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INTRODUCTION

L'importance du phénomène de la maltraitance envers les aînés est désormais admise. Bien que la gravité de cette problématique soit reconnue, son ampleur réelle est difficile à estimer en raison de la sous-déclaration des épisodes de maltraitance par les aînés. Une étude canadienne, réalisée en 2015, sur la prévalence de la maltraitance au cours d'une année chez les personnes âgées de 55 ans et plus (N = 8 163) vivant à domicile, révèle que l’estimation annuelle s’élèverait à 8,2 % (McDonald, 2018). Au Québec, l’enquête la plus récente indique que cette estimation annuelle s’élève à 5,9 %, chez les personnes âgées de 65 ans et plus vivant à leur domicile (N = 8 860). Cette proportion représente 78 900 Québécois (Gingras, 2020). Une récente méta-analyse, regroupant des données publiées entre 2002 et 2015 et provenant de 28 pays, établit la prévalence annuelle mondiale de la maltraitance chez les aînés à 15,7 % (Yon et al., 2017). Toutefois, les données disponibles varient beaucoup d’un pays à l’autre, en partie à cause du manque de définition consensuelle de la maltraitance (Mysyuk et al., 2013).

De plus, selon la méta-analyse de Fraga Dominguez et ses collaborateurs (2019), plusieurs obstacles restreignent les personnes âgées dans leur recherche d’aide : la peur des répercussions pour soi-même ou pour la personne maltraitante, les sentiments vécus (honte, manque de confiance en soi, impuissance, etc.), la méconnaissance des services, la dépendance socioéconomique à la personne maltraitante ou le désir de maintenir la relation, l’isolement, le manque de soutien social, la difficulté à reconnaître l’existence de la maltraitance, ainsi que les barrières culturelles, générationnelles ou religieuses. Considérant le vieillissement de la population, il s’agit donc d’un enjeu qui mérite que l’on s’y attarde, puisque le nombre de cas absolu augmentera probablement (Beaulieu et Bergeron-Patenaude, 2012). En effet, en 2017, la proportion des personnes âgées de 65 ans et plus était évaluée à 18,5 % de la population québécoise et on estime qu’en 2031 elles représenteront le quart de la population (Gouvernement du Québec, 2018).

Problématique de la maltraitance

La maltraitance à l’égard des aînés peut se définir de différentes façons, selon les milieux et les organisations. Cette absence de définition universelle crée une confusion en ce qui a trait aux actes considérés ou non comme de la maltraitance. Dans son plan d’action, le Gouvernement du Québec (2017) utilise une définition inspirée de l’Organisation mondiale de la santé pour décrire la maltraitance : « Il y a maltraitance quand un geste singulier ou répétitif, ou une absence d’action appropriée, intentionnel ou non, se produit dans une relation où il devrait y avoir de la confiance, et que cela cause du tort ou de la détresse chez une personne aînée. » (p. 15). La présente étude se référera donc à cette définition.

Formes de maltraitance

Il existe sept différents types de maltraitance, qui sont présentés dans le Tableau 1 ci-dessous (Gouvernement du Québec, 2017). Chaque type de maltraitance peut prendre l’une des deux formes suivantes, soit la violence, par l’emploi de force ou d'intimidation, soit la négligence qui consiste en l’absence d'actions appropriées, afin de répondre aux besoins de la personne aînée. La présente étude s’intéresse uniquement aux quatre premières formes de maltraitance et à la négligence.

