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C’est le sujet dont traitent principalement les Questions controversées sur Jésus[1], un recueil de 17 articles par 8 auteurs, qualifiés d’exégètes, bien qu’ils ne le soient pas tous au même niveau. D’aucuns trouveront que le mot controversées dans le titre de l’ouvrage n’est pas exact et qu’impertinentes conviendrait davantage. Dans la présentation qu’il fait de ce recueil, son directeur, Sébastien Doane, parle sans vergogne de « questions impertinentes » (p. 5). Sans l’apparat critique des écrits universitaires, les auteurs affrontent ces questions directement, sans tabou. Certaines de leurs réponses sont excellentes. D’autres ont paru curieuses ou nettement inacceptables à l’exégète que je suis. Ces textes sont regroupés sous trois grands titres : Jésus inconnu, Jésus raconté, Jésus controversé. Mais ces divisions ne sont pas rigoureuses et ces articles pourraient se trouver dans n’importe quelle section. Je ne tiendrai pas compte de ces divisions, mais regrouperai mes remarques selon les auteurs, parmi lesquels cinq d’entre eux ont plusieurs articles à leur crédit.

Le tout est dirigé par Sébastien Doane, professeur en études bibliques à l’Université Laval de Québec, qui semble responsable du ton quelque peu iconoclaste de l’ensemble. Il est lui-même l’auteur de trois articles, dont deux paraîtront parmi les plus impertinents : « Jésus a-t-il eu des relations sexuelles ? » et « Quelle sorte d’homme était le Fils de l’homme ? » (la masculinité de Jésus). Dans un premier article, Doane dit bien que le corps humain de Jésus devait fonctionner comme les autres corps humains masculins et qu’ainsi Jésus a dû éprouver ce qui se produit normalement à la puberté, incluant orgasme spontané pendant le sommeil ou émissions nocturnes… On sera d’accord. Par ailleurs, Doane dit bien qu’il n’y a rien d’historique dans la prétendue relation amoureuse de Jésus avec Marie de Magdala que certains romanciers ont popularisée. Ni rien d’une relation incorrecte avec le disciple bien-aimé en Jean. Il souligne à bon droit le peu de place pour la sexualité dans le discours de Jésus, comparé à l’intérêt croissant du christianisme pour les questions de morale sexuelle, souhaitant que l’Église fasse comme Jésus et se concentre sur autre chose… comme l’annonce de la Bonne Nouvelle !

Dans un autre article intitulé « Quelle sorte d’homme était le Fils de l’homme ? », après une allusion aux études de genres, Doane s’intéresse à la masculinité de Jésus. Il s’attarde au fait que Jésus ait été dénudé à plusieurs reprises dans sa passion et souligne que ce qui visait à l’émasculer et à l’humilier subit un renversement complet à la résurrection, faisant d’une mort ignoble, d’une masculinité violée, « le prélude d’une forme de masculinité divine (!). Comme le dit le soldat romain au pied de la croix : “ Vraiment cet homme était Fils de Dieu”. » (Marc 15,19)

Dans un troisième article, Doane offre une bonne lecture de la généalogie qui ouvre l’évangile de Matthieu : « Livre des origines de Jésus Christ (le Messie), fils de David, fils d’Abraham ». On aurait pu imaginer, dit-il, une généalogie triomphaliste pour asseoir l’autorité du Messie. Ce que nous offre Matthieu, par contre, est pour le moins surprenant, faisant place, comme l’indique le titre de l’article, à des rois mauvais, des prostituées, des assassins, des étrangères et des inconnus. « Qui sont les ancêtres de Jésus ? » C’est de cette pâte humaine que naîtra Jésus, le Messie, fils de David assurément, mais pourtant crucifié. Du très humain donc, et même du très impertinent, pourrait-on dire encore !

Antoine Paris, de l’Université Bordeaux Montaigne (France), signe quatre articles. Dans le premier il se demande si « Jésus était juif, chrétien ou autre chose ? ». Évidemment que Jésus était juif, répond-il d’abord, et au triple sens qu’utilisent les évangiles : religieux (il était circoncis), politique et géographique (habitant de Judée), et généalogique (descendant de Juda). Par contre, se demander si Jésus était chrétien serait tout à fait anachronique, reconnaît-il. Il reste – et c’est son hypothèse (p. 76) – que ces catégories ou identités « juive » et « chrétienne », dans les évangiles, sont floues, perméables et rendent poreuses toutes les frontières. Sa manière d’envisager le christianisme comme une « non-identité », qui serait la somme de tous les inattendus possibles » (85) est étonnante.

