Résumés
Résumé
Sur la frontière de la philosophie et de la théologie, cet article propose une lecture du livre de Jacob Rogozinski, Moise l’insurgé. Il inscrit ce livre dans la constellation de reprises philosophiques ou autres de la figure de Moïse. Il tente de poursuivre quelques pistes ouvertes par ce livre, surtout à propos de la notion d’invocation.
Abstract
On the fluctuating border of philosophy and theology, this article offers an interpretation of Jacob Rogozinski’s book Moïse l’insurgé. Situating it in a constellation of other philosophical references to the figure of Moses, it attempts to follow some paths opened by Rogozinski’s discussion, especially around the idea of invocation.
Corps de l’article
Je risque car « il faut… commencer à parler »[1]. Je me risque à adresser quelques phrases et commentaires à Jacob Rogozinski dont le Moïse l’insurgé[2] offre l’occasion d’entendre et de lire quelqu’un qui a osé commencer à parler, sans soumissions paralysantes à quelque doctrine que ce soit, quelqu’un qui ose parler d’émancipation sans assujettissement à quelque dogme religieux ou philosophique que ce soit[3]. Je l’invoque et demande sa miséricorde car je ne pourrai tout mentionner et explorer de cette riche offrande. Humblement, aussi, peut-être, par la suite ou dans le même mouvement, je le convoque par quelques suggestions, questions amicales disséminées au fil de l’article. Je débute ainsi pour signaler l’origine de cet article : un colloque au cours duquel j’ai entendu Jacob Rogozinski, sa voix nous portant à penser, nous invitant à penser avec lui à des textes anciens, « sacrés » et à un personnage particulier, Moïse, à sa mémoire, à des effets de ses gestes, à son « Dieu ». Cet article a surgi de cette écoute, d’une patiente et passionnante relecture de son ouvrage. Ce sera donc un article qui réagit, s’ajuste ou tente de s’ajuster à une hypothèse inattendue, philosophiquement stimulante. Un article qui tente d’exposer le geste de penser de Rogozinski, le geste qu’il suggère à son lectorat. Un tel article ne peut s’autoriser que de la requête d’Adorno, dans Minima Moralia[4].
Moïse diffracté, représenté, imaginé
Puis un jour, inattendu mais quelque peu espéré, Moïse surgit. Il surgit sur une brèche, une frontière, dans les limites de certaines frontières. Il parut, tenant les tables de la Loi, en couverture d’un ouvrage aux Éditions du Cerf : Moïse l’insurgé, signé « Jacob Rogozinski ». L’image semble bien illustrer le titre : il a la bouche ouverte, dénonçant plutôt qu’annonçant ; une des tables est levée (pour la donner à voir ou bien pour la lancer et la faire se fracasser par terre, impossible de décider). Le visage et le ciel menaçant me font craindre que, descendant de l’Horeb, il vient d’entendre et d’entrevoir les festivités entourant le veau d’or ! Et il s’insurge. Au nom de son Dieu. Au nom du Dieu qui l’a convoqué pour être son messager. Au nom du Dieu qui avait été invoqué par Israël peinant en esclavage.
Pour le dire d’un trait, on ne doit pas se laisser prendre par l’image – magnifique – de la couverture. Elle ne donne pas vraiment le ton. Ni le ton ni l’attitude de Jacob Rogozinski dans ce livre n’y correspondent. Le ton est d’un livre éminemment pédagogique, invitant plutôt que forçant l’écoute et la lecture attentive. Un livre à lire et relire. Comme Rogozinski a dû lui-même lire et relire le Pentateuque pour le réfléchir et l’écrire.
Pourtant, à revoir l’image, un ton était tout de même donné. Nous n’aurons pas affaire avec ce Moïse l’insurgé à un Moïse majestueux à la Michel-Ange ou à un Moïse calme écrivain à la Champaigne… encore moins au Moïse de Disney ou à l’hollywoodien Charlton Heston ! Il s’insurge contre les retombées d’un peuple dans l’esclavage idôlatrique, dans le fantasme rejouant de manière quasi-mimétique le monde religieux ayant soutenu le pouvoir qui l’opprimait. L’émancipation n’est jamais donnée une fois pour toutes. Pas plus que l’Alliance avec un Dieu émancipateur s’insurgeant lorsqu’il entend le cri de malheureux.
Ce Moïse fascine. Depuis La vie de Moïse par Grégoire de Nysse jusqu’aux divers films, on y a trouvé de quoi nourrir l’imagination et l’art. Sa figure a donné lieu à bien des expositions exégétiques, théologiques et spirituelles. Philosophes et psychanalystes y ont trouvé matière à leurs réflexions et spéculations. Il y eut ce Moïse mis en scène par Spinoza dans le Tractatus theologico-politicus. Il y eut celui – ou ceux – de Freud, dans Moïse et le monothéisme, livre inachevable[5]. Pour ne rien dire du Moïse du jeune Hegel dans L’esprit du judaïsme – dans lequel la scène du Buisson est à peine mentionnée – ou du Moses und Aaron d’Arnold Schönberg, ou des diverses utilisations politiques ou religieuses plus récentes, dont celle de Michael Walzer dans Exodus and Revolution[6] et de André Chouraqui, Moïse - Voyage aux confins d’un mystère révélé et d’une utopie réalisable[7].
