritable leitmotiv littéraire que l’on retrouve, notamment, à deux reprises dans les Chemins de la liberté : tout d’abord, lorsque Sartre-Mathieu et la jeune Ivich vont visiter l’exposition Gauguin, ils se moquent de l’ « esprit français » : « il convenait de parler bas, de ne pas toucher aux objets exposés, d’exercer avec modération mais fermeté son esprit critique, de n’oublier en aucun cas la plus française des vertus, la Pertinence »[13]. Les commentaires des visiteurs sont une preuve supplémentaire de l’ironie sartrienne : déjà, devant les portraits de Bouville, une femme s’exclamait : « Ce qu’il est bien, ce qu’il a l’air intelligent... C’est bien de les avoir mis là, tous ensemble »[14]; plus tard, face aux oeuvres de Gauguin, un homme murmure : « Je n’aime pas Gauguin quand il pense... le vrai Gauguin c’est le Gauguin qui décore »[15]. D’ailleurs, Sartre décrira le père d’Ivich comme un peintre du dimanche qui gribouille et fait du coloriage... Plus loin dans le roman, Gomez (le peintre désabusé qui devint général durant la guerre civile espagnole) et son ami américain Richie sont en train de visiter le Musée d’art moderne de New York ; or, cette visite devient une mise en accusation de la peinture abstraite de Mondrian. Sartre écrit d’ailleurs « Maudrian » plutôt que « Mondrian » (une allusion à peine voilée au terme français « maudit »). Car Sartre-Gomez ne ressent aucune émotion lorsqu’il contemple des œuvres aussi abstraites ; il s’agit là d’une peinture rassurante, séraphique et édulcorée, de la peinture pour gens heureux, qui ne pose pas de questions embarrassantes. D’ailleurs Sartre considère, à l’instar de Masson, que les villes américaines ne donnent pas envie de peindre, parce qu’elles sont déjà trop pleines de couleurs artificielles. Enfin, on remarquera que tous les personnages sartriens, une fois qu’ils ont quitté une galerie d’art, sont comme blessés, traumatisés, aveuglés par la lumière du jour : Roquentin fixe du regard une feuille blanche, Ivich sent des aiguilles lui piquer les yeux, Gomez, quant à lui, trouve refuge dans un restaurant sombre et se met pleurer... Pour toutes ces raisons, Sartre semble constamment prendre ses distances avec le monde de l’art et de la peinture.
... réduisant la peinture à un art « non signifiant »
Cette peinture de « mauvaise foi » pose, qui plus est, le problème de l’engagement. Gomez abandonne la peinture, en une heure, sans la moindre hésitation, dès que la guerre d’Espagne éclate, en 1936 : c’est justement ce qui donne mauvaise conscience à Sartre-Mathieu, qui, lui, ne quittera pas Paris pour aller combattre aux côtés des résistants espagnols ; et Gomez de déclarer : « Si la peinture n’est pas tout, c’est une rigolade »[16] ; en d’autres termes, peinture et engagement semblent incompossibles : il nous faut choisir entre le monde irréel et fantaisiste de la peinture ou le monde réel de l’action. Gomez est d’ailleurs obsédé par la réalité, convaincu, après l’horreur de la guerre, de ne plus jamais pouvoir peindre : il semble souffrir d’une cataracte esthétique. Roquentin lui aussi considérait que l’art est impuissant à changer la réalité : « Dire qu’il y a des imbéciles pour puiser des consolations dans les beaux-arts !», s’exclamait-il à propos de la musique jazz et de Chopin[17] ; l’art semblait vain et creux comparé à la nausée. Sartre confirme par ailleurs cette idée dans un entretien filmé : « Quand Roquentin pense qu’il va être sauvé à la fin par l’œuvre d’art, il se fout dedans »[18]. Serait-ce parce que l’œuvre d’art possède un être qui nous échappe, à nous, les existants ? Dans les galeries d’art, nous ne pouvons même pas les toucher, constate amèrement Ivich : « qu’est-ce que ça peut me faire à moi des tableaux, si je ne peux pas les posséder ? »[19]. Roquentin, déjà, trouvait irritante la célèbre mélodie « Some of these days », dans la mesure où elle n’existe pas et ne saurait être atteinte.
En fait, Sartre cherche à désengager les artistes tels que les peintres, les sculpteurs ou les musiciens : il définit leurs réalisations par la négative, comme des arts « non-signifiants », car il considère que la révolution sociale ne doit pas s’appliquer dans le domaine de l’art ; dans ce cas, l’artiste se verrait inféodé à une idéologie et le message deviendrait trop clairement désignable ; or, l’artiste ne doit pas se préoccuper d’autre chose que d’art ; il n’a pas pour but de décrire la lutte des classes, sans quoi il se rendrait complice d’une peinture servile.
