Résumés
Résumé
Que signifie étudier les genres au pluriel ? Les phénomènes du travestissement font débat aussi bien dans la théorie littéraire que dans la sociologie. S’il n’existe pas de genre pur ou originel, il nous reste à étudier comment les genres se métamorphosent. Dans mon travail de recherche sur l’œuvre de Gilles Zenou, je suis confrontée à la difficulté d’étudier un auteur qui circule entre la fiction et la philosophie, les mythes et les contes, le féminin et le masculin.
Mots-clés :
- Genre,
- Métamorphose,
- Littérature,
- Philosophie,
- Religion,
- Judith Butler,
- Gilles Zenou
Abstract
What does it mean to write « genres » in plural? The phenomena of transvestism are being discussed as well in the literary theory as in the field of sociology. If there is no pure or original gender or genre, we can only study how the « genres » are metamorphosing. In my research work on the Jewish-Moroccan-French writer Gilles Zenou, I am confronted to the difficulty of studying texts which mix fiction and philosophy, the mythology and the tales, the feminine and the masculine.
Corps de l’article
L’approche des questions du genre dans les séminaires de Mireille Calle-Gruber a deux particularités : d’une part l’habitude de parler des genres au pluriel, et d’autre part le contexte de la diversité culturelle. Je vais donc tenter d’analyser quel impact ces choix ont eu dans mon travail de recherche et aussi faire part des difficultés liées à cette approche.
A l’occasion de notre première séance sur les genres, Sarah-Anaïs Crevier Goulet nous a présenté l’histoire du mot gender en anglais. Je ne connaissais pas l’usage du mot dans la terminologie médicale. Par contre, je savais que la distinction entre le genre et le sexe a été utilisée par les anthropologues par exemple dans le contexte où dans certaines tribus, une femme pouvait être mariée à une autre femme à défaut d’un homme disponible. Dans ces cas, la femme qui remplaçait le mari avait donc le statut social d’un homme alors que son sexe biologique n’était jamais mis en doute. Si l’utilité de la distinction entre le sexe et le genre est actuellement mise en doute, il ne faut pas oublier que dans l’anthropologie et dans la sociologie le fait de pouvoir distinguer entre les deux a été une étape importante pour pouvoir parler de la construction sociale du genre.
Pourquoi alors écrire les genres au pluriel ? Il y a encore quelques années, j’étais très réticente à l’idée d’associer les études du genre au sens sociologique du terme aux études sur les genres littéraires. Je ne voulais pas mettre l’accent sur un accident linguistique qui fait que le même mot est utilisé en français pour désigner deux champs d’études complètement différents. C’est seulement quand j’ai pris conscience de la similitude du vocabulaire entre la théorie littéraire et la théorie du genre que j’ai vu l’utilité de ce lien. Par exemple, Gérard Genette parle de la transtextualité ou de l’imitation au second degré[1], tandis que Judith Butler parle de l’imitation du genre à travers les exemples du travestissement[2]. Si l’on ne réduit pas la politique du performatif aux performances de « drags queens », mais que l’on considère que toute construction de l’identité est liée à une performance, il va de soi que la littérature est aussi un lieu de performance. Le genre littéraire est reconnu parce qu’il ressemble à un certain modèle, de même façon que le genre d’une personne est défini par rapport à notre horizon d’attente. La thèse de Butler est qu’il n’y a pas de réalité derrière le performatif. Elle dit qu’en imitant le genre, les pratiques telles que les drag queens révèlent la structure imitative du genre et sa contingence. Si on appliquait cette thèse dans les genres littéraires, cela voudrait dire que les travestissements littéraires où le texte jongle entre différents genres relativisent la notion même de genre. Ils montrent qu’aucun genre n’est pur et que les genres sont tout le temps en train de se transformer. C’est pourquoi j’ai choisi le terme de métamorphose pour parler des genres.