Son article sur « Pourquoi Jésus parlait-il en paraboles ? » témoigne, à mon avis, d’une très mauvaise compréhension des paraboles. Ce n’est aucunement « un moyen détourné d’exprimer une idée », surtout pas « un moyen d’embrouiller à dessein ce qu’on veut dire » (103). Il est vrai qu’en certains textes, comme en Mc 4,11, il est dit, citant Isaïe 6, 9-10, que « pour ceux du dehors tout arrive en paraboles pour que, tout en regardant ils ne voient pas et que tout en entendant ils ne comprennent pas… ». Mais il est clair que le reproche que Jésus fait aux disciples au verset suivant : « Vous ne comprenez pas cette parabole (celle du semeur) ! comment alors comprendrez-vous toutes les paraboles ? » (Mc 4,12) suppose que, pour lui, les paraboles étaient bien compréhensibles. Même en paraboles, Jésus parlait pour se faire comprendre. Mais la parabole, impliquant comme telle l’idée de comparaison, est une parole dont le sens doit être cherché au-delà d’elle-même, une parole qui ouvre à une vérité qui est mystère. C’est le sens, peut-être, du « détour » (108) dont parle l’auteur, qu’il explique difficilement en faisant lui-même beaucoup de détours…

Puisque les Églises, qui se réclament de Jésus, interviennent souvent dans la société pour des questions de morale, A. Paris demande, dans un troisième texte : « Jésus fait-il la morale ? » Mais qu’est-ce que la morale ? Une série de prescriptions et d’interdits, se situant entre deux pôles, le bon et le mauvais ? Le bon étant ce qui est conforme à la Loi ? Le mauvais, ce qui s’en écarte ? Mais de cette Loi, Jésus lui-même s’écarte souvent et réclame de ceux qui le suivent une perfection qui va au-delà du bon ou du mauvais, comme lorsqu’il demande d’aimer nos ennemis (Mt 5,44) ou d’être parfait comme le Père céleste est parfait (Mt 5,48). Pour l’auteur, le mot morale semble finalement désigner une manière de vivre. Ainsi les nombreux textes évangéliques que cite l’auteur révèlent bien la manière de vivre de Jésus, sa morale pourrait-on dire. On peut tout de même s’étonner que parmi tous ces textes n’apparaisse pas celui où un légiste demande : « Maître, quel est le grand commandement dans la loi ? » (Mt 22,36) ou « le premier de tous les commandements ? » (Mc 12, 29-31), le mot commandement indiquant bien ce qu’il faut faire, une manière de vivre donc ou la morale. La réponse de Jésus est claire : « aimer Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta pensée et ton prochain comme toi-même. Il n’y en a pas d’autres plus grands ». On n’a pas à chercher ailleurs sa morale !

François Doyon, enseignant en philosophie, est aussi l’auteur de trois articles. Dans le premier, il se demande « Jésus a-t-il historiquement existé ? ». Il passe d’abord en revue les arguments apportés pour nier cette existence : le fait que les évangiles aient été écrits au moins quarante ans après la disparition de Jésus, le fait que Paul donne très peu de détails sur la vie de Jésus et la thèse que le christianisme viendrait de l’invention, à la suite de Paul, d’une entité céleste, appelée Christ, réinterprétée ensuite comme personnage historique. Passant aux arguments en faveur de l’existence de Jésus, il renvoie aux sources non-chrétiennes classiques, principalement à l’historien juif Flavius Josèphe, puis aux auteurs romains, Tacite, Pline le Jeune et Suétone. Il note très bien – un argument sur lequel il faut insister – que personne parmi les adversaires les plus féroces du christianisme n’a contesté l’existence de Jésus dans l’Antiquité. Ce sont, bien sûr, les évangiles qui parlent le plus explicitement de Jésus. Doyon estime que la possibilité d’en extraire « des faits historiques sur l’enseignement et la fin de vie de Jésus est incertaine » (p. 28). Il passe ensuite aux recherches très modernes sur le « Jésus de l’histoire », pour conclure qu’il est « impossible de trouver une réponse objective et définitive à la question du Jésus historique » (p. 29). Il aurait été intéressant de souligner à ce propos que le degré de certitude auquel on peut prétendre en histoire ne dépasse jamais le probable. Sachant cela, il serait juste de dire que parmi les personnages de l’Antiquité, Jésus de Nazareth est certainement l’un des plus historiques !

Dans un deuxième article qui surprend un peu dans ce recueil, Doyon se demande « Pourquoi Jésus est-il descendu aux Enfers ? » En plusieurs textes (Ep 5,9 ; Ac 2,31 ; 1 P 3,19 ; He 13, 20-21), le N.T. affirme en effet que Jésus est descendu dans le monde de la mort. Les enfers désignent ici ce que les juifs appelaient le shéol, le séjour des morts. Par sa crucifixion, Jésus passe par la mort, descend aux enfers. Selon le Credo chrétien, Jésus partage ainsi cet essentiel de l’existence humaine qu’est la mort ! Mais, ressuscité par le Père, il entraîne dans sa résurrection toutes les générations mortelles, y compris celles qui ont vécu avant sa venue sur terre.