Prévalence des formes de maltraitance chez les personnes âgées

Dans une étude à grande échelle réalisée aux États-Unis auprès de 5777 personnes de 60 ans et plus, un répondant sur dix rapportait avoir vécu de la maltraitance psychologique, physique, sexuelle ou de la négligence, au cours de la dernière année (Acierno et al., 2010). Plus précisément, 4,6 % des répondants ont affirmé avoir vécu de la maltraitance psychologique, 1,6 % de la maltraitance physique, 0,6 % de la maltraitance sexuelle, 5,1 % de la négligence et 5,2 % de la maltraitance financière par un membre de la famille. Toujours aux États-Unis, selon une étude effectuée auprès de 3005 personnes de 57 à 85 ans, 9 % des répondants rapportaient avoir vécu de la maltraitance verbale, 3,5 % de la maltraitance financière et 0,2 % de la maltraitance physique de la part d’un membre de leur famille (Laumann et al., 2008). Chez les femmes âgées, Yon et ses collaborateurs (2019) signalent que le type maltraitance le plus fréquemment rapporté serait la maltraitance psychologique (11,8 %), suivi par la négligence (4,1 %), la maltraitance financière (3,8 %), la maltraitance sexuelle (2,2 %) et finalement, la maltraitance physique (1,9 %).

Tableau 1

Types de maltraitance (Gouvernement du Québec, 2017, p. 17)

Types de maltraitance (Gouvernement du Québec, 2017, p. 17)

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Facteurs de risque et de vulnérabilité

Les facteurs de risque et de vulnérabilité peuvent constituer des indicateurs utiles au dépistage de la maltraitance (Beaulieu et al., 2016; Gouvernement du Québec, 2017). Alors que les facteurs de risque sont plutôt liés à l’environnement social de la personne aînée, par exemple ses proches, les facteurs de vulnérabilité sont davantage propres à l’aîné (Baker, 2007; Gouvernement du Québec, 2020).

Parmi les facteurs de risque, on retrouve principalement ceux qui se rapportent aux caractéristiques de l’auteur de la maltraitance. Ainsi, il est fréquent que les personnes maltraitantes soient en situation de dépendance à l’égard de leur parent âgé, particulièrement sur le plan financier, ou qu’elles présentent des déficiences physiques, des problèmes de toxicomanie ou de maladie mentale (Storey, 2020). Elles vivraient davantage d'isolement social (Amstadter et al., 2010; Storey, 2020) et seraient plus fréquemment impliquées dans des situations de violence conjugale (Baker, 2007). De même, en situation d’aidance, l'auteur de la maltraitance vivrait du stress, des difficultés d’adaptation aux problèmes de la vie quotidienne et de l’épuisement face à sa tâche, un sentiment de fardeau ou d’obligation, aurait une relation de faible qualité avec l’aidé et manquerait d’informations sur les soins à donner (Dong, 2015; Johannesen et LoGiudice, 2013; Storey, 2020).

Au Canada, une enquête récente visant à documenter les facteurs de vulnérabilité à la maltraitance chez les personnes de 55 ans et plus a indiqué que la dépression était un facteur qui y était fortement associé (McDonald, 2018). Toutefois, il est impossible de déterminer si la dépression mène à la maltraitance ou si elle en est la conséquence, étant donné que l’étude utilisait un devis transversal. Grâce à une recension systématique des facteurs de vulnérabilité des aînés à la maltraitance, Johannesen et LoGiudice (2013) ont identifié les éléments suivants : le déclin cognitif, des problèmes de comportement, des problèmes psychologiques ou psychiatriques, la dépendance fonctionnelle (pour l’hygiène, l’alimentation, la prise de médicaments, etc.), une santé fragile, un faible revenu ou une expérience de maltraitance dans le passé. S'ajoutent à ceux-ci d'autres facteurs rapportés dans d’autres études (Baker, 2007; Dong, 2015; Gouvernement du Québec, 2020) : dépendance aux substances (drogues, alcool, médicaments), isolement social, cohabitation avec un proche, dépendance pour la gestion de ses affaires (budget, paiement des factures), analphabétisme, méconnaissance des deux langues officielles (français et anglais), caractéristiques personnelles prédisposant aux préjugés (odeurs, allure), méconnaissance des droits et des ressources à sa disposition, méfiance à l'endroit des services publics (services de santé et services sociaux, police), comportements perturbateurs ou violents envers les personnes aidantes et soignantes (p. ex., agressivité, réticence aux soins, errance).