Qui plus est, il serait difficile pour le peintre de réaliser quoi que ce soit, dans la mesure où Sartre définit l’œuvre d’art comme un irréel, l’attitude imageante consistant précisément à irréaliser le monde et à viser le néant. L’art n’est pas une image juste, mais juste une image, comme le disait Jean-Luc Godard à propos du cinéma. L’objet ne devient une œuvre d’art qu’à partir du moment où l’analogon matériel se voit animé par le spectateur, permettant ainsi de viser une image invisible et irréelle : « le tableau doit être conçu comme une chose matérielle visitée de temps à autre (chaque fois que le spectateur prend l’attitude imageante) par un irréel qui est précisément l’objet peint »[20], conclue Sartre dans son essai sur l’imaginaire. Ainsi l’œuvre d’art dans sa matérialité semble-t-elle de seconde importance, comparée à l’objet irréel qu’elle permet de viser. Telle est la différence majeure entre la conscience percevante, laquelle actualise un objet présent, et la conscience imageante, qui, pour sa part, transcende l’analogon vers un objet absent. Lorsque nous nous approchons d’une toile, par exemple, et que nous en observons les détails, il ne s’agit que d’une attitude percevante ; pour créer un objet esthétique, il nous faudra faire fi de la toile et poser une thèse d’irréalité.
D’ailleurs, dans l’introduction de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre persiste à opposer la littérature aux arts non-signifiants comme la peinture, la sculpture, la musique et la poésie : ils agissent alors comme des personnages repoussoirs face à l’engagement intellectuel. Le peintre, le sculpteur, le musicien et le poète ne sont pas engagés de la même manière que l’écrivain : « nous ne voulons pas "engager aussi" peinture, sculpture et musique, ou du moins, pas de la même manière » [21] . Par conséquent, le manque d’engagement du peintre semble désormais relever de deux causes contradictoires : avant 1947, l’image visée était irréelle ; seul l’analogon matériel était présent dans le monde réel ; il est vrai qu’alors l’imagination était pure négation, tandis que la perception était pure affirmation ; c’est pourquoi le peintre semblait ne pas être suffisamment impliqué, si peu « mondain ». A l’écrivain revenait le sérieux de la réalité, au peintre, ce magicien produisant des simulacres, ne revenait que le jeu des images. Or, en 1947, le peintre apparaît comme toujours non-engagé, mais pour la raison inverse ; il s’agit maintenant de dire que ce genre d’œuvre d’art ne fonctionne pas comme les mots : son sens ne se situe plus au-delà de l’objet ou du signe ; bien au contraire, il est déjà présent dans l’objectivité matérielle. Dès lors, la notion d’analogon et, par là même, la fonction de la peinture chez Sartre vont se modifier graduellement.
Ambivalence des notions d’engagement et d’analogon
La principale cause de cette évolution semble être l’ambiguïté de l’engagement intellectuel : dans l’univers des intellectuels, l’engagement symbolise avant tout l’attitude du penseur qui prend part à sa société, aux débats politiques et à l’histoire, afin de défendre ses positions et ses valeurs. Cela implique d’accepter mais aussi de changer la réalité. Dans le cas plus précis de l’écrivain, cela signifie qu’il n’écrit que pour son époque, et non pour la postérité, que la pure littérature est une chimère : « si la littérature n’est pas tout, elle ne vaut pas une heure de peine »[22]; quand bien même l’écrivain ne dirait rien qui vaille, il dit quelque chose, car il est « embarqué ». Les mots sont utilisés comme un langage transitif, dans le but de communiquer plus et autre chose, une signification cachée derrière le signe : le langage agit par l’intermédiaire des révélations qu’il rend possibles. Telle est la différence avec le poète ou le peintre, lesquels sont muets et désengagés, parce qu’ils utilisent un langage « sens dessus dessous », où le signe lui-même devient une fin en soi. C’est ainsi qu’après 1947, Sartre insistera de plus en plus sur le rôle de l’analogon et de la matière ; comme si l’œuvre d’art retournait enfin dans le monde réel et donnait un accès direct à la réalité secrète des choses : c’est alors que l’art non signifiant deviendra un art du sens et de la présence, et que la formule de Gomez « si la peinture n’est pas tout, c’est une rigolade » pourra enfin se retourner en faveur du peintre.
Une Esthétique de la Présence ...
Dorénavant, la peinture doit faire sens, sans pour autant devenir intentionnellement significative. C’est la raison pour laquelle Sartre nomme ces arts « non-signifiants ». Cela implique qu’il n’y a pas de signifié, ni au-delà, ni derrière le signifiant.