Le mot métamorphose contient le préfixe méta qui s’apparente aux termes de métatextualité et métafiction, employés dans la théorie littéraire pour décrire l’écriture qui s’interroge sur son propre rôle. La deuxième partie du mot vient du morphès : la forme. L’étude des métamorphoses des genres implique donc à la fois l’étude des formes et l’idée de l’auto-conscience des textes.
Dans la littérature, les exemples les plus connus de la métamorphose sont les Métamorphoses d’Ovide et la nouvelle de Kafka intitulé La métamorphose où un homme se transforme en cafard. Il s’agit donc des corps ou des matières qui changent de forme. Le principe est connu aussi des mythes de création où souvent les hommes ou les dieux sont crées à partir d’un membre du corps ou d’une autre matière. Pierre Brunel explique dans Le Mythe de la métamorphose l’attirance de ce mythe par sa capacité d’incarner l’union des contraires :
La métamorphose est à la fois un mythe génésique et un mythe eschatologique, à la fois un mythe de croissance et de la dégradation. ( - - ) Elle combine altérité et identité, introduisant à l’animal qu’on veut être mais découvrant en même temps l’animal qu’on est. Elle est à la fois imaginaire et réelle, parole et être, sens et non-sens. Elle ne se développe que pour finalement s’abolir.[3]
Selon Brunel, la métamorphose combine donc l’identité et l’altérité. Les êtres se transforment parce qu’ils veulent être autre chose ou parce qu’ils imaginent qu’ils sont autre chose. Dans ce processus de transformation, la réalité du corps s’associe à l’imaginaire. C’est aussi la raison pour laquelle ce terme me semble particulièrement intéressant par rapport à ce débat sur le genre. Au lieu de débattre sur la question de savoir si la biologie vaut plus que le culturel, il faudrait essayer de comprendre comment le corps est interprété selon la culture de chacun.
L’idée de la métamorphose est liée à l’absence de l’identité originelle. Si l’identité change en permanence, cela va aussi pour l’identité narrative. Les textes contemporains qui jouent avec le mélange des genres, mettent souvent en doute la crédibilité du narrateur par les ruptures du récit. Le narrateur peut même mourir, mais cela n’empêche pas le récit de continuer, la mort étant elle aussi une forme de métamorphose.
Dans mon travail de thèse, j’étudie les métamorphoses des genres chez un auteur peu connu qui s’appelle Gilles Zenou (1957-1989). Il était écrivain et philosophe à la fois. Lorsque j’ai commencé la rédaction de ma thèse, je pensais que le choix des études du genre me permettrait d’éviter les questions philosophiques et religieuses qui sont très présentes dans son œuvre. C’était une erreur. J’ai eu l’impression de glisser de plus en plus loin de mon point de départ et des questions du féminin et du masculin car l’œuvre possède sa propre force. Dès lors, je ne pouvais pas ignorer les questions philosophiques qui sont traitées dans le texte. Petit à petit j’ai compris qu’il fallait accepter de prendre en compte cette diversité des formes d’écriture et de lire les textes fictifs à travers les écrits philosophiques. J’ai compris aussi que je ne pouvais pas séparer le genre et la philosophie, parce qu’après tout, le genre est aussi une question philosophique. Judith Butler est philosophe, et les questions de priorité du Logos par rapport au charnel ou les définitions du biologique et du culturel sont des questions philosophiques. D’autre part, la distinction entre la fiction et la philosophie est aussi une distinction du genre. Il m’a fallu poser la question : pourquoi un écrivain veut-il un moment passer de l’écriture fictive à la philosophie et puis retourner à la fiction ? Les méthodes de la fiction permettent-elles de mieux traiter des questions fondamentales que les essais philosophiques ? La co-habitation de différents genres dans le texte complique aussi l’étude des genres masculin/féminin parce que ces catégories peuvent dans les textes être utilisées comme des métaphores, mais en même temps elles renvoient aussi à une réalité sociale.