Un dernier article s’arrête à un passage étonnant des évangiles : « Jésus est-il toujours juste ? Ou, ce n’était pas le temps des figues ». À première vue, l’épisode où Jésus condamne un figuier qui n’avait pas de figues – ce qui était normal , puisque, dit Mc 11,13 : « ce n’était pas le temps des figues » – présente un Jésus étrange, tout à fait injuste. Après un hypothétique recours à la botanique pour essayer d’adoucir le geste de Jésus, Doyon se résigne à admettre que Jésus, homme véritable, a pu commettre des erreurs : l’erreur est humaine ! Il est permis de penser que, pour Marc, ce récit déconcertant placé entre deux épisodes qui parlent du Temple, a valeur de signe, le figuier symbolisant justement ce Temple, où le Messie ne trouvait aucun fruit. Une lecture à faire alors au niveau de la théologie de Marc, plutôt qu’au niveau historique.

L’analyse que fait Anne-Marie Chapleau du récit de la noce à Cana est excellente. Son titre, bien sûr, comme les autres titres, peut alerter le lecteur « Jésus a-t-il transformé l’eau en vin à Cana ? ». Une question qui se situe encore au niveau historique, celui qu’emprunte spontanément tout lecteur : que s’est-il passé à Cana ? À ce niveau, A.-M. Chapleau souligne bien d’abord l’invraisemblance des quelques 600 litres d’un vin fabuleux qui aurait résulté du geste de Jésus. Mais elle montre surtout que ce « commencement des signes » amorce les grands thèmes de la théologie de Jean, comme celui de l’heure, de la gloire ou encore celui de la femme (2,4 renvoyant à 19,26), qui culminent tous à la croix où tout est mené à son aboutissement. Très brillamment, elle conclut que « la richesse des évangiles (celui de Jean en particulier) ne saurait être contenue dans l’étroit carré de sable de l’historicité de leurs récits » (p. 134).

Le titre de son autre article : « Jésus aurait-il voté pour le Parti vert ? » paraît lui aussi très anachronique. Mais A.-M. Chapleau estime avec raison que « la question du rapport de Jésus avec la nature demeure » (p. 137). Malgré ses efforts cependant, il reste que si les évangiles nous montrent un Jésus qui vit dehors, marchant beaucoup, inséré dans un monde rural dépendant de la nature pour sa survie (p. 142), il paraît difficile de lui attribuer une « sensibilité écologique » (p. 135). A.-M. Chapleau semble regretter que Jésus utilise des « bien plus » pour décrire la position des humains par rapport aux oiseaux ou aux lys des champs. Il est permis, avec Jésus, d’accepter cette hiérarchie dans la Création et de placer l’être humain sur l’échelon supérieur.

Profondément engagé dans une recherche doctorale sur le Jésus de l’histoire, Guylain Prince pose la question : « Jésus savait-il écrire ? Que sait-on de son éducation ? ». À quoi pouvait ressembler l’éducation dans une famille rurale de la Galilée comme celle de Jésus ? Le N.T. en dit peu de chose. Il décrit néanmoins le métier de Jésus (qui était aussi celui de son père) en utilisant le mot grec tektôn (Mc 6,3 ; Mt 13,55), qu’on traduirait par « artisan », artisan du bois et de la pierre. Jésus n’était pas d’une famille de scribes ou de docteurs de la Loi, familiers de la lecture et des écritures. Rappelant que l’alphabet hébreu au temps de Jésus ne comportait que des consonnes, Prince en conclut qu’il n’était possible de lire spontanément l’hébreu ou l’araméen que si l’on connaissait déjà le texte (pensons à la difficulté de lire une phrase française qui n’aurait qu’une série de consonnes). Selon Prince, quand, à la synagogue de Nazareth, Jésus prend le rouleau qu’on lui tend et se met à lire un passage du prophète Isaïe (Lc 4,16-20), c’est qu’il lui suffisait de reconnaître les premières lettres d’un texte qu’il avait entendu très souvent et dont il se souvenait. À la question « Jésus savait-il lire ? », Prince répondra qu’il « n’en avait pas besoin » (p. 49), laissant entendre une réponse négative, qu’il ne serait pas facile de réfuter…

Dans un autre article : « Comment expliquer les divergences entre les Évangiles ? », Prince analyse avec compétence ce qu’on peut appeler le « processus de production des évangiles », tel que Luc le présente admirablement aux premiers versets de son évangile :

Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d’après ce que nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, il m’a paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines, d’en écrire pour toi un récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus

Lc 1, 1-4

Jésus n’enseignait pas en se servant de textes ou de parchemins. Il a transmis son enseignement oralement comme on faisait à l’époque, dans son milieu. De cette tradition orale en araméen, on est passé aux textes grecs des évangiles, tel que Luc le présente parfaitement. Ce qui rend les différences entre les évangiles très compréhensibles.