Lorsque les philosophes se font romanciers
L’ouvrage de Jacob Rogozinski se situe explicitement dans le sillage du Moïse de Freud. Pas pour en discuter les idées et théories. Mais pour le geste : comme Freud, il ose un « roman historique ». Ce geste pourrait aussi s’autoriser de l’essai de Kant en 1786 sur « Genèse 1-4 et l’origine de la liberté » dans Conjectures sur les débuts de l’histoire de l’humanité (Mutmaßlicher Anfang der Menschengeschichte). Je crois que l’ouvrage de Rogozinski sera jugé risqué, courageux, selon qui le lira. Mais il faut un certain courage, une bonne dose de courage, pour qu’un philosophe plonge dans le texte biblique en hébreu et dans les travaux des archéologues, dont il se sert autrement que comme de banales illustrations mais qui lui servent à construire son hypothèse[8]. Celle-ci ne se réduit pas à reconnaître que des échos bibliques persistent et peuvent encore se faire entendre dans la culture contemporaine tel que le propose N.A. Silberman :
Or il se trouve que la foi en une base littérale et factuelle de l’histoire biblique a su résister obstinément à toute démystification. En dépit du fait que l’écrasante majorité des savants s’accorde pour dire que les récits bibliques consacrés à Abraham, Moïse, Josué, David et Salomon – qui occupent une place centrale dans l’histoire générale de la tradition judéo-chrétienne – nécessitent une réévaluation et doivent être revus dans leur contexte, ils n’ont toujours pas été relégués au rayon des contes de fées, charmants, certes, mais dénués de valeur historique. En effet, que l’on soit sceptique ou croyant, la Bible possède encore une grande force idéologique et religieuse. On ne peut ni la faire disparaître ni l’ignorer. Qu’elle appartienne à l’histoire ou à la fiction, en tant que mythe fondateur, son écho résonne encore au sein de la culture occidentale, y compris dans des lieux ou dans des communautés où sa théologie spécifique ne fait plus autorité et où ses rituels ne sont plus observés[9].
La position de Rogozinski est plus subtile et plus nuancée. D’une part, il affirme l’existence d’un « noyau historique » mais pas une « base littérale et factuelle de l’histoire biblique ». Il conserve donc une « valeur historique » à ce que les textes donnent à lire. D’autre part, il accepte la « grande force idéologique et religieuse » de la geste de Moïse mais moins comme une idéologie que comme une contre-idéologie critique qui demeure pertinente même dans un monde « où sa théologie spécifique ne fait plus autorité et où ses rituels ne sont plus observés. » La proposition de Rogozinski suggère l’ambivalence de l’histoire de l’élection qui a eu des répercussions dans l’élaboration idéologique du nationalisme. En ce sens il corrobore le propos de Silberman, selon lequel « l’histoire de la naissance, de l’élection, des conquêtes et des combats contre ses voisins hostiles d’un ancien Israël guidé par la main de Dieu devint un paradigme intemporel des divers avatars du nationalisme occidental ». Cependant, sa lecture propose, là encore, quelque chose qui pourrait s’approcher d’une contre-histoire.
En fin de compte, nous nous trouvons donc devant au moins trois romans ou, mieux, suivant la manière de Derrida, trois quasi romans historiques nous sont offerts : Kant, Freud, Rogozinski[10]. Chacun possède un rapport distinct avec le texte biblique, avec son enracinement historique, avec sa portée « rationnelle ». Kant, dans ses Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, ne se réfère guère qu’au texte allemand de Luther et à la synchronicité du texte à propos duquel il suspend tout jugement sur l’historicité – telle que la science historienne de son époque pourrait la reconstituer[11]. Freud, pour sa part, comme il l’avait fait pour Totem et Tabou déjà, s’inspire de travaux de différentes disciplines mais il s’attarde sur une théorie particulière, déjà controversée à son époque, celle du Moïse « égyptien ». Le travail sur l’hébreu est souvent de seconde main, Freud intégrant les explications données par les autorités qu’il retient. Jacob Rogozinski, pour sa part, travaille sur l’hébreu, de première main, il intègre le travail des archéologues et de divers biblistes contemporains ; il recourt aussi à des traditions rabbiniques et à d’autres « portraits » philosophiques de Moïse. En ce sens, le geste de Jacob Rogozinski est herméneutique. Les parties/chapitres 4 et 5 en convainquent ce lecteur. Moïse l’insurgé permet de parcourir des questions antiques, médiévales, modernes et contemporaines, des questions sur le « nom de ‘Dieu’ », sur le rapport religieux et le débat de bien des théologiens avec la radicalité des propositions de Karl Barth dans sa Dogmatique, sur la priorité à donner au ‘Dieu’ comme créateur ou libérateur, etc.
Ces trois auteurs tiennent à une certaine idée de l’histoire, de l’historicité. Pour Kant, il s’agit d’un mouvement rationnel, par étapes dialectiques, de l’humanité visant une amélioration sans fin. Il le fait avec les mêmes présupposés que dans son opuscule Idée de l’histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique. Freud semble tenir à de l’historicité, à déceler à travers le voile déformant des textes. Mais il tient à une historicité conjecturée, tant pour ce qui aurait eu lieu en Égypte que dans le désert du Sinaï. Rogozinski tient une position intéressante : depuis divers indices, il conserve un rapport entre Moïse, les habiru et l’Égypte ; il tient à un rassemblement d’une population qui passerait du statut d’opprimés politiques et économiques à un statut étrange, pour l’époque – et pour aujourd’hui – d’un État qui ne fonctionne pas selon les règles monarchiques de l’époque ni, non plus, selon les règles de l’État moderne westphalien ou même démocratique républicain (à la française ou à l’américaine). De plus, chacun des auteurs travaille depuis une idée différente de la « religion » et du commencement de l’« histoire ». D’une certaine manière la question ne se pose pas pour Spinoza : de l’histoire, il y en aura toujours eu et elle sera portée par du conatus. Mais si on tient à un « commencement », on le trouvera dans le choix pour un rassemblement choisi (sic) et utile d’humains, au chapitre XVI du Tractatus theologico-politicus ou avec le prophétisme puis la Loi, dans la séquence de la première partie de ce même texte ou avec… Pour Freud, il y aura eu la/les hordes dominées par le Père, puis sa mort, puis ce retour structurant et, pour l’histoire de Moïse, un rapport à Ra, etc. Pour Kant, l’histoire, en tant que telle, a toujours été marquée par du bien comme par du mal ; la Loi étant seconde et Moïse ne semblant pas jouer quelque rôle que ce soit. Pour Rogozinski, influencé par Kant en ce point[12], l’histoire débute avec Dieu qui entend la plainte d’un peuple asservi ; par l’écoute et le dialogue de Moïse avec celui qui doit être nommé et qui se nomme difficilement. Déjà dans l’entretien « De la Loi à l’Ego », Rogozinski insistait sur Dieu qui se dit et se nomme avant le don de la Loi au Sinaï.