... présence d’un nouveau « sens » de l’analogon
Habituellement, nous avons tendance à gommer l’aspect matériel du mot (le signifiant), au profit de l’idée qui est signifiée à travers lui : « un objet est signifiant lorsqu’on vise à travers lui un autre objet »[23] ; a contrario, le sens d’une peinture est toujours déjà contenu dans la toile : « Je dirai qu’un objet a un sens quand il est l’incarnation d’une réalité qui le dépasse mais qu’on ne peut saisir en dehors de lui »[24]. Par conséquent, le sens ne saurait être compris en dehors de la matérialité de la toile : Sartre ne sépare plus désormais le sens de la matière ; par exemple, il parle de « couleur-objet » : « Pour l’artiste, la couleur, le bouquet, le tintement de la cuiller sur la soucoupe sont choses au suprême degré ; (…) c’est cette couleur objet qu’il va transporter sur sa toile et la seule modification qu’il lui fera subir c’est qu’il la transformera en objet imaginaire »[25]. On ne saurait désormais séparer le vert-pomme de sa gaieté acide. Une idée similaire est également présente dans le fameux texte sur la « Crucifixion » du Tintoret :
« Cette déchirure jaune du ciel au dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour signifier l’angoisse, ni non plus pour la provoquer ; elle est angoisse et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d’angoisse, ni ciel angoissé ; c’est une angoisse faite chose »[26]
La déchirure jaune dans les nuages est une angoisse devenue chose ; il ne s’agit pas là d’un vocabulaire chromatique pouvant s’appliquer dans n’importe quel cas de figure, mais d’une sorte de résonance fixée dans cette unique déchirure jaune. De même, en poésie et en musique, les mots et les notes deviennent une incantation magique, car le poète et le musicien ne les utilisent jamais comme des moyens, mais toujours comme des fins en soi. Ainsi l’erreur du peintre serait-elle de considérer les couleurs comme un langage, à la façon de Klee : car les peintres n’ont pas l’intention de dire quoi que ce soit, ils sont muets comme le monde. « Une toile ne parle pas, ou si peu »[27]. Le peintre ne peint donc que du sens, et non une signification cachée derrière les toiles ; le sens s’est incarné dans la toile, le sens est une signification qui s’est faite chose. La peinture sera donc un signe sans signifié, ou encore une signification close sur elle-même. Cette nouvelle conception sartrienne sonne comme une revanche de la matérialité de l’image sur la négativité de l’imaginaire. En effet, le sens devient immanent au phénomène, qui se retrouve comme « habité » ; il ne s’agit plus d’un être inaccessible et transcendant. Si tout est toujours déjà dit dans l’apparition du phénomène, alors chaque fois que nous contemplons une peinture, nous nous trouvons dans une attitude phénoménologique, nous voyons le sens dans l’apparence, l’être dans le phénomène. En d’autres termes, la matière de la forme est désormais plus importante que la forme de la matière.
C’est pourquoi le « matiérisme » ne tarde pas à devenir la qualité principale que Sartre recherche dans les œuvres de ses peintres favoris. Par exemple, le Tintoret semble importer les lois de la sculpture à l’intérieur de la peinture : tout comme Giacometti, il réalise des petites figurines de plâtre ou de cire avant de se mettre à peindre. Ses contemporains lui reprocheront d’ailleurs de « peindre en sculpteur ». Qui plus est, il semble anticiper sur les lois scientifiques de la pesanteur : « ce croyant sombre n’admet qu’un absolu : la matière »[28]. Dans ses peintures, en effet, les corps ne cessent de tomber et de souffrir, au lieu de voler ou de flotter comme dans les représentations de Titien. Le Tintoret insiste lourdement sur les muscles, les torsions ou les déformations physiques : et lorsqu’ils ne tombent pas, ces corps penchent ou sont sur le point de tomber et de rompre. Ainsi, dans le « Miracle de l’esclave », la première peinture qui le rendit célèbre tout en faisant scandale, en 1548, le héros n’est pas, contre toute attente, le saint, dont on ne distingue que les pieds (il est présenté « cul par-dessus tête »), mais bien plutôt la victime torturée ; on remarquera d’ailleurs qu’il s’agit d’un autoportrait du Tintoret. Les saints, pour leur part, se sentent au moins autant écrasés que les humains par les mouvements de