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Au retour d’un séjour à Montréal en 1916, le poète anglais Rupert Brooke évoquait son impression d’une ville formée « de banques et d’églises. Les citoyens de cette ville passent le plus clair de leur temps à accumuler du capital dans ce monde-ci ou dans l’autre », déclarait-il avec un humour teinté de dédain (p. 1290). Si cet ouvrage, dirigé par l’historien Dany Fougères et rédigé par plus d’une trentaine de spécialistes de différentes disciplines, ne se prive pas de ces perles qui en agrémentent la lecture, il parvient, pour la plupart, à évacuer les lieux communs pour présenter un Montréal en mouvement, en rapport avec l’autre et l’ailleurs, et dont l’identité même est façonnée par le « va-et-vient perpétuel de gens, de biens et d’idées » (p. 12). C’est d’ailleurs en misant sur le lien entre l’espace physique et son peuplement que ce fort attendu 21e ouvrage de la collection « Les régions du Québec » de l’INRS cherche à saisir le développement de Montréal depuis l’époque des premiers habitants à aujourd’hui. Délaissant les découpages chronologiques conventionnels, le livre privilégie plutôt une approche inspirée de la géographie humaine et de l’histoire environnementale, lui permettant de tracer des continuités insoupçonnées et de marquer de nouvelles ruptures en fonction de l’occupation et de l’exploitation du territoire et des façons dont les réalités spatiales ont de tous temps façonné l’économie, la gouvernance, la culture et les rapports entre groupes sociaux.
Si certains contributeurs adoptent cette approche territoriale plus résolument que d’autres, celle-ci débouche néanmoins sur des interprétations novatrices. Une des plus grandes forces de ce positionnement est sans contredit la manière dont la région dans son ensemble est intégrée à l’analyse. On dresse ici le portrait d’une agglomération débordant largement du cadre municipal de la ville-centre et – de manière encore plus marquée au 20e siècle à raison de routes, de ponts et d’aéroports – de sa forme insulaire. Cette vision large de ce que constitue « Montréal » permet aux auteurs de faire état de réalités sociales et économiques liées à la dispersion des Montréalais bien au-delà du noyau historique de la ville, de montrer sur une échelle plus étendue l’impact sur le milieu urbain de plusieurs temps forts de l’histoire québécoise et canadienne (telles la colonisation française puis anglaise, l’industrialisation massive, l’immigration internationale et plus récemment la mondialisation de l’économie, du savoir et de la culture) et de situer la spécificité des quartiers, des municipalités, des banlieues ou des arrondissements à l’intérieur d’un ensemble certes plus structurant que… cohérent ! Enfin, l’approche territoriale rend possibles certaines analyses originales plus ponctuelles à l’intérieur des différents chapitres. Notons l’exemple de l’agriculture dans la région, présentée par Stéphane Castonguay non pas comme la chronique d’un long déclin, mais plutôt comme « une transformation de pratiques d’occupation du sol et une réinvention de rapports à un environnement agricole façonné par l’activité humaine » (p. 611).
Tout en fournissant de riches possibilités interprétatives, l’approche préconisée a cependant certaines limites, surtout lorsque le territoire et sa gestion semblent prendre plus d’importance que les hommes et les femmes qui l’occupent. À s’étendre, par exemple, sur la kyrielle de structures administratives municipales à s’être succédés au fil des époques ou sur les tractations entourant les divers épisodes d’annexion, le livre raconte, par moments, l’histoire d’une ville gérée, plutôt que celle d’une ville vécue. Certaines sections font, par ailleurs, déferler les données statistiques, désincarnées de leur contexte humain, alors que dans un chapitre sur la technologie, la multiplication de grandes entreprises dans la région est synonyme de « réalisations » et de « succès », sans questionnement sur leurs possibles conséquences sociales ou écologiques. En effet, c’est surtout lorsque les habitants de la ville eux-mêmes sont placés en relation avec l’espace, et entre eux, que l’ouvrage est le plus convaincant. Ainsi Mario Polèse nous rappelle-t-il que le potentiel économique est aussi une affaire de « l’attachement des Montréalais à leur ville » (p. 1004), tandis que Laurent Turcot raconte les rumeurs et scandales ayant fait vibrer la ville au 18e siècle, que Magda Fahrni évoque les tribulations du quotidien en temps de guerre ou que Daniel Latouche, Guy Bellavance et Christian Poirier brossent le portrait d’une effervescente scène culturelle de 1920 à nos jours.
Allant au-delà du seul effort de synthèse, déjà considérable, Fougères et son équipe contribuent à l’historiographie montréalaise en proposant aussi des recherches nouvelles, s’appuyant sur des sources inédites. Il est donc étonnant de ne pas retrouver de bilan historiographique, ne fût-ce que pour mieux faire ressortir l’originalité du présent ouvrage. La participation d’un grand nombre d’auteurs permet d’approfondir l’analyse à travers des incursions plus détaillées dans une foule de sujets précis. Le choix des thèmes est généralement judicieux, bien que certaines omissions puissent surprendre. Par exemple, si les femmes et les Montréalais issus des communautés culturelles sont mentionnés à travers les deux tomes, aucun chapitre n’est consacré spécifiquement à leur apport au développement de la ville (à l’exception peut-être du très pertinent texte sur les banlieues de l’immigration). Quant aux autochtones, la continuité suggérée par leur désignation comme « de lointains ancêtres » et les « fondateurs du Québec » (p. 44) est pour le moins étonnante. Présentées dans un premier temps par le prisme des premiers archéologues blancs du 19e siècle, les Premières Nations sont visibles dans la section sur la Nouvelle-France, mais semblent ensuite disparaître complètement de la trame historique de Montréal et sa région. Enfin, certains auteurs restent étonnamment attachés à la notion de « cloisonnement » culturel qui a longtemps dominé le regard historique sur Montréal. Que ce soit en matière de philanthropie ou de vie culturelle, nul ne doutera du rôle des tensions entre groupes ethniques et linguistiques dans le développement de la ville. Cependant, la féconde approche territoriale mise de l’avant au sein même du livre permet de s’interroger sur la centralité que doit encore prendre ces lignes de démarcation dans notre compréhension de l’histoire de Montréal. Le Monument national est-il vraiment moins « national » du fait d’avoir, dès ses débuts, abrité des troupes de théâtre anglophones et yiddish (p. 788, 798) ? N’en est-il pas d’autant plus montréalais ? Cet ambitieux ouvrage se fixe des objectifs innovateurs auxquels il parvient bien à répondre. Il reste à souhaiter que son appel pour une histoire de Montréal plus englobante, mouvante et ouverte sur l’autre puisse être encore plus largement entendu.