Acierno et ses collaborateurs (2010) ajoutent que le fait d'avoir été exposé à un événement traumatique dans le passé et le faible soutien social seraient les variables les plus corrélées avec la maltraitance, et ceci, peu importe le type. Toutefois, il est difficile de déterminer si le faible soutien social est une conséquence de la maltraitance ou s'il est un facteur de causalité. Néanmoins, la maltraitance survient dans une relation où la confiance devrait être présente, tel que précisé dans la définition adoptée par le Gouvernement du Québec (2017). Or, ce faible niveau de soutien pourrait à la fois être un prédicteur (cause) et un indicateur de maltraitance (conséquence) (Acierno et al., 2010).

Conséquences de la maltraitance

La maltraitance vécue par une personne peut être à l’origine d’importantes conséquences sur sa vie. Certaines études se sont penchées sur le sujet. Toutefois, elles explorent généralement les conséquences de la maltraitance chez les femmes de tous âges confondus, ou encore chez l’ensemble des aînés, sans effectuer de distinction entre les sexes (Yunus et al., 2019), ou sans tenir compte du milieu de vie des participants (à domicile ou en institution). De plus, lorsque les individus présentent des troubles cognitifs, le stade de déclin ou la gravité des symptômes n’est pas rapporté. Par ailleurs, il y a peu de consensus quant à la définition du concept de maltraitance ou des formes de maltraitance (Mysyuk et al., 2013). Par exemple, certaines études n'incluent pas la maltraitance psychologique parmi les formes de maltraitance étudiées. Enfin, peu d’études récentes sur les conséquences de la maltraitance comportent un groupe de comparaison constitué d’aînés, n’ayant pas vécu cette situation. Finalement, une particularité subsiste au niveau du phénomène de la maltraitance chez les aînés : ses conséquences peuvent être confondues avec les effets de la maladie physique ou mentale, ou simplement à l’impact du vieillissement normal.

Les conséquences physiques de la maltraitance, incluant la mortalité précoce, sont largement reconnues par les chercheurs : ecchymoses, lacérations, fractures, déshydratation, plaies de pression, malnutrition, menace à la sécurité. De plus, il appert que les individus âgés maltraités évalueraient négativement leur propre santé et seraient plus à risque de développer une consommation abusive d’alcool ou de médicaments psychoactifs (Acierno et al., 2010; Baker, 2007; Brozowski et Hall, 2005; Dong et Simon, 2013; Laumann et al., 2008; Wolf, 1997). Une étude relève également un taux d’hospitalisation plus important chez les aînés maltraités (Dong et Simon, 2013). Par ailleurs, sur le plan financier, les victimes rapportent une perte d’argent ou de biens, ainsi que la perte des épargnes assurant leur bien-être et la qualité de leur vie (Beaulieu et Bergeron-Patenaude, 2012; Comijs et al., 1998; Gouvernement du Québec, 2010, 2016; Ogrodnik, 2007).

De nombreuses conséquences psychologiques sont rapportées par les écrits scientifiques, particulièrement sur le plan de l’humeur comme la détresse psychologique, la dépression, les pensées suicidaires et l’anxiété. De même, les aînés maltraités peuvent vivre un trouble de stress post-traumatique, de la tristesse, de la colère, de la peur, de la résignation, de l’aliénation, de la culpabilité et du déni (Comijs et al., 1998; de Mendonça Lima et al., 2021; Wolf, 1997; Yunus et al., 2019). Récemment, Berkowsky (2020) observe des scores plus faibles pour six dimensions du bien-être psychologique chez les personnes âgées (M = 71,4 ans; 53,6 % de femmes), qui affirment avoir subi un contrôle excessif de la part d’un membre de leur entourage au cours de la dernière année, comparativement à celles qui n’en ont pas vécu. Plus précisément, les aînés ayant subi ce type de maltraitance avaient des scores significativement plus faibles pour les relations avec autrui, l’autonomie, le sens à la vie, la croissance personnelle, l’acceptation de soi et le sentiment de maîtrise sur son environnement. Toutefois, aucune de ces études ne s’intéresse spécifiquement aux conséquences psychologiques chez les femmes âgées de 65 ans ou plus.