foule. Car, selon Sartre, les saints du Tintoret pourraient être comparés à des camions, des culturistes ou des immeubles. Toute ascension, loin d’être aisée, devient un calvaire en soi : même Jésus doit se rendre au ciel par ses propres moyens. Il faut avoir une foi inébranlable pour ne pas les voir s’écraser car, à chaque fois, c’est « un dix tonnes que sa vitesse seule empêche de s’écraser au sol »[29]. Nous devrions même, dans l’idéal, ressentir et redouter le contenu de la peinture : par exemple, lorsque nous regardons « La Crucifixion », nous avons l’impression que Jésus est en train de nous tomber dessus. Le déséquilibre et la faiblesse des corps deviennent des schèmes plastiques à partir du moment où la gravité et le sursis sont les signes d’une condition trop faible et trop humaine : « La pesanteur est signe ; c’est un abrégé de nos faiblesses trop humaines »[30]. Même les nuages, sombres et pesants, deviennent prisonniers d’un ciel bas et lourd ; c’est la raison pour laquelle, selon Sartre, le Tintoret a inventé le caoutchouc, un matériau tout à la fois élastique et résistant. Les « Évangélistes » auront pour tâche de prouver que le simple fait de s’asseoir sur des nuages est en soi un exercice acrobatique : « Voyez comme les quatre saints s’arc-boutent contre des puddings bitumés »[31]. Les escaliers, peints en contre-plongée, contribuent à leur tour à la sensation de vertige du spectateur, qui ressent la fatigue et le poids de l’incarnation : telle est la « tyrannie de la moelle épinière » écrira Sartre. La « Présentation de la Vierge au Temple » en est l’illustration parfaite, le bras tendu ressemblant à un poteau indicateur, aux dires de Sartre ; ou encore la « Visitation » et sa Vierge à bout de souffle. Ainsi, même les personnages religieux semblent souffrir de leur condition trop humaine. Ce serait une prouesse d’alpiniste, comme l’indique Sartre, de gravir ces escaliers ou ces chemins vertigineux. Le Tintoret est bien le peintre de la pesanteur. Homme de petite taille, couvrant rageusement les murs de la Scuala Grande di San Rocco à Venise, connue sous le nom de « Chapelle Sixtine du Tintoret », avec ses quelques 56 peintures - il n’est devenu peintre qu’à cause de cette obsession pour la matière.
On est en droit de comparer son profil psychologique avec celui d’un autre « peintre sartrien », Giacometti, qui, pour sa part, devint sculpteur à cause de son obsession pour le vide et la distance. En tant que peintre, et notamment dans ses portraits de Genet, Sartre, etc., Giacometti se sert de marbrures blanches enroulées sur elles-mêmes pour laisser indéterminée la limite des corps, tant et si bien qu’on ne saurait dire où ces derniers commencent et finissent ; autant ces lignes peuvent donner une impression d’ouverture, autant les contours véhiculent la sensation de l’enfermement, car « le plein, c’est du vide orienté »[32] observe Sartre. A bien y regarder, nous trouvons déjà ces vagues figures blanches et fantomatiques à l’arrière plan des peintures du Tintoret : le fils de teinturier n’aime guère les couleurs ; il préfère montrer la décompression de la matière en lumière. Plus tard, Wols et Rebeyrolle auront la même obsession pour la matière : le tachisme de Wols, par exemple, tente de rendre l’épaisseur des corps tout en peignant avec ses doigts, représentant l’être par le non-être, refusant l’imitation et la représentation : « suscitée par ce refus, la Présence - qui est la chose elle-même, sans détails, dans un espace sans parties - va s’incarner »[33]. Même obsession chez Rebeyrolle, lequel ajoute des matériaux extérieurs à ses toiles, de façon à ce que la matière se déchire ou se fende : « Des morceaux de bois cassés adhèrent cette chaire flasque, ils rappellent les instruments dans St Marc sauvant un esclave »[34]. Surface et profondeur ne sont plus opposables dans la mesure où la surface devient épaisseur en elle-même. En tout cas, la matière apparaît désormais comme la valeur ajoutée de la peinture.
Reste un paradoxe : ce sens ou ce secret matériel de la peinture n’est pas immédiatement visible. La matière visible possède un sens invisible, car il résulte du mouvement des yeux à la surface de la toile. C’est ce qui explique, entre autres, que Sartre recherche toujours en peinture une certaine incarnation du temps et du mouvement.
