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L’essai critique Les journaux intimes et personnels au Québec. Poétique d’un genre littéraire incertain invite à nous immiscer dans « une forme de narrativité, une cohérence, un mouvement qui suit un objectif, une thèse, une idée, un récit » (p. 97). Le bel ouvrage, couronné du prix littéraire Jean-Éthier Blais en 2018, explore le genre diaristique. Le journal intime, personnel et secret, « gîte d’écrits de femmes » comme l’a écrit Michelle Perrot (1998), devient sous la plume de Manon Auger un corpus abondant, généreux, varié, public. La jeune chercheure dévoile avec sensibilité une écriture de mouvement, de reflets doux-amers, de notes quotidiennes de femmes et d’hommes transcendant la réalité anecdotique apparemment attribuée au genre diaristique. Une analyse minutieuse d’un objet convoité tant par l’historien que par le curieux pour son contenu sur l’intimité des autres est plutôt révélé comme objet littéraire par sa forme, sa structure, son langage. La rigueur est au rendez-vous et le style académique de l’ouvrage peut essouffler son lecteur, mais n’a rien pour décourager le profane ou l’universitaire désireux de comprendre les multiples facettes d’un genre littéraire malencontreusement malmené.
Trois parties généreuses et abondantes documentent dix chapitres relevant le défi de redresser le portrait d’un genre littéraire jusque-là surtout associé à un discours réducteur. Trois parties qui questionnent, définissent, convainquent d’une richesse extraordinaire sur le plan littéraire. « I. Un genre sans forme? » propose un savant exercice, afin de définir ce qu’est le genre diaristique en scrutant des journaux intimes (publiés posthume ou anthume); des journaux personnels (création, témoignages, voyages) ou des journaux avant-texte/après-texte. L’analyse soulève « les enjeux esthétiques et institutionnels des diverses catégories du genre diaristique » (p. 110).
« II. Un genre sans histoire? » remet en question les théories de la narrativité, « le vrai, le faux, le réel, l’inventé… » (p. 121). L’auteure s’intéresse à six journaux qui, nous avons cru, permettraient de plonger un tant soit peu dans les univers personnels d’une Henriette Dessaulles, d’un Lionel Groulx ou d’une Joséphine Marchand. Toutefois, Auger tient son lecteur à distance des réflexions du quotidien et documente le fil conducteur qui rattache le début et la clôture d’un journal intime, son langage et sa destination, mais également son écriture, sa structure aussi bien que ses mécanismes tout entiers. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est minutieusement étudié à travers la force d’écriture des exemples types de journaux. Le journal de jeune fille qui raconte le passage d’une jeune Canadienne française de l’adolescence à l’âge adulte et qui s’arrête quelques jours avant le mariage ou celui d’un jeune Lionel Groulx programmé par l’accomplissement d’une transformation. Son journal est « un banc d’essai pour l’écriture, un lieu où la plume du diariste est au service de Dieu et de la foi » (p. 160).
« III. Un genre sans littérature? », le dernier acte, remet en question l’idée que l’écriture intime, celle issue du journal, n’est pas un genre littéraire, mais au mieux une forme périphérique extérieure à la littérature. La charge critique tant éthique qu’esthétique des écritures ordinaires est examinée à travers les parcours de diaristes, ceux de Jean-Louis Major, de Françoise Hamel-Beaudoin et de Jean Ferron notamment, afin de convaincre avec talent que les oeuvres diaristiques « représentent des productions langagières, textuelles et culturelles, de préoccupations proprement littéraires » (p. 327).
Manon Auger offre une riche réflexion à partir d’un vaste corpus d’oeuvres à la désignation générique commune, afin d’en saisir la dynamique particulière – au-delà d’une soixantaine d’oeuvres compose le corpus à l’étude. Nous avons été séduits par cet essai critique et avons été convaincus des réelles potentialités poétiques du genre diariste. Les journaux intimes et personnels sont des objets convoités par les historiennes et les historiens et assurément des oeuvres pertinentes pour celui ou celle dont le métier est de tenter de percer les secrets d’une vie ordinaire ou privilégiée dans un cadre temporel bien défini. La quête de cet objet si précieux gagnerait à être relativisée considérant le nombre d’oeuvres répertoriées dans le cadre de l’étude d’Auger. Bien que l’usage de ces sources oubliées ou négligées soit d’un intérêt différent, littéraires et historiens sont « curieux de l’écriture en train de se faire » (p. 330). Au fil des pages de cet essai, le privé et l’intime sont décrits comme de douces poétiques imbriquées dans un savoir propre aux études littéraires. Certes, un savoir pertinent à d’autres disciplines des sciences humaines, mais qui demeure dans sa forme, sa structure et son langage hautement spécialisé.