Sur le plan social, un faible réseau social et un sentiment de solitude sont également relevés dans les écrits scientifiques (Acierno et al., 2010; Brozowski et Hall, 2005; Laumann et al., 2008). Cependant, une récente recension des écrits (Yunus et al., 2019) indique que davantage d’études seraient nécessaires pour explorer les conséquences sociales de la maltraitance chez les aînés. De même, Berkowsky (2020) indique qu’il serait pertinent que des études explorent l’effet potentiellement modérateur ou médiateur d'autres variables, telles que le soutien social, sur le bien-être psychologique des aînés maltraités.

Objectif

L’objectif de la présente étude vise à documenter les conséquences de la maltraitance vécue par des femmes aînées québécoises, sur diverses dimensions de leur bien-être psychologique, ainsi que sur leur perception et la disponibilité du soutien social. Plus précisément, il s’agit de comparer le bien-être de femmes ayant vécu un épisode de maltraitance au cours des quatre dernières années, à celui d’un groupe témoin de femmes, affirmant n’en avoir jamais vécu.

La recension des écrits sur les conséquences psychosociales de la maltraitance permet de formuler deux hypothèses générales : 1) Comparativement au groupe témoin, les femmes ayant vécu de la maltraitance manifesteront un niveau plus élevé de détresse psychologique, d’anxiété, de résignation acquise et une perception négative de leur passé; 2) Sur le plan des stratégies d'adaptation et des variables sociales (perception du soutien social et disponibilité du soutien social), les scores moyens seront moins élevés chez les femmes maltraitées que chez les femmes du groupe témoin.

Méthode

Déroulement de l’étude

Le recrutement des participantes s’est déroulé sur une période s’échelonnant de décembre 2014 à août 2017. Elles devaient avoir 65 ans ou plus, vivre dans la communauté et avoir vécu au moins un épisode de maltraitance au cours des quatre dernières années. La maltraitance pouvait être de divers types : psychologique, financier, physique ou sexuel ou être la manifestation de négligence. Il pouvait s’agir d’un épisode de maltraitance encore actuel. Il n’était pas nécessaire pour les participantes d’être en démarche d’aide.

Dans un premier temps, des femmes ont été sollicitées par le biais d’organismes tels l’Association québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretraitées de Trois-Rivières, DIRA-Estrie et le Centre d’aide aux victimes d’actes criminels de la Mauricie. Elles étaient invitées à donner leur accord pour que leurs coordonnées soient transmises à la chercheuse pour être contactées et invitées à participer au projet. Sur les 23 femmes référées par les organismes, neuf ont accepté de participer. Parmi les motifs de refus inventoriés, certaines personnes ne souhaitaient plus entendre parler de l’épisode de maltraitance, avaient une santé trop fragile pour participer, ont refusé sans donner de justification, et enfin, quelques femmes étaient injoignables à l'aide des coordonnées fournies. Devant le nombre insuffisant de participantes, deux articles sur la maltraitance envers les femmes âgées ont été publiés dans les versions imprimées et électroniques des journaux locaux. Les lectrices ayant vécu cette situation étaient invitées à communiquer avec le Laboratoire interdisciplinaire de recherche en gérontologie (LIREG) de l’Université du Québec à Trois-Rivières, pour participer à une rencontre où elles répondraient à divers questionnaires sur leur bien-être psychosocial. Treize femmes ont été recrutées grâce à ces articles.

Quant aux femmes du groupe témoin, elles ont été recrutées à la suite d'une annonce sur les réseaux sociaux (Facebook), qui présentait l’étude sur la maltraitance et les invitait à constituer le groupe de comparaison et à compléter les mêmes questionnaires que le groupe expérimental. Elles ne devaient pas avoir vécu une quelconque forme de maltraitance au cours de leur vie, afin d'éviter les possibles facteurs confondants tels qu'une expérience de maltraitance dans l'enfance. Dans les deux groupes, les critères de sélection (âge, épisode de maltraitance) étaient vérifiés lors du contact téléphonique.