... présence du temps et du mouvement : le Tintoret « metteur en scène »
En effet, seul le mouvement est en mesure de représenter le sens, cette absence dans la présence : la ligne devient alors vecteur, regarder la toile revient à « se faire une toile », comme l’indique déjà l’expression familière, tout en faisant du peintre un réalisateur. N’oublions pas que Sartre est féru de cinéma. Selon lui, l’art cinématographique inaugure la mobilité en esthétique, à la façon d’un art bergsonien. Lorsque Sartre devint professeur au Havre, le discours prononcé le jour de la remise des prix est d’ailleurs consacré à une apologie du cinéma : devant un public médusé, il encourage ses étudiants à se rendre au cinéma : « cet art pénétrera en vous plus avant que les autres et c’est lui qui vous tournera doucement à aimer la beauté sous toutes ses formes »[35]. Sartre reprochera donc à la classique peinture de genre (par exemple « L’enlèvement des Sabines » de David) son manque de mobilité et cherchera en permanence à retrouver le mouvement cinématographique au cœur de la peinture. A propos de « Saint Georges et le dragon », notamment, il souligne une instable temporalité de genre baroque. Tintoret tente ici de résoudre la contradiction entre la succession des événements et la simultanéité des objets dans l’espace, en provoquant une compression de temps : « comment peindre le temps ? » semble-t-il demander. Il force ainsi le spectateur à déchiffrer les toiles comme des partitions musicales. Nous devons reconstruire par nos propres moyens la chronologie des événements grâce aux indices que le Tintoret a semés sur la toile, tout en ajoutant notre propre temporalité afin de les interpréter, comme si nous éprouvions la même crainte : « une ligne ne devient vectorielle que lorsqu’elle me reflète mon propre pouvoir de la parcourir du regard »[36] explique Sartre. Par exemple, la jeune vierge fuyant au premier plan incarne l’impuissance tragique de la victime, délaissée par la ville fortifiée de l’arrière plan, essayant tant bien que mal de sortir du cadre ; un cadavre abandonné en plein milieu joue le rôle de prophète, annonçant la possibilité de sa mort prochaine ; le geste du saint se voit interrompu, comme pour relativiser l’importance du héros et accentuer la responsabilité du spectateur, qui seul peut le parachever ; car nous entrevoyons à peine la lance, cachée par le cheval. C’est pourquoi la contemplation d’une peinture est sans fin : le Tintoret introduit des effets spéciaux qui provoquent tour à tour sous nos yeux des accélérations, des freinages ou des arrêts fréquents. C’est par ces « pièges à temps » que le Tintoret suggère le mouvement, tout comme le ferait un metteur en scène.
Si la beauté réside dans l’être même de la matière, il s’agit alors d’une beauté explosive qui déborde du cadre, comme l’atteste la main quasi-amputée de la jeune femme. Sartre empruntera d’ailleurs l’expression de « beauté explosante fixe » à Breton et l’utilisera à propos de Picasso et de Masson : cela signifie que la beauté consiste dans un travail d’unification du multiple, une totalisation virtuelle, dont les yeux sont le mouvement constitutif. C’est la raison pour laquelle Sartre nommera Masson « le peintre du mouvement » : ses dessins représentant des monstres sont des métamorphoses qui annihilent la frontière entre l’humain et le non-humain. Mais sa mythologie personnelle et dionysiaque ne prédétermine pas pour autant des symboles figés ; elle contribue plutôt à créer du désordre et de la confusion, par le biais de l’ « action painting ». La véritable limite de la toile sera donc le temps qu’il faudra pour la couvrir du regard, pour la visiter de l’intérieur.
C’est pourquoi la réalité n’est jamais belle en soi : « le réel n’est jamais beau »[37] ; la beauté résulte de la course incessante des yeux du spectateur. Quand bien même le peintre nous entraînerait avec lui dans sa toile et jouerait le rôle de réalisateur, la quatrième dimension de la peinture est sans aucun doute l’œil du spectateur - du scrutateur devrait-on plutôt dire. Et c’est aussi la raison pour laquelle la beauté peut reposer dans la laideur d’un corps torturé : « La Beauté ce n’est pas seulement Raphaël, ce peut être le corps torturé ! » s’exclame Sartre[38]. Il est vrai que la beauté est une totalisation unifiante qui nous donne à penser une totalité jamais atteinte.
... présence et engagement du peintre
Finalement, il reste à observer un point très important aux yeux de Sartre : l’artiste est un être « détotalisé » qui recherche une forme de totalisation à travers l’œuvre d’art, et ce dans un mouvement incessant : « le détotalisé, qui est la personne, se retotalise en retotalisant un objet ».[39]
Ainsi, le peintre se projette et se totalise lui-même dans ses peintures. Nous serions en droit de penser que le peintre est moins engagé que l’écrivain, mais, dans la mesure où le rôle de l’analogon s’est vu modifié, et à partir du moment où la matière et l’individu sont devenus des questions prioritaires, Sartre s’intéresse de plus en plus à la vie de ses peintres. D’ailleurs, après la seconde guerre mondiale, il se lie d’amitié avec certains d’entre eux, visite leurs ateliers et saisit mieux la dimension collective de la liberté. Lorsqu’il n’en sait pas assez à propos de la vie des peintres qu’il étudie, il fait des suppositions, comme ce fut le cas pour le Tintoret : il l’imagine comme un enfant maudit, sur une liste noire, hanté par son maître Titien. Il tente même d’appliquer la méthode progressive-régressive et la psychanalyse existentielle à ce nouveau domaine de recherche. Chaque description particulière doit être replacée dans un mouvement totalisant, qui irait du projet individuel de récupération ayant créé la peinture, à l’objet créé, puis de nouveau à partir du matériau de la peinture, jusqu’au moi qui s’est réalisé à travers lui. Sartre veut comprendre ce qui suscite le désir de devenir peintre. Il considère donc que la création est un acte et qu’agir est une forme de création : dans les deux cas, nous nous devons d’inventer quelque chose de neuf à partir d’une situation que nous n’avons pas choisie, essayer de faire quelque chose de ce que les autres ont fait de nous ; mais, dans le cas de l’artiste, la liberté ne se réduit pas à sa dimension ontologique, commune à tous les pour-soi, car l’artiste, lui, vise une réappropriation totale du monde et de sa vie. Qui plus est, il produit un objet possédant son sens propre : « Chaque tableau, chaque livre est une récupération de la totalité de l’être »[40]. D’ailleurs, Anny, quittant Roquentin pour un peintre allemand, admettant par la même occasion qu’il n’existe pas de « moments parfaits », dit à son propos : « en voilà un qui n’est pas comme nous, il agit, celui-là, il se dépense »[41]. Par conséquent, nous pourrions dire que le peintre est un « universel singulier » dont l’engagement à travers ses toiles n’est pas ostentatoire, mais plutôt suggestif.