Ces questions touchent à l’éthique de la recherche. Quelle est ma propre position par rapport au texte et aux valeurs qu’il véhicule ? Si par exemple l’auteur utilise la métaphore du féminin d’une façon cliché, faudrait-il contester cet usage ou l’accepter ? Les études du genre impliquent-elles un objectif politique ? Je pense que l’on oublie trop souvent de se poser cette question. Dans le passé, les études féministes ont souvent traité soit des auteurs hommes pour pointer leur phallocentrisme soit des auteurs femmes pour mettre l’accent sur quelque chose de spécifiquement féminin. Dans les deux cas, les recherches avaient pour but de défendre la cause féministe ou féminine, selon le clan. Choisir le terme d’études sur les genres, cela implique-t-il une prétention de neutralité ? Peut-on être neutre ? En fait, la prétention d’objectivité du discours scientifique a été aussi une des cibles de la critique féministe qui a justement montré comment le rationnel s’associait toujours au masculin et l’objectivité a été du côté des dominants.
Dans son intervention, Abdereman Mohamed Saïd disait que le même texte écrit par un homme pouvait être considéré pornographique, tandis qu’écrit par une femme il serait considéré érotique. Cet exemple illustre bien le problème de l’objectivité. Dans mon travail, j’ai souvent été confrontée à cette question, surtout dans l’étude des passages érotiques. Quand je travaille en tant que femme sur un auteur homme, qu’est-ce que cela veut dire ? Faut-il avoir une méfiance particulière par rapport aux éventuelles attitudes sexistes, ou faut-il au contraire chercher à mettre en valeur le côté subversif du texte et montrer comment l’auteur questionne les rôles traditionnels ? Faudrait-il penser qu’il y a forcément quelque chose qui m’échappe dans l’expérience masculine ?
Je reviens à la deuxième particularité de nos séminaires, la diversité culturelle. Je travaille sur un auteur d’origine juif marocain alors que je suis finlandaise. C’est-à-dire que lui a grandi entre la culture juive, la culture arabo-musulmane et la culture française, tandis que je viens d’un pays protestant. Je suis donc confrontée à une culture étrangère, mais plus encore à trois cultures différentes dont aucune n’est vraiment la mienne. Cet écart pose bien sûr des problèmes pour l’interprétation de l’œuvre et aussi pour l’éthique de la recherche. Quand j’étudie un auteur dont la culture m’est étrangère, comment puis-je prétendre le comprendre et comment pourrais-je juger de ces opinions ? Si dans une même œuvre, il dénonce à un moment les pratiques oppressives à l’encontre des femmes et si, à un autre moment, il montre des attitudes que je considère phallocentriques, comment se situer ? Faut-il juger et comment ne pas juger ? Si l’auteur utilise le langage d’une autre culture ou même de plusieurs cultures qui me sont étrangères pour décrire des expériences, comment ne pas se heurter aux malentendus ?
Je pense à l’exposé d’Arafat Sadallah dans la conférence sur le projet théâtrale SIWA[4] où il nous a parlé de l’écart entre deux cultures et de la nécessité d’accepter cet écart. Comment coopérer entre les personnes de différentes origines quand la compréhension est en principe impossible ? Dans un travail d’analyse littéraire, il faut être conscient de cet écart et accepter que dans la lecture d’un texte, il reste toujours de l’incompréhensible. Même quand il s’agit de personnes qui partagent la même culture, il y a toujours une part des choses que l’auteur a voulu exprimer et que je n’aperçois pas ainsi que les choses que je vois dans le texte alors que l’auteur n’y a jamais pensé. Plus les cultures de l’auteur et du lecteur sont différentes, plus l’écart est grand, mais il reste toujours une marge de partage, un « minimum commun » qui rend la communication possible ; je ne peux jamais complètement comprendre l’autre, mais je peux communiquer avec lui parce que je lui ressemble. Si les mythes d’antiquité touchent les lecteurs d’aujourd’hui, c’est que ceux-ci y reconnaissent des situations ou des sentiments qu’ils sont capables d’imaginer à partir de leurs propres expériences.
Pour terminer, je propose d’étudier une citation de Gilles Zenou qui illustre la difficulté de dissocier les études du genre de la philosophie et de la question des genres littéraires. C’est un passage tiré d’un essai non publié de Zenou intitulé Vœu de silence/le souci du réel.