Ainsi, si le Moïse de Spinoza est le fondateur d’un État, d’une démocratie, si celui de Freud est le fondateur d’une religion, si Kant parvient à écrire à propos du don de la Loi divine ou du « Dieu de la Loi » sans recourir à la figure de Moïse, alors il faut dire que le Moïse de Rogozinski est l’instaurateur, l’instigateur, d’un contre-État et d’une contre-religion, qu’il en est peut-être le même que celui qui fait surgir le désir nouveau pour un tel couple. En tous les cas, il me semble qu’au minimum – et ce n’est pas rien – l’interprétation des récits sur Moïse proposée par Rogozinski en fait le compositeur, celui qui lègue, grâce aux récits, la partition pour soutenir l’insurrection critique et initialiser de nouveaux rapports entre les humains et le Dieu invoqué. Et il fait cela après avoir « dirigé » la révolte émancipatrice[13]. En ce sens, Rogozinski offre une lecture de toute la geste mosaïque et ne se contente pas d’un seul épisode, aussi important soit-il.
Dans la même ligne, pour bien comprendre et situer Moïse l’insurgé, il est important de signaler ceci par rapport à « Dieu ». Celui de Spinoza n’a guère plus à voir avec le Dieu qui a entendu son peuple. Il est devenu l’idée inadéquate mais logique de la Bible servant de modèle et d’exemplaire à l’action juste et aimante (chapitre 14 du Tractatus) et comme souverain d’une théocratie démocratique (chapitres 18-20 du Tractatus) avant de resurgir comme Substance à aimer dans l’Éthique. Chez Kant, il est diffracté en Idée/Idéal de la raison pure théorique, en postulat de la raison pratique puis providence créatrice permettant une certaine entente et concorde pragmatique puis, enfin, en modèle et fonction promotrice pharmakonique de l’éthique. Chez Freud, il devient une projection sublime, unique, solaire. À chaque fois quelque chose advient à une idée « classique » de Dieu et ou du monothéisme. Dans le cas de Rogozinski, il devient l’Invoqué découvert comme Avec-libérateur qui convoque… à l’écart, en retrait par rapport à tous les mono- / heno- / poly-théismes ou déismes occidentaux.
Au fil du livre, Rogozinski construit et présente divers dispositifs[14]. Il recourt aussi à l’idée de schème. Un schème est construit avec « des représentations imaginaires qui captent les affects des hommes pour les attirer à lui ».[15] On pourrait croire que les divers schèmes sont comme les grands genres du Sophiste de Platon : ils peuvent être associés les uns aux autres de diverses manières pour mettre en valeur des éléments que les « sophistes » nient et ne prennent pas en compte[16]. Ces schèmes permettent de structurer la lecture et la compréhension des textes bibliques entourant et exposant la figure de Moïse et de son Dieu. Ils possèdent une certaine plasticité[17], ce qui leur permet de resurgir à diverses époques, intégrés dans divers dispositifs de croyance[18] ou de « contre-dispositifs »[19]. Les exemples qu’en donne l’auteur sont très parlants et significatifs, tant d’un point de vue philosophique que, éventuellement, théologique. Pour chaque schème, il y a un schème contrasté, différent, en tension avec lui, voire parfois s’y opposant frontalement comme un contre-schème[20]. Le plus bel exemple est celui de l’Alliance abrahamique (alliance tendanciellement incorporatrice) différencié et contrasté par rapport à celui de l’Alliance mosaïque (alliance « désincorporatrice »)[21]. Les deux, pourtant, peuvent, en bout de ligne, se ressembler et avoir des effets similaires.[22] Ces schèmes permettent de repérer, à même le texte biblique, divers courants de pensée.
Je ne puis m’empêcher de soulever l’analogie entre ces schèmes et la reviviscence de la vieille idée des « traditions » (écrites ou orales, peu importe) de certaines approches historico-critiques de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Rogozinski est conscient de cet épisode en exégèse[23]. Deux questions surgissent à ce sujet : ces schèmes s’opposant ont certes une force heuristique dont il faut reconnaître la pertinence, mais ainsi opposés comment parvenir à lire les textes qui les tressent les uns sur les autres ? Dans l’interprétation proposée par Rogozinski, on a l’impression que les schèmes non-mosaïques viennent recouvrir, faire taire, voiler, détourner le schème mosaïque et sa valeur émancipatrice, inspirée (souffle). Comme si le recouvrement était une manière de marginaliser la valeur émancipatrice au profit d’une politique de souveraineté contre laquelle Moïse se serait insurgé (semence/filiation[24], divinisation des structures de pouvoir). Mais est-ce toujours et nécessairement le cas ? N’est-ce pas là la reprise d’un vieux schème exégétique et herméneutique : la vérité est cachée, camouflée, oblitérée et ce, consciemment ou non, par des traditions oppressantes, diraient certains, privilégiant l’ordre et une certaine image/fonction de Dieu et d’un dispositif de croyance que la vérité mettrait à mal si elle était exposée pour elle-même ? Pourrait-on, parfois, déceler dans les schèmes plus traditionnels des inflexions émancipatrices dues à l’effet de la présence du schème mosaïque ?