C’est pourquoi le premier essai sur le Tintoret, intitulé « Le Séquestré de Venise », est une analyse historico-sociale, qui dévoile la double vie du peintre vénitien : le Tintoret flatte l’assistance par son maniérisme, imitant les grands maîtres de la peinture. Il force même la Scuala Grande di San Rocco à accepter gratuitement son évocation de Saint Roch déjà peinte au plafond, pour annuler la compétition et supplanter ses rivaux. Si nécessaire, il brade ses peintures, peignant plus vite que quiconque. En fait, il ne peut supporter de vivre dans l’ombre de Titien :
« Pendant plus d’un demi siècle, Tintoret-la-Taupe détale dans un labyrinthe aux murs éclaboussés de gloire ; jusqu’à 58 ans, cette bête nocturne est traquée par les sunlights, aveuglée par l’implacable célébrité d’un autre »[42].
Mais, par voie de conséquence, il tente aussi de dépasser les peintres officiels en peignant des anges et des saints prêts de s’écraser, des corps qui tombent, le poids de la solitude que l’on peut ressentir même au milieu de la foule. En vérité, il ne s’adresse qu’aux gens ordinaires, car il hérite de l’humiliation sociale des artisans et, tel un virus, finit toujours par falsifier les sujets qu’on lui confie. D’ailleurs le Tintoret est inséparable de sa ville, Venise (la plupart de ses peintures se trouvant là, exposées aux yeux des seuls Vénitiens). On considère donc généralement le Tintoret comme un « peintre maudit », dont l’existence tourne autour d’un mouvement schizophrénique de reproduction et de transgression. En fait, il donne d’une main ce qu’il retire de l’autre, se révoltant contre les illusions de la perspective qu’il considère comme un artifice pictural, mais utilisant ce même artifice pour nous étonner et réveiller notre mémoire corporelle. Par conséquent, sa peinture est déjà une peinture militante, plus particulièrement le « Miracle de l’esclave », lorsqu’il force un saint à se déplacer en personne pour sauver un esclave, comme le Superman des cartoons américains ; ou bien encore avec le « Massacre des Innocents », qu’il transforme en une panique de bonnes femmes, de corps qui s’effondrent en une véritable « crapaudière »[43], pour reprendre ses propres termes. Aussi le Tintoret pourrait-il être considéré comme le premier peintre existentialiste : il naturalise des événements surnaturels, révélant un monde absurde et nauséeux ; il révèle le côté sombre de Venise ; l’enfer est ici, l’enfer ce sont les autres : « sous son pinceau, un monde absurde et hasardeux où tout peut arriver, même la mort de Venise »[44].
Des siècles plus tard, Lapoujade, que Sartre considère comme le « nouveau peintre des foules », jouera lui aussi avec les non-dits : il incarne la création engagée et se place au-delà de l’alternative imitation / trahison de la réalité. S’il représente la foule, la bombe d’Hiroshima ou bien des scènes de torture, ce n’est jamais en les montrant ; se tenant à l’intérieur de la scène qu’il décrit, il laisse le mouvement de la matière suggérer tout cela du dedans. L’artiste ne détient plus le privilège de regarder les choses de l’extérieur ou d’un point de vue supérieur : tout comme Marx, Sartre souhaiterait qu’il n’y ait plus de peintres, seulement « des hommes qui peignent ». Un peintre est un homme au milieu de la foule des hommes, vérifiant le principe de sérialité, selon lequel un individu se définit à travers sa relation aux autres :
« L’homme au milieu des hommes, les homme au milieu des hommes, le monde au milieu des hommes : voilà l’unique présence, réclamée par cette explosion sans maître »[45]. Le peintre se voit donc engagé aussitôt qu’il pénètre dans sa peinture, aussitôt qu’il fait quelque chose de ce que les gens font. Il se donne entièrement et nous pourrions le reconnaître dans chacune de ses toiles : l’art est un don autant qu’un engagement. C’est pourquoi Sartre conclue de façon provocante, à propos de Lapoujade, que sa peinture intitulée « Hiroshima était réclamée par l’art »[46].