S’intéressant au Jésus historique et à la mariologie, David Lebel se demande « Qui sont les frères et les soeurs de Jésus ? ». Cette fois, un point controversé dans l’histoire de Jésus. Quand ils en parlent, les évangiles emploient les mots grecs adelphos et adelphè qui désignent normalement un frère ou une soeur de sang. Mais ces mots peuvent aussi, en particulier dans le monde sémitique, prendre un sens figuratif plus large. On ne peut donc exclure que les frères et les soeurs de Jésus aient été des demi-frères ou demi-soeurs ou même des cousins et cousines. À partir du Protévangile de Jacques, un évangile apocryphe datant de 150 environ, qui met en grande valeur la sainteté de la Vierge Marie, c’est ce sens plus large qui est devenu courant dans l’Église ancienne. C’est sur cette tradition que s’est basée la croyance en la virginité perpétuelle de Marie admise par les catholiques et les orthodoxes, mais rejetée en général par les protestants. Strictement, l’exégèse ne peut trancher la question. Si elle ne peut étayer la position traditionnelle catholique et orthodoxe, qui reste réelle néanmoins, elle ne peut, non plus, imposer la position adverse. Il reste cependant que l’impression dominante laissée par les textes du N.T. est que Jésus avait des frères et des soeurs au sens habituel. L’exégèse récente, même parmi quelques auteurs catholiques, semble aller en ce sens. C’est à eux que D. Lebel se rallie.

« Jésus était-il un “hors-la-loi” ? », tel est le titre de l’article de Francis Daoust, bibliste et professeur en milieu universitaire. En français, un hors-la-loi est quelqu’un qui vit en marge des lois, souvent même un despérado, un homme prêt à tout, qui n’a plus rien à perdre. Mais ici il s’agit d’une loi religieuse, de la loi de Moïse, de la Torah. Jésus en présente, il est vrai, une interprétation souvent plus permissive, plus tolérante, plus libérale. Mais le fait qu’il en débatte avec les scribes et les légistes montre bien, selon Daoust, que Jésus n’était pas révolté contre la Torah, qu’elle gardait pour lui sa validité, bien que devant être ajustée aux conditions changeantes de chaque époque. Le passage de Mt 5,17 : « Ne pensez pas que je sois venu renverser la Loi ou les Prophètes, je ne suis pas venu renverser, mais compléter » (traduction de Daoust), définit la position de Jésus face à la Loi. Ce faisant, Jésus se situe tout à fait dans la tradition juive d’une constante relecture de la Loi de Moïse, qui voit dans cette Loi « la Parole vivante de Dieu, toujours en mouvement et pertinente à jamais » (p. 92). L’autorité de Jésus face à la Loi, – que soulignent les évangiles – vient de son désir ardent qu’on en reconnaisse le sens profond, qui reste l’amour de Dieu et du prochain.

Odette Mainville, spécialiste du N.T. et professeure honoraire de l’Université de Montréal, jette un regard rétrospectif sur les prises de position de Jésus en faveur des femmes de son milieu : « Jésus était-il féministe ? ». O. Mainville rappelle le grand nombre de femmes dans l’entourage de Jésus selon les évangiles, que Jésus avait aussi des amies féminines comme Marthe et Marie, qu’il y avait même des femmes disciples si on lit bien le texte de Luc : « Jésus faisait route à travers villes et villages. Il proclamait la bonne nouvelle du Règne de Dieu. Les Douze étaient avec lui, et aussi des femmes…, dont Marie de Magdala, Jeanne, femme de Chouza, intendant d’Hérode, Suzanne et beaucoup d’autres qui les aidaient de leurs biens » (Lc 8, 1-3). On comprendra qu’en regard de cette attitude de Jésus, O. Mainville se désole de la marginalisation des femmes dans l’Église d’aujourd’hui. « Jésus était-il féministe ? – dit-elle en terminant – Poser la question c’est y répondre ! » (p. 178).

Les questions qu’aborde ce petit livre auraient de quoi étonner, peut-être, les « âmes pieuses ». Son succès, semble-t-il, en librairie, indiquerait qu’il fallait bien oser les affronter.