La majorité des femmes du groupe expérimental provenaient de la région de la Mauricie (62,5 %), tandis que les femmes du groupe témoin venaient en majorité (79,8 %) d’autres régions administratives (p. ex., Chaudière-Appalaches, Lanaudière ou Montréal). Le recrutement du groupe témoin visait des femmes d’âges et de niveaux de scolarité similaires à celles du groupe expérimental. Afin d'éviter un déplacement vers l'université, les participantes ont préféré que l’entrevue soit conduite à leur domicile. Avant de répondre aux questionnaires, toutes les participantes ont lu et signé le formulaire de consentement. La rencontre individuelle pour la passation des questionnaires était d’une durée de 60 à 90 minutes. Les participantes n'ont pas reçu de compensation financière pour leur participation.

Participantes

Le recrutement a permis de contacter 22 participantes. Toutefois, six participantes ont dû être exclues, car la fin de l'épisode de maltraitance avait eu lieu plus de quatre années avant la présente étude. Finalement, le groupe de femmes maltraitées incluait 16 participantes âgées entre 66 et 90 ans (M = 74,3 ans). Les participantes avaient en moyenne 11,5 années de scolarité. Les données sociodémographiques sont présentées dans le Tableau 2. Sur le plan du statut civil, le tiers des participantes se répartissaient pratiquement de façon équivalente entre trois catégories : veuves/célibataires, séparées ou divorcées, ou mariées/conjointes de fait. Il n’y avait qu’une femme célibataire. La grande majorité des femmes du groupe expérimental, soit 93,8 %, ont rapporté avoir au moins un enfant.

Quant au groupe témoin, il était constitué de 19 participantes. Les participantes étaient âgées entre 65 et 92 ans (M = 72,3 ans) et avaient en moyenne 11,1 années de scolarité. La plupart étaient mariées ou conjointes de fait (42,1 %) ou veuves/célibataires (36,8 %). La grande majorité d’entre elles (89,5 %) avaient au moins un enfant. Aucune différence significative n'a été observée entre les deux groupes sur le plan de l'âge et du niveau de scolarité. Il en est de même pour le statut civil (χ2 (2, N = 35) = 0,63; p = 0,73).

Tableau 2

Caractéristiques sociodémographiques de l’échantillon (N = 35)

Caractéristiques sociodémographiques de l’échantillon (N = 35)

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Mesures

La passation des questionnaires évaluant différents aspects du bien-être psychosocial fut précédée par des questions d’ordre sociodémographique et du Mini Mental State Exam (MMSE). Le MMSE visait à s’assurer que les participantes n’avaient pas de problèmes cognitifs et qu’elles pourraient participer à l’étude. Les personnes ayant un score inférieur à 24/30 (Colette et Robitaille, 2015; Folstein et al., 1975), indiquant la présence probable d’un trouble cognitif, étaient exclues. Seule une participante du groupe témoin a été exclue pour cette raison. Outre les informations démographiques habituelles (âge, profession, statut civil), le questionnaire d’information générale comportait des questions sur le moment de l’épisode de maltraitance, sa nature, ainsi que le soutien reçu à la suite de l’événement. Afin de mieux connaitre l’expérience de maltraitance qu’elles avaient subie, il était demandé aux participantes : « Avez-vous été victime ou êtes-vous actuellement victime de l'une des formes suivantes de maltraitance dans les quatre dernières années (abus psychologique, financier, physique ou sexuel ou forme de négligence)? Si oui, laquelle? Qui était l'auteur de la maltraitance? ».