S’insurger contre l’affabulation mur à mur
Une idée forte de l’ouvrage est celle de la nécessité de conserver un « noyau de vérité historique » (pour reprendre avec Rogozinski l’expression freudienne)[25]. Un « noyau » récité régulièrement, raconté année après année en tant qu’histoire d’une délivrance[26]. L’insistance à en repérer des indices dans les mots, les bribes d’histoire rejoue avec des instruments désormais raffinés, un procédé d’enquête quasi policière[27] qu’on trouvait dans l’approche historico-historique. Certes. Mais ce qui est plus important est l’insistance sur ce noyau contre une tendance à la fiction « pieuse », à la fable, à la fabulation, à la légende, à l’illusion. Ici, Freud et Rogozinski rejoignent une vieille préoccupation patristique chrétienne – et probablement juive mais je connais moins cette tradition – qui insistait sur le fait que la lettre du texte renvoyait à des res gestae, à des événements « historiques » contre un débrayage vers l’allégorique, le mystique, etc. Selon les périodes exégétiques à travers l’histoire, cette part historique a varié : elle fut maximale dans certains cas ; minimisée à d’autres moments jusqu’à devenir au début du siècle un « noyau » ; pensée aussi, plus ou moins selon les auteurs, en termes de défigurations qui pourraient la rendre méconnaissable, de déplacements, voire de forclusion ! Mais cet enracinement déclaré comme « historique »[28] lui permet de conserver la pertinence socio-politique actuelle des dispositifs de croyance qui utilisent les récits, les narrations. Se servant de l’histoire et des idéologies politiques des époques entourant le « noyau » plus précisément mosaïque, Rogozinski parvient à cerner une spécificité à ce dispositif et ses schèmes, une nouveauté, sans précédent[29], une rupture décisive par rapport à ce qui avait précédé en termes d’alliance[30], une subversion et un détournement par rapport à ce qui était alors usuel[31]. Cela donne lieu à l’exposition de ce qui avait été dissimulé… pour lui donner sa chance[32], pour « donner du jeu à l’assemblage ». Ces « jeux » que permettent les divers schèmes interprétatifs en eux-mêmes possèdent des capacités à produire des effets thérapeutiques et/ou pastoraux mais, l’ancrage historique, aussi ténu soit-il ou difficilement reconstituable au-delà d’une hypothèse justifiée ou raisonnable, incline à produire surtout une universalisation des enjeux, geste philosophique appréciable.
Cependant le livre Moïse l’insurgé ne se limite pas à travailler la figure de Moïse et le recouvrement ou la reconstitution d’une insurrection possible à un moment donné sur un territoire précis avec des groupes particuliers d’humains. Il y a plus. Beaucoup plus… et je dirais, beaucoup plus philosophiquement parlant, attrayant pour le philosophe. Il y va de la lecture d’autres éléments des mises en scène et en textes de la figure de Moïse. Il est question de « Dieu », d’une façon nouvelle de discourir sur Dieu et la mise en lumière de conditions précises, liées à la geste mosaïque de l’insurrection, d’un nouveau dispositif de croyance en ce Dieu. C’est l’occasion de traiter de questions anciennes sur son « existence », de traditions complexes sur le Nom de Dieu, par exemple. Autrement dit, après de belles pages en première partie sur le nom de Moïse, on trouve sur l’autre versant de l’ouvrage des pages fortes sur la nomination de Dieu. Ici encore – est-ce simplement pédagogique ou est-ce plus fondamental ? – je décèle une tendance à mettre ensemble, d’un côté, divers problèmes ou approches philosophiques et, de l’autre, à les opposer, parfois rapidement – trop ? – à celle qui est développée dans l’ouvrage. Je n’en voudrai qu’un exemple : la question du nom de Dieu. Dès la finale de l’introduction, le « Dieu des philosophes et des savants » est mis entre parenthèses. Mais les philosophes et les savants ont-ils véritablement tous le même « Dieu » ? Ne faudrait-il pas oublier les Dieu(x) de certains philosophes, savants, psychanalystes, historiens et anthropologues[33] pour laisser résonner à nouveaux frais « Dieu » en tant qu’antonomase mais depuis une lecture fine de la Bible et de textes en provenance d’autres dispositifs de croyance ?
Sont en jeu dans ces aspects un geste de lecture, des options quant aux modalités et manières de lire. Rogozinski annonce ses couleurs : il s’agira de lire « littéralement »[34]. Il sera très attentif aux mots, en effet, pour que le texte soit expliqué « par lui-même », reprenant ainsi l’injonction spinozienne du Tractatus theologico-politicus au chapitre 7. Des mots, des phrases, quelques scènes, surtout dans la première partie de l’ouvrage, deviennent, grappillés au fil du texte, autant d’indices que quelque chose a été oublié, plus ou moins systématiquement oblitéré parfois.
La lettre et cette attention auraient pour but de retrouver quelque chose comme une origine, un commencement, un événement. Ce quelque chose serait pris dans la gangue des interprétations et les couches successives qu’elles ont formées. Quel est ce geste herméneutique ? Il est d’autant plus intrigant qu’on comprend mal si ce qui est si bien enseveli puisse avoir poursuivi, souterrainement, son oeuvre et ait pu affecter des humains et des groupes et ait pu se donner à croire ? Cette idée que des couches sédimentaires en provenance de la tradition empêchent la lecture est fort peu gadamérienne ou ricoeurienne. Il faudrait creuser pour voir ce qu’on gagne en mettant ainsi entre parenthèses ces traditions. Le gain serait-il de faire entendre l’appel et une mission encore pertinente aujourd’hui ? De le faire entendre brutalement pour lui redonner d’avoir un impact affectif positif et générateur d’espérance ? Puis, ce geste intrigue aussi parce que Rogozinski va, de fait, recourir de manière critique à la lecture spinozienne qui est certes décapante d’engoncements lourdement aristotéliciens ou chrétiens mais parce qu’il invoquera aussi, avec finesse et justesse, des traditions rabbiniques ? Je crois que son choix incite à relire. Et je craque toujours devant ce genre d’incitation !
Un Moïse teinté de Derrida ?
Puis continuant à réfléchir, à méditer et à ruminer ce Moïse, insurgé et émancipateur, je me dis et je veux suggérer qu’à travers ces mises en relation avec la méthode exégétique historico-critique, avec les questions de lecture et d’herméneutique, avec celles qui tournent autour des schèmes et des dispositifs, je préparais l’exposition du fil derridien fondamental, me semble-t-il, dans l’ouvrage de Rogozinski. Je la tente, en prenant Rogozinski littéralement, à la lettre, à la lettre de sa lecture derridienne de Derrida dans son magnifique Cryptes de Derrida, ouvrage dans lequel Derrida n’est pas un Urvater mais un confrère, pas un Maître mais un ami.