A travers ses peintures, Masson révèle également son obsession pour les massacres : ici encore nous ne nous retrouvons pas face à une représentation figurative ou distante de la douleur, mais face à une confusion et à une désintégration des corps humains, tant et si bien qu’on ne saurait dire s’ils font l’amour ou la guerre.
Sartre rencontrera Rebeyrolle en 1968, et là encore il constate que la violence de la condition humaine peut être directement exprimée dans la coexistence des matériaux sur la toile : Rebeyrolle cherche à retrouver en peinture ce qu’il n’a pu accomplir à travers l’engagement politique. Il semble alors que l’aspect technique de la peinture se dépasse lui-même, de telle sorte que nous puissions l’oublier au profit des sentiments contenus dans la matière. Nous ne pouvons plus distinguer le sujet du monde qui l’entoure : « la technique se renverse, l’horreur devient le grand sentiment qui guide le peintre et qu’il nous fait éprouver »[47]. Paul Rebeyrolle ne re-présente pas l’idée d’injustice, il en imprègne sa toile avec la chair des corps blessés.
Finalement, si nous décelons la totalité du peintre à l’intérieur même de ses peintures, nous trouvons aussi la totalité de la philosophie de Sartre dans ses essais sur la peinture : Sartre est, lui aussi, totalement investi dans la description de ces toiles, à un tel point que certains textes, en particulier sur le Tintoret, deviennent de véritables descriptions phénoménologiques. Dans tous ses essais sur la peinture, et plus particulièrement dans « Saint Marc et son double », Sartre développe un style étonnant, répondant à la question de savoir comment les mots pourraient exprimer fidèlement le sens silencieux de chaque peinture. Il invente ainsi une nouvelle forme de prose esthétique : multipliant les phrases accrocheuses, il appelle le Tintoret par son prénom et use d’un langage familier. Qui plus est, il décrit de nombreuses peintures dans le détail, dans un style compact et dense, tentant de nous transmettre la sensation de la toile sans pour autant trahir le sens de la peinture. Il travaille les mots de la même manière que le peintre travaille la gouache, la matière des mots se devant de traduire la matière picturale. Du fait de ce mimétisme pictural, ses textes ressemblent à des labyrinthes où l’on pourrait aisément se perdre et s’enliser. Plus tard Sartre confessera d’ailleurs qu’il a abandonné le projet de livre sur le Tintoret parce qu’il n’était pas satisfait de son style. Ses essais sur la peinture restent donc inachevés, mais la cause en est peut-être que Sartre imite l’œuvre d’art en elle-même et s’identifie à l’artiste toujours insatisfait ; toute œuvre qui tend vers l’absolu tend vers l’infini et demeure incomplète ; les œuvres de Sartre sur l’art ne dérogent pas à cette règle de l’art.
Sartre s’est-il approprié « ses » peintres ?
En conclusion, nous pourrions dire que tous les peintres sartriens son des génies novateurs, qui proposèrent une nouvelle conception de l’espace plastique : le Tintoret annonce les lois de la gravité, Giacometti crée comme des labyrinthes visuels, Wols, inspiré par la philosophie orientale, joue sur le plein et le vide... Leur œuvre est comme « un bloc de futur tombé dans le présent »[48].
