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La littérature québécoise du XIXe siècle est si mal connue et si peu étudiée qu’il faut d’entrée de jeu saluer l’entreprise de Jacques Cardinal, professeur de littérature comparée à l’Université de Montréal. L’ouvrage critique qu’il consacre aux Anciens Canadiens de Philippe Aubert de Gaspé (1863) a également le mérite d’offrir une lecture politique du roman, ce qui là encore s’avère une approche peu fréquentée du corpus romanesque québécois d’avant la Révolution tranquille. Comme il le précise en introduction, l’auteur se propose d’aborder ce grand classique des lettres canadiennes-françaises « comme un travail de réécriture de l’histoire de la Conquête ». « Le roman de Philippe Aubert de Gaspé apparaît bien dans cette perspective comme une machine de guerre (laquelle n’est cependant pas sans ambiguïté et ambivalence, comme on le verra), et non pas comme ce roman léger et divertissant, nostalgique de l’époque de la Nouvelle-France » (p. 15).
La perspective est originale et l’examen extrêmement détaillé. L’analyse suit l’intrigue pas à pas, ne néglige aucune scène, aucun détail, aucune digression (et l’on sait que sous la plume du conteur qu’était de Gaspé, elles sont nombreuses). C’est peut-être d’ailleurs davantage dans l’interprétation de ces digressions et divertissements qui ont fait la réputation de l’auteur, plutôt que dans la relecture de scènes plus manifestement politiques (bataille des plaines d’Abraham, etc.), que le travail herméneutique de Cardinal s’impose avec le plus de force et de pertinence. À titre d’exemple, je retiendrai l’une de ces digressions célèbres qui a trait à l’histoire de la Corriveau et des sorciers de l’île d’Orléans que raconte José, l’homme de confiance des d’Haberville. Au-delà du caractère divertissant (et édifiant) du récit, qui met en scène la prégnance des superstitions et des croyances populaires dans la société québécoise du XIXe siècle, le critique distingue tapi derrière l’écoute distanciée et critique de Jules et d’Arché le difficile travail de construction d’une mémoire collective qui se refuse à affronter les morts et les défaites qui la hantent. « Ce qui se joue ainsi sur la scène de la petite histoire – celle de la Corriveau – n’est donc pas, du point de vue du phénomène de la revenance et de la hantise, sans avoir quelque incidence sur l’Histoire et la politique. En cela, il semble que le récit –à travers la figure même de la Corriveau – soit aussi une façon d’exorciser un fantôme qui, dans ce contexte, évoque la défaite des plaines d’Abraham, dans la mesure où cette défaite, marquant l’avènement de la sujétion politique, ne cesse par la suite de hanter les survivants puis les héritiers » (p. 27-28).
Il faut souligner la richesse documentaire sur laquelle repose cette minutieuse étude dont les longues notes explicatives placées en fin de volume poursuivent le dialogue de l’auteur avec ses prédécesseurs, spécialistes de l’histoire littéraire du Québec, qui ont proposé d’autres lectures de l’oeuvre maîtresse du Seigneur de Saint-Jean-Port-Joli (les Maurice Lemire, Lucie Robert, etc.). En conclusion, ouvrant sa réflexion au présent de la société québécoise, Jacques Cardinal interroge, à la lumière d’un texte-phare de la Révolution tranquille – « La fatigue culturelle du Canada français » d’Hubert Aquin – cette « fable de la réconciliation politique » que construit en filigrane le roman de Philippe Aubert de Gaspé en se refusant « à prendre le chemin du politique mais [en cherchant] plutôt à rejouer cette reconnaissance [d’une juste égalité entre vainqueurs et vaincus] sur la scène de l’amitié » (p. 125) .