En effet, il me semble que l’on pourrait dire, en vérité, que le geste de Rogozinski est « déconstructeur ». Je sais bien qu’il a renoncé à ce titre pour le Moïse qu’il nous offre à cause du caractère trop souvent négatif attaché à ce mot[35]. Pourtant, lorsque Rogozinski décrit le geste derridien, il nous permet de décrypter ce qui a lieu dans Moïse l’insurgé. Il décrivait dans Cryptes de Derrida que la « déconstruction » ne récite pas un Sens Unique, elle dé-sédimente « les différentes strates » d’une écriture, repère des lignes de fractures, « en faisant signe vers un tout autre texte »[36]. Plus encore, à même le texte, elle met en lumière des motifs « marginaux ou clandestins, ignorés par les commentaires traditionnels » ; elle ne se prive pas de les faire travailler autrement, greffés sur d’autres questions[37]. Ces manières et modalités de la « déconstruction » me semblent correspondre à ce que nous invite à lire Rogozinski. « Moïse » ne devient pas un « Maître-Nom », pas plus que son Dieu. Moïse l’insurgé n’aura pas, le premier et l’unique, fixé un « Signifié suprême »[38]. Au contraire, Moïse et le Dieu-de-Moïse sont présentés comme des tentatives pour déjouer les impasses et les mécanismes de contrôle des institutions et les mécaniques de pouvoir de l’époque… d’hier à aujourd’hui. Rogozinski le fait, encore derridien à sa manière, en attirant l’attention sur les double-binds et paradoxes de ce qui se joue dans la geste de Moïse et ses métamorphoses[39].
Je veux aussi suggérer que ce geste derridien traverse aussi, à un autre registre, Moïse l’insurgé. Rogozinski a montré la difficulté de conserver pour lui-même le schème Moïse-émancipateur politique et religieux. Il a signalé avec attention et finesse la difficulté d’échapper aux dispositifs politiques (de son époque et des nôtres)[40]. Lui-même citait un mot de Derrida daté de 1968 : « Je ne crois pas à la rupture décisive… Les coupures se réinscrivent toujours, fatalement, dans un tissu ancien qu’il faut continuer à défaire, interminablement[41] ». Compte tenu de ce que Rogozinski nous livre dans Moïse l’insurgé, je proposerais de déplacer un peu le texte de Derrida. La rupture mosaïque fut et demeure décisive. La coupure instaurée par Moïse a été réinscrite plus qu’elle se soit réinvestie fatalement. Ce qui est fatal est la reprise par l’Institution – monarchique/religieuse antique marquée par la semence et la nation, l’élection d’alors et des procédures actuelles, moins “violentes” – peut-être – désormais, mais autant ou plus efficaces encore ! Peut-être. Mais ce pourrait être une suite – serait-il intéressant de poursuivre la réflexion et de s’intéresser aux institutions qui ont ingéré et domestiqué certains aspects du schème mosaïque car, après tout, comme le signale Rogozinski, Derrida s’est aussi intéressé aux institutions et aux possibilités qu’elles peuvent offrir dans les marges des systèmes de reproduction du même et des occasions de contraintes néfastes[42].
Invoquer l’invocation
Dans la seconde partie de cet article, je voudrais concentrer l’attention sur la notion d’invocation. Cette thématique avait déjà été travaillée par Rogozinski et provient d’une proposition signée « Paul Ricoeur »[43]. Elle revient ici, incarnée, si je puis dire, déployée, schématisée autour d’un jeu de convocation et d’invocation entre un peuple asservi, Moïse et un Dieu-avec-eux[44].
L’invocation prend la première place. Elle devance la convocation. Ce choix théorique a quelque chose de polémique. À tout le moins, il signale un départ, un abandon d’une option « théologique » qui partirait de la convocation. Le fantôme de Karl Barth, de sa dogmatique et de leurs descendants ne sont pas loin. Il en allait, pour ces auteurs, de préserver, de souligner, la primauté de Dieu, d’un Dieu qui souverainement choisissait un peuple, choisissait de le sauver. Rogozinski s’éloigne aussi de Marion[45]. Rogozinski introduisait ainsi la notion d’invocation :
L’invocation suppose la médiation du langage, le souffle d’une voix, la trace possible d’une écriture ; mais elle ne se limite pas au seul langage verbal : elle commence déjà avec la prière silencieuse, la plainte inarticulée, l’interjection, le cri de souffrance ou de rage, et elle se déploie sur tous les modes de l’adresse qui permettent à un homme d’appeler[46].