Par ailleurs, Sartre s’approprie ces peintres comme pour mieux se comprendre lui-même. Il semble avoir trouvé dans la critique d’art un moyen de totaliser sa propre pensée et réussit à atteindre la corrélation phénoménologique là où, selon certains de ses successeurs, l’Être et le Néant avait échoué. En dépit des apparences, dans ses essais sur la peinture, Sartre annonce même l’ontologie de la matière que nous trouverons plus tard dans les écrits de Merleau-Ponty. Il trouve là, bien plus qu’un alter ego philosophique, un alter ego pictural en la personne du Tintoret, comme le fit Merleau Ponty avec Cézanne ou Deleuze avec Bacon. La merveilleuse analyse à propos de l’autoportrait du Tintoret, intitulée « Un vieillard mystifié », atteste du fait que Sartre, mettant en œuvre une empathie qu’il retrouvera dans le « Flaubert », est resté très impressionné par ce regard et se sent proche de lui : « Il a quelque chose à nous dire, il nous parle. Essayons de le comprendre »[49]. Ces textes sur la peinture prouvent également que la dialectique ne fut pas qu’un projet de totalisation pour Sartre. Les totalités existent véritablement grâce au « sens » de la peinture car « le sens est un second silence au sein du silence »[50]. En bref, il y a la totalité systématique du philosophe (qui peut ainsi rassembler ses théories sur l’imaginaire, sur la liberté et sur la psychanalyse existentielle), la totalité phénoménologique de l’être-en-soi-pour-soi (car la corrélation entre l’en-soi de la matière et le pour-soi du sujet est immédiatement donnée dans la peinture), et enfin la totalité visuelle du spectateur (qui totalise l’être par le mouvement de ses yeux). L’esthétique sartrienne de la peinture semble être le point aveugle ou la vérité cachée de son système philosophique, un point aveugle qui mériterait de revenir en pleine lumière.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Les Mots, p 41 (Éditions Folio)
-
[2]
Penser l’art, Essais sur Sartre, Michel Sicard, p 231 (Éditions Galilée, Débats)
-
[3]
L’Imaginaire, p 361-362, (Éditions Folio Essais)
-
[4]
Laideurs de Sartre, Buisine, p 133 (Presses Universitaires de Lille)
-
[5]
La Nausée, p 111, Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[6]
Idem, p 113
-
[7]
Portraits officiels, Les Écrits de Sartre, p 558 (Éditions Gallimard)
-
[8]
La Nausée, p 107 , Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[9]
Portraits officiels, Les Écrits de Sartre, p 557 (Éditions Gallimard)
-
[10]
Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, p 102 (Éditions Folio Essais)
-
[11]
« Le Séquestré de Venise », Situations IV, p 339 (Éditions Gallimard)
-
[12]
Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, p 101 (Éditions Folio Essais)
-
[13]
L’ Â ge de raison, Les Chemins de la liberté, p 468 in Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[14]
La Nausée, p 108 , Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[15]
L’ Â ge de raison, Les Chemins de la liberté, p 469 in Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[16]
La mort dans l’ Âm e , Les Chemins de la liberté, p 1160 in Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[17]
La Nausée, p 205, Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[18]
Sartre, p 59, Texte intégral du film réalisé par A. Astruc et M. Contat (Éditions Gallimard)
-
[19]
L’Âge de raison, Les Chemins de la liberté, p 477, in Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[20]
L’Imaginaire, p 364 ( Éditions Folio Essais)
-
[21]
Qu’est-ce que la littérature ? p 11 (Éditions Folio Essais)
-
[22]
Les Écrivains en personne, Situations IX, p 15 (Éditions Gallimard)
-
[23]
L’artiste et sa conscience, Situations IV, p 30 (Éditions Gallimard)
-
[24]
Idem
-
[25]
Qu’est-ce que la littérature ? p 13 (Éditions Folio Essais)
-
[26]
Idem p 14
-
[27]
Coexistences, Situations IX, p 316 (Éditions Gallimard)
-
[28]
Saint Marc et son double, Revue Obliques « Sartre et les Arts », p 174
-
[29]
Idem, p 172
-
[30]
Idem, p 179
-
[31]
Idem, p 199
-
[32]
Les Peintures de Giacometti, Situations IV, p 357 (Éditions Gallimard)
-
[33]
Le Peintre sans Privilèges, Situations IV, p 375 (Éditions Gallimard)
-
[34]
Coexistences, Situations IX, p 324 (Éditions Gallimard)
-
[35]
L’art cinématographique, Les Écrits de Sartre, p 548 (Éditions Gallimard)
-
[36]
Masson, Situations IV, p 394 (Éditions Gallimard)
-
[37]
L’Imaginaire, p 371 (Éditions Folio Essais)
-
[38]
Penser l’art, Essais sur Sartre, Michel Sicard, p 233 (Éditions Galilée, Débats)
-
[39]
Idem
-
[40]
Qu’est-ce que la littérature ? p 72 ( Éditions Folio Essais)
-
[41]
La Nausée, p 181 , Œuvres romanesques (Éditions de la Pléiade)
-
[42]
Le Séquestré de Venise, Situations IV, p 337 (Éditions Gallimard)
-
[43]
Saint Marc et son double, Revue Obliques « Sartre et les Arts », p 200
-
[44]
Le Séquestré de Venise, Situations IV, p 342 (Éditions Gallimard)
-
[45]
Le Peintre sans Privilèges, Situations IV, p 383 (Éditions Gallimard)
-
[46]
Idem p 365
-
[47]
Coexistences, Situations IX, p 324 (Éditions Gallimard)
-
[48]
L’artiste et sa conscience, Situations IV, p 33 (Éditions Gallimard)
-
[49]
Un vieillard mystifié, Sartre, Catalogue de la BNF, p 188 (Éditions Gallimard)
-
[50]
Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre, p 160 (Éditions Arcades, Gallimard)