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Pour sa leçon inaugurale prononcée à l’Université d’Oxford en juin 2003 et publiée en septembre 2005, Alain Viala a choisi d’adopter la forme épistolaire, dans l’esprit des lettres philosophiques particulièrement en vogue dans la prose d’idées du xviiie siècle. Il s’adresse plus précisément à l’auteur de la Lettre à D’Alembert, Jean-Jacques Rousseau, à qui il destine une réflexion sur la place de la littérature et de la culture dans l’histoire et dans l’éducation. Il s’agit donc d’envisager la littérature dans sa dynamique sociale en interrogeant la fluctuation des adhésions à un discours et aux valeurs qu’il véhicule ; en d’autres termes, de mesurer les variations de l’intérêt porté à un texte dans la sphère publique. C’est que la communication différée, induite par l’acte de publication, produit un effet esthétique et suppose donc l’intérêt, c’est-à-dire la mobilisation du plaisir et de l’affect du lecteur. Le caractère aléatoire de cette réaction renvoie en dernier ressort à la liberté irréductible du lecteur (et des Lettres) qui fait que la dimension éthique de la littérature peut conduire également vers le bien et vers le mal ; la littérature participe ainsi à la construction des valeurs et l’étude de la littérature enseigne donc essentiellement à apprendre à réfléchir pour choisir (p. 95). Dans son principe, conclut Viala, elle [la littérature] est une pratique de morale, mais fondée sur une logique foncièrement amorale.
Dès lors, le divorce entre lecteur et critique – ce dernier appelé à récriminer, voire à censurer, face à la liberté heureuse du premier – se répercute trop souvent dans l’enseignement de la littérature. Plutôt que de reproduire des préjugés critiques, l’étude de la littérature devrait s’organiser autour de la question de l’intérêt, c’est-à-dire qu’il faudrait se demander d’abord comment les textes placent l’intérêt à une époque particulière et dans une épistémè singulière, participant ainsi pleinement d’une manière de voir le monde, d’un mode de connaissance. L’auteur propose de fonder l’étude de la littérature sur l’interrogation du texte et de son auteur, dans la double perspective de la production et de la réception. L’histoire des formes et des pratiques sociales de la lecture et de la littérature appelle elle-même une histoire de l’enseignement littéraire, dans la perspective plus large d’une histoire sociale fondée sur la question du jugement esthétique. Ultimement, ce dialogue constant entre les Lettres et l’Histoire ne devrait pas se limiter à la seule société française, mais s’ouvrir au-delà, à l’ensemble des réseaux européens et même, à tout l’espace francophone.
Le livre de Viala présente une réflexion riche et clairement argumentée sur l’étude et l’enseignement des Lettres. En centrant sa réflexion sur la question de l’intérêt littéraire, l’auteur trouve un moyen judicieux de faire le lien entre les dimensions personnelles (l’expérience esthétique) et collectives (la part institutionnelle) du fait littéraire. Il fournit un moyen de confronter l’actualité de l’expérience de lecture à ses aspects historique et éthique. La forme du dialogue avec l’auteur de l’Émile, malgré un mimétisme stylistique qui peut parfois faire écran, illustre la dynamique promue par l’auteur entre lecteur et contexte, entre présent et passé. La brève leçon est complétée par deux utiles florilèges sur la notion d’intérêt en littérature et en philosophie aux xviie et xviiie siècles. La séparation matérielle entre le philosophique et le littéraire peut surprendre au terme d’un parcours qui plaide au contraire pour une littérature envisagée dans sa double nature historique et éthique, mais la contradiction est à l’origine même de cette épître à Rousseau, à la fois romancier à succès et pourfendeur des Belles Lettres. La Lettre à Roussseau d’Alain Viala se révèle ainsi moins une réponse définitive qu’une invitation au dialogue sur les apories qui surgissent nécessairement dès lors que la critique ne porte plus seulement sur la littérature mais, plus généralement, sur son enseignement.