En convoquant en premier l’invocation sur la scène religieuse, Rogozinski met de l’avant la primordialité d’une plainte humaine, d’un cri de souffrance (Ex 2,22-25 ; 3,7). La scène du chapitre 2 importe, me semble-t-il, et me mènera à infléchir quelque peu la proposition de l’auteur. De la situation d’esclavage surgit une plainte, un cri. Le texte est formel : ce cri n’a pas d’adresse ; aucune mention pour faire savoir au lecteur à qui le cri serait adressé. Il ne l’est pas. Il a lieu. Dieu l’entend car le cri se répercute jusqu’à lui. Ce n’est pas la même chose. Ce cri éveille la mémoire du Dieu qui y reconnaît un peuple descendant d’Abraham, Isaac et Jacob, « son peuple ». Le cri lui a fait tourner les yeux pour qu’il voie la misère après en avoir entendu la voix opprimée. En ce sens, l’invocation première a lieu comme une mise en voix, peut-être presque pas encore une mise en parole – histoire d’honorer l’antique distinction aristotélicienne des Politiques, distinction habilement retravaillée par Heidegger[47]. Mais Dieu l’entend puis il voit. Il se découvre engagé dans et par l’invocation (Ex 3,7). Il le sera à répétition pendant la traversée du désert qui suivra la libération ou qui est le processus de libération. Ce choix de Rogozinski va à l’encontre de l’idée d’une existence humaine qui serait déjà toujours tournée vers Dieu ou qui pourrait l’être aisément. C’est du fond de la misère humaine, misère sociale et collective en lien avec des besoins vitaux, que jaillit l’invocation première et qu’elle prend son élan. De là, il est possible que le Dieu de Moïse surgisse et que ce surgissement puisse ouvrir une nouvelle voie politique et religieuse. Il me semble que cette invocation participe de ce type de performatif radical que Rogozinski éclaire à l’occasion de l’Alliance qui fait exister le peuple[48]. Dans son article sur l’invocation, il avait souligné ce caractère performatif/illocutoire en lien avec l’idée du Nom. Je retiens donc une mise en voix à la fois de la misère et, dans cette mise en voix de celle-ci, la possibilité d’une espérance encore inchoative. Nous sommes loin de la simple « déclaration » d’un fait[49]. Mais l’invocation est encore surtout « vocation ». On peut la dire tournée vers l’avenir, ouvrant une zone « transcendant » la quotidienneté du labeur. Elle est adressée mais comme une bouteille à la mer, dans l’espoir d’une écoute, d’une réception, d’un signe en retour. Mais l’adresse n’est pas encore déterminée par un « Nom »[50]. Cela permet de mesurer à la fois la force de l’angoisse en jeu, avant toute passion acédique qui ferait tomber dans la torpeur silencieuse ou dans ce que Agamben, Levi et Semprun, avec d’autres, auront appelé le « muselmann ». Est-elle même déjà un « appel » ? Peut-être pas selon Ex 2,22. Car appeler présuppose d’avoir identifié un appelé et éventuellement de l’apostropher, d’être à la fois un appel et un rappel[51]. Il n’est pas encore question de cela ici : en lui-même Ex 2,22 n’oriente vers aucun rappel. Rappel il y a, cependant, mais pas dans l’élan (pas encore vocatif tout à fait contrairement à ce que suggère Derrida[52]) du peuple mais du côté de Dieu (Ex 2,24-25). Nous aurions affaire à l’invocation in statu nascendi, encore inchoative, imparfaite. L’invocation, ici, tendrait vers l’appel sans l’être déjà. Elle serait encore comme l’espoir que le cri mettra quelque chose/quelqu’un en branle, qui soit affecté émotivement et incité à une réaction ; elle fait résonner un désir d’attirer l’attention de… dont on ne sait ni le nom ni l’adresse réelle[53]. Elle ne sera présente, pleinement, que dans la prière, une fois l’Alliance conclue. Je propose donc ici de tenter de penser un moment, une instance d’un schème : une invocation première qui n’est pas encore un appel mais l’espérance d’un appelé ; la réaction d’un « Dieu » qui entend et se présente comme ayant été appelé ; le Dieu qui appelle et convoque pour que l’innovation devienne plénière dans le sillage d’une alliance qui instaure un rassemblement d’opprimés s’exprimant en peuple-de-Dieu, « peuple-avec », « peuple-chair »[54] et non pas « peuple-corps »[55]. Moïse et la question du Nom-de-Dieu (qui n’est pas le nom-du-Père, freudien ou autre), dans ce schème revu, deviennent alors le pôle d’un lent et difficile ajustement entre ce peuple qui ne doit pas devenir une « nation » comme les autres et un Dieu qui ne se présente pas comme un Dieu supplémentaire ou un nouveau Dieu, inconnu jusque-là ou oublié mais comme une nouvelle manière d’agir et d’être présent comme Dieu. Moïse et le Nom étrange de Dieu qui tient et ne tient pas dans une invocation deviennent l’espace de jeu dans lequel chacun donne/reçoit de l’espace pour exister autrement, libéré et/ou libérable de diverses servitudes sociales, économiques, politiques et religieuses. Enfin, que devient une invocation lorsque, parfaite (sic), elle nomme sans nommer tout à fait car « Dieu-de-Moïse-et-de-l’Alliance » est d’une singularité radicale, en ne pouvant mettre en voix régulièrement le « Nom » de Dieu, sans se contenter d’une antonomase, en tenant compte de la polynomie possible pour le Dieu et, aussi, de ce que Rogozinski appelle « polymonothéismes »[56] et, tout autant, des invocations « défigurantes »[57] ? Les propos de Rogozinski ouvriraient ici encore un chantier passionnant que j’aimerais, un jour, croiser avec les protocoles thomasiens à ce propos[58].
Pour terminer, j’aimerais pousser un peu plus loin la question de l’invocation. Car on peut imaginer deux autres situations d’invocation. Dieu pourrait être l’invoquant, d’une invocation « parfaite » : il appelle et nomme, répète le nom et, parfois, renomme[59]. Rogozinski le mentionne. Cela arrive souvent chez les prophètes bibliques. Il invoque son peuple qui ne l’est plus vraiment. Au coeur de cette invocation, il y a déjà l’espérance performante d’une convocation à la réponse (« Me voici » !), à la responsabilité (« J’ai péché, ramène-moi/nous, mais je serai désormais à la hauteur de l’Alliance parce que je crois que tu seras le Dieu-avec”) avec, éventuellement, parfois, la convocation à un jugement. Puis, un humain pourrait invoquer un autre ou quelques autres, d’une invocation imparfaite ou parfaite et attendre une réponse, un engagement responsable en vue d’être-avec de manière mieux ajustée, voire devenant une convocation devant un tiers pour mettre fin à des litiges, pour contribuer à sortir de la mécompréhension ou pour configurer un nouveau partage du sensible hors de la mésentente.
Mes propos pourront, qui sait où et quand, permettre la poursuite de ce qui a commencé à prendre une forme dialogale lors du colloque que cet article a voulu commémorer et, en ce sens, espérer un avenir, en relevant davantage de l’invocation amicale que de la convocation autorisée.
Parties annexes
Notes
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[1]
Jacques Derrida, L’écriture et la différence (Tel Quel), Paris, Seuil, 1967, p. 52, cité par Jacob Rogozinski. dans Cryptes de Derrida (Fins de la philosophie), Strasbourg, Lignes, 2014, p. 206 (dans la suite : Cryptes).
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[2]
Jacob Rogozinski, Moїse l’insurgé (Passages), Paris, Éditions du Cerf, 2022 (dans la suite : Rogozinski, Moїse).
-
[3]
Rogozinski, Cryptes, p. 206.
-
[4]
Theodor Adorno, Minima moralia. Reflections on a damaged life (Gaps), London & NewYork NY, Verso, 2005, p. 80-81.