L’acte poétique s’enracine dans les chemins escarpés qui contournent et fuient Babel. Au bruit de la parole dominante, le poète substitue le silence de ses mots, l’urgence de son cri tragique qu’il doit transformer en conscience. Pour simplifier, on peut dire qu’il y a deux voies dans l’expériences poétique : la première est une voie intérieure, voie mystique, féminine, symbolisée par la descente aux Enfers d’Orphée. Dans la légende, celui-ci doit plonger dans la lave de son inconscient pour trouver son centre et répondre à la question que pose la mort d’Eurydice. Le premier acte poétique est submersion dans la nuit, retour aux eaux matricielles. La deuxième étape complète et élucide la précédente. Nous l’appelons la voie extérieure : Orphée doit ressortir de ses Enfers pour pouvoir formuler son cri, pour passer du néant à l’être, des ténèbres à la lumière. La voie extérieure est la voie de la connaissance, voie virile qui est accomplissement de l’être, transformation des énergies passives (« les passions tristes » de Spinoza) en énergies actives (joie, retour à l’unité, conscience de soi) qui contribuent à accroître l’être en lui donnant un lieu, une demeure. Cette double voix qu’emprunte le poète soumis à la perpétuelle dialectique de l’exil et du royaume, du dehors et du dedans rejoint le cheminement solitaire des mystiques.[5]
Dans cette citation, le féminin et le masculin sont utilisés dans un sens symbolique où le féminin désigne l’intériorité et les eaux matricielles tandis que le masculin est associé à l’extériorité et aux énergies actives. Ce sont exactement des stéréotypes que les féministes ont voulu déconstruire, mais ici, aucun côté n’est plus valorisé que l’autre. L’auteur considère les deux voies comme les parts aussi importantes dans le travail de création qui se situe toujours dans le conflit entre le vœu du silence et le souci du monde extérieur. Selon Zenou, la particularité de la poésie serait justement dans sa capacité à dépasser les dualités et à accéder à l’unité. Le masculin et le féminin, l’extérieur et l’intérieur ne sont que des images du déchirement qui correspond au conflit entre le silence des mots et l’urgence du cri.
La citation illustre la présence de plusieurs genres d’écriture qui est caractéristique des textes de Zenou. Ici, l’auteur utilise le mythe d’Orphée et Eurydice pour décrire le processus de création avant de faire référence à la philosophie de Spinoza. Dans le mythe, Orphée est mis à l’épreuve pour dépasser sa passion amoureuse, mais son épreuve est trop difficile. Zenou considère que le poète doit être capable de resurgir de ses Enfers pour accéder à la joie dont parle Spinoza.
A la fin de la citation, Zenou emprunte le vocabulaire religieux de l’exil et du royaume avant de faire le lien entre l’objectif du poète et celui des mystiques. Il considère l’expérience poétique comme une expérience spirituelle ; à l’instar du mystique, le poète doit être à la fois à l’écart du monde et dans la matière. Pour loin dans le même essai, Zenou affirme que le poète doit chercher la parole de l’origine qui refuse les distinctions entre l’esthétique, l’éthique et le religieux[6]. C’est pourquoi dans mon travail de recherche, je ne peux pas non plus distinguer clairement entre la littérature, la philosophie et la religion. En revanche, j’étudie comment les genres se métamorphosent.
Parties annexes
Notes
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[1]
Genette Gérard, Palimpsestes, La littérature au second dégré, Paris, Seuil, 1982.
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[2]
Butler Judith, Trouble dans le genre, Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte, 2005.
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[3]
Brunel Pierre, Le mythe de la métamorphose, Paris, Librairie José Corti, 2004, p. 158
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[4]
Présentation du projet SIWA à la Sorbonne le 17 janvier 2007
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[5]
Zenou Gilles, Le livre intérieur (recueil de poèmes inédité), p. 2
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[6]
Ibid. p. 3