-
[5]
Jacques Le Rider, « Moïse égyptien », dans Revue germanique internationale [En ligne], 14 (2000), mis en ligne le 21 septembre 2011, consulté le 23 juillet 2023 [URL : http://journals.openedition.org/rgi/811 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rgi.811]. Cf. aussi Jacques Le Rider, « Joseph et Moïse égyptien : Sigmund Freud et Thomas Mann », dans Savoirs et clinique, 6 (2005), p. 59-66. Voir aussi Mustapha Safouan, « Moïse hébreu, Moïse égyptien », Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, 201 (1997), p. 51-60 et Jan Assmann, Moïse l’Egyptien ? Un essai d’histoire de la mémoire, Paris, Le Grand Livre du Mois, 2002.
-
[6]
Cet ouvrage a généré une abondante littérature secondaire. Je retiendrai Edward W. Said, fort connu par ailleurs, dans un article intitulé « Michael Walzer’s ‘Exodus and Revolution’ : A Canaanite Reading », paru dans Grand Street, 5 (1986), p. 86-106. L’article a donné lieu à une réplique de Michael Walzer, « An Exchange : ‘Exodus and Revolution’ », paru dans Grand Street, 5 (1986), p. 246-259.
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[7]
André Chouraqui, Moïse – Voyage aux confins d’un mystère révélé et d’une utopie réalisable (Champs Histoire), Paris, Flammarion, 2015. Cf. André Chouraqui, « Moïse fondateur et fédérateur des religions abrahamiques », Le Supplément. Revue d’éthique et de théologie morale, 201 (1997), p. 43-50.
-
[8]
Je n’ai pas la compétence pour juger de la justesse de l’usage et du recours aux auteurs mentionnés dans Moïse l’insurgé. Je laisse cela à Jean-Jacques Lavoie dans son article du présent numéro de Science et Esprit. Mais il y a là quelque chose de rafraîchissant et de stimulant intellectuellement qui est indéniable. La lecture m’a fait le même effet que certaines discussions du P. Lagrange dans la Revue biblique à propos des patriarches, ou les reconstitutions historiennes du P. De Vaux quelques années plus tard, dans la même revue, mais avec d’autres données archéologiques.
-
[9]
Neil Asher Silberman, « La Bible, l’archéologie et la formation des identités modernes », dans Jean-Paul Demoule et Bernard Stiegler, L’avenir du passé. Modernité de l’archéologie, Paris, La Découverte, 2008.
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[10]
J’écris « quasi romans » car tout l’ouvrage de Rogozinski ne relève pas du genre « roman » à noyau historique. En effet, les deux dernières parties relèvent plutôt d’études philosophiques se référant au « roman ». Dans le cas de Freud, il faudrait écrire que nous avons au moins trois esquisses en vue d’un roman plutôt qu’un roman, la dernière esquisse s’éloignant d’ailleurs le plus du roman historique de Moïse et s’attardant au « roman » familial et social raconté par la psychanalyse et ses propositions théoriques. Au fond, seul Kant semble « romanesque » du début à la fin (si l’on met entre parenthèses le prologue méthodologique pour « autoriser » le philosophe à lire, interpréter un texte biblique dans un contexte historico-philosophique).
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[11]
Immanuel Kant, Conjectures sur les débuts de l’espèce humaine, dans Opuscules sur l’histoire, édition de Philippe Raynaud, Paris, Garnier - Flammarion, 2021. Cf. Gérard Raulet « Chapitre II - Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine », dans Gérard Raulet (dir.), Kant. Histoire et citoyenneté, Paris, Presses Universitaires de France, 1996, p. 59-82 et Brayton Polka, Rethinking Philosophy in Light of the Bible : From Kant to Schopenhauer, Minneapolis MN, Fortress Academic (Lexington Books), 2014 ; Ana M. Acosta, Reading Genesis in the Long Eighteenth Century : from Milton to Mary Shelley, Milton Park, Routledge, 2006.
-
[12]
De la Loi à l’Ego », Le Portique [En ligne], 15 (2005), mis en ligne le 15 décembre 2007, consulté le 20 avril 2019 [URL : http://journals.openedition.org/leportique/676]. Pour Kant, voir La religion dans les limites de la simple raison : « Le monde va de mal en pire : telle est la plainte qui s’élève de toute part, aussi vieille que l’histoire, aussi vieille même que la poésie antérieure à l’histoire, aussi vieille enfin que la plus vieille de toutes les légendes poétiques, la religion des prêtres. » Deux différences majeures, cependant entre Kant et Rogozinski : pour ce dernier, la plainte est le cri d’un peuple asservi ; ce n’est pas une déclaration qui serait un constat universel portant sur le « monde » ; de plus, pour Kant, cette plainte – proposée par l’historien, le poète ou le prêtre – donne lieu à la construction d’une espérance toute faite alors que la lecture de l’Exode par Rogozinski résiste à embrigader le Dieu-de-Moïse dans une « machine » institutionnelle pour générer de l’espérance à tout prix. Il tente de laisser un « vide » à ne pas remplir par de l’imaginaire (Rogozinski, Moïse, p. 196).
-
[13]
Il ne faut pas sous-estimer l’importance de l’idée de l’émancipation dans la recherche de Rogozinski. J’en veux pour signe tant les pages 10 à 12 de Moïse l’insurgé que ses propos plus anciens dans « De la Loi à l’Ego », Le Portique [En ligne], 15 (2005), mis en ligne le 15 décembre 2007, consulté le 20 avril 2019 [URL : http://journals.openedition.org/leportique/676].
-
[14]
Il se sert de l’idée foucaldienne de « dispositif » (Rogozinski, Moïse, p. 16).
-
[15]
Rogozinski, Moïse, p. 17, 49.
-
[16]
Pour une idée de l’association de schèmes, voir le rapport entre le schème de l’alliance et celui de la justice insurrectionnelle exposé à la page 182 ou, à la page 225, une contrariété entre le schème de l’Élection et celui de l’Alliance rendant difficile une association.
-
[17]
Rogozinski, Moïse, p. 224.
-
[18]
Rogozinski, Moïse, p. 168.
-
[19]
Rogozinski, Moïse, p. 16.
-
[20]
Rogozinski, Moïse, p. 208.
-
[21]
Rogozinski, Moïse, p. 197.
-
[22]
Rogozinski, Moïse, p. 236.
-
[23]
Rogozinski, Moïse, p. 66-71.
-
[24]
Rogozinski, Moïse, p. 172.
-
[25]
Rogozinski, Moïse, p. 12.
-
[26]
Rogozinski, Moïse, p. 214.
-
[27]
Cf. Luc Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes (NRF Essais), Paris, Gallimard, 2012.
-
[28]
Rogozinski, Moïse, p. 72-73. Pour une approche critique de cet aspect historique, voir, dans ce numéro, l’article de Jean-Jacques Lavoie.
-
[29]
Rogozinski, Moïse, p. 16.
-
[30]
Rogozinski, Moïse, p. 178.
-
[31]
Rogozinski, Moïse, p. 179.
-
[32]
Rogozinski, Moïse, p. 18.
-
[33]
Rogozinski, Moïse, p. 20.
-
[34]
Rogozinski, Moïse, p. 20.
-
[35]
Rogozinski, Moïse, p. 17-18.
-
[36]
Rogozinski, Cryptes, p. 201.
-
[37]
Rogozinski, Cryptes, p. 202.
-
[38]
Rogozinski, Cryptes, p. 204.
-
[39]
Rogozinski, Cryptes, p. 206.
-
[40]
Rogozinski, Cryptes, p. 205.
-
[41]
Rogozinski, Cryptes, p. 149 où il cite Jacques Derrida, Positions, Paris, Éditions de minuit, 1968, p. 35. Voir aussi, à la fin de Cryptes (p. 209), cet autre mot de Derrida : « L’Institution se re-forme toujours, et cela peut aller très vite : c’est comme s’il ne s’était rien passé. » Moïse l’insurgé aura tenté de démontrer que le schème mosaïque aura résisté et que le texte biblique en aura conservé la trace ; que cette trace aura été invoquée et convoquée par des opprimés pendant des siècles. Quelque chose s’est passé. Un « noyau » résiste ; des traces ont été retrouvées malgré les déformations dissimulatrices (Rogozinski, Moïse, p. 247).
-
[42]
Rogozinski, Cryptes, p. 208-209.
-
[43]
Cf. Jacob Rogozinski, « Invoquer le Dieu, accueillir l’étranger », Alter, 28 (2020), p. 245-261.
-
[44]
L’apport de Moïse l’Insurgé publié dans le sillage de « Invoquer Dieu, accueillir l’étranger » pourrait être dit tenir en partie à l’ampleur du déploiement de la figure de Moïse et de divers éléments autour de l’Alliance et de la notion de peuple qui donne, me semble-t-il, une caisse de résonance nouvelle aux éléments repris de l’article antérieur.
-
[45]
Jacob Rogozinski, « Invoquer le Dieu, accueillir l’étranger » [En ligne] 28 (2020), mis en ligne le 22 décembre 2020, consulté le 12 décembre 2021 [URL : http://journals.openedition.org/alter/2197 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.2197] : cf. la section intitulée « Les trois préjugés de la phénoménologie de la religion ».
-
[46]
Jacob Rogozinski, « Invoquer le Dieu », p. 245-261.
-
[47]
Aristote, La Politique, Livre 1, chapitre 1, 1253a ; Martin Heidegger, Basic Concepts of Aristotelian Philosophy (Studies in Continental Philosophy), Indianapolis IN, Indiana University Press /Bloomington, 2009, p. 32-45.
-
[48]
Rogozinski, Moïse, p. 193 et 200.
-
[49]
Jacques Derrida, Politique de l’amitié, Paris, Éditions Galilée, 1994, p. 22 et 241, 262.
-
[50]
Il pourrait être intéressant de relire ici les pages profondes de Hans Blumenberg, Work on Myth, (Studies in Contemporary German Social Thought), Cambridge MA – London, MIT Press, 1985, p. 34-59 sur l’irruption du « nom » dans le chaos.
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[51]
On pourrait certainement poursuivre la réflexion est voir comment et quand, dans le schème de l’alliance mosaïque l’invocation devient « apostrophe ». Et pour ce faire, croiser Derrida avec les propos de Rogozinski. Cf. Jacques Derrida, Politique de l’amitié, p. 21-22. Et, dans une veine différente, convoquer les propositions de Camille Denizon dans « Deux manières d’invoquer les dieux. Emplois de νή et de μά en grec classique », Revue des Études Grecques, 133 (2020), p. 315-344.
-
[52]
Jacques Derrida, Politique de l’amitié, p. 179.
-
[53]
Cette proposition s’enracine dans les significations de appello comme une complexification de pello dont les sens sont : mettre en mouvement, remuer, donner une impulsion, émouvoir, faire impression. Dans son article, élaboré de manière nouvelle dans le Moïse, Rogozinski écrivait déjà et c’est en direction de cet élément que je fais signe et que je tente de développer en faisant travailler l’écart entre Ex 2,22 et 3,7 : « Une invocation ne se définit pas par ce qu’elle vise, mais par sa manière de le viser et par ce qu’elle veut dire, son intention signifiante… Lorsqu’il l’invoque, le fidèle atteste en même temps que son dieu existe et, sans cela, il ne pourrait l’invoquer. » (Jacob Rogozinski, « Invoquer le Dieu », p. 17 : https://doi.org/10.4000/alter.2197, consulté le 10 novembre 2023).
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[54]
Rogozinski, Moïse, p. 202.
-
[55]
Rogozinski, Moïse, p. 196-198.
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[56]
Rogozinski, Moïse, p. 295-309.
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[57]
Rogozinski, Moïse, p. 263.
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[58]
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 13 dans le sillage complexe des mises en place et des jeux de la q. 12 et IIaIIae, q. 92-96 (sur la superstition et les figures superstitieuses de dieux).
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[59]
Rogozinski, Moïse, p. 260-261.