Afin d'évaluer diverses dimensions du bien-être psychosocial des participantes, une batterie de sept questionnaires autorapportés a été administrée en entrevue individuelle aux femmes, constituant le groupe expérimental et le groupe témoin. La dimension psychologique du bien-être comportait des variables évaluant des aspects négatifs, dont la détresse psychologique, l’anxiété, la résignation acquise, et la perception d’un passé négatif, ainsi que des dimensions positives comme les stratégies d'adaptation. Quant aux variables sociales, elles évaluaient la perception et la disponibilité du soutien social. Les sept questionnaires sont présentés dans le Tableau 3 ci-dessous.

Analyses statistiques

À l'aide du logiciel d'analyse statistique SPSS, des analyses descriptives et comparatives (tests-t pour échantillons indépendants) ont été effectuées pour vérifier les différentes hypothèses sur les différences entre les femmes ayant vécu un ou des épisodes de maltraitance à celles du groupe témoin au plan des variables psychologiques et sociales.

Tableau 3

Questionnaires administrés aux participantes

Questionnaires administrés aux participantes

Tableau 3 (suite)

Questionnaires administrés aux participantes

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Résultats

Avant de présenter les différences entre les groupes sur le plan du bien-être psychosocial, il serait pertinent de décrire les formes de maltraitance vécues par les femmes du groupe expérimental. Ainsi, 62,5 % des participantes indiquaient que la maltraitance était toujours actuelle, alors que chez 37,5 %, l'épisode était terminé. La moitié des femmes du groupe expérimental ont vécu plus d'une forme de maltraitance, la principale étant de nature psychologique (81,25 %), suivie des formes financière (12,50 %) et physique (6,25 %) de la maltraitance. Aucune n’a rapporté de maltraitance sexuelle ou de la négligence. L'auteur de la maltraitance était le plus fréquemment un membre de la famille (43,75 %), le conjoint (25 %) ou un membre de l'entourage (18,75 %). Une femme a préféré ne pas identifier l’auteur de la maltraitance, tandis qu’une autre indiquait qu’il s’agissait d’un inconnu. La majorité des participantes, soit 62,5 %, n'ont jamais suivi de thérapie, obtenu un service ou participé à un groupe de soutien en lien avec l'épisode de maltraitance.

Dimensions psychologiques

Le Tableau 4 présente les différences entre les groupes expérimental et témoin pour chacune des dimensions psychologiques évaluées. Bien que les participantes maltraitées présentent des scores plus élevés de détresse psychologique ou d’anxiété que celles du groupe témoin, les analyses ne rapportent aucune différence significative entre les groupes. Il n’y a également aucune différence entre les groupes pour la résignation acquise ou pour les stratégies d’adaptation employées par les participantes lors de situations anxiogènes. Toutefois, il semble que les femmes ayant vécu de la maltraitance, aient une vision plus négative de leur passé que les femmes du groupe témoin, mais la différence observée se situe à la limite du seuil de signification (p = 0,06). La première hypothèse n’est pas confirmée par les résultats.

Tableau 4

Résultats comparatifs des groupes expérimentaux et témoins pour les dimensions psychologiques

Résultats comparatifs des groupes expérimentaux et témoins pour les dimensions psychologiques

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Dimensions sociales

Pour les variables évaluant la perception et la disponibilité du soutien social, on remarque que les participantes maltraitées présentaient des scores plus faibles que celles du groupe témoin, et que les analyses indiquent que trois dimensions sont significativement différentes entre les groupes (voir Tableau 5).

Au sujet de la perception du soutien social, il y a une différence significative entre les groupes au niveau du soutien de la famille : les participantes maltraitées ont une perception plus négative du soutien apporté par leur famille que les femmes du groupe témoin. Il n’y a pas de différence entre les groupes pour la perception du soutien de la part des amis ou des personnes significatives.

Tableau 5

Résultats comparatifs des groupes expérimentaux et témoins pour les dimensions sociales

Résultats comparatifs des groupes expérimentaux et témoins pour les dimensions sociales

Note. * p < 0,05

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Lorsqu’il est question de la disponibilité du soutien social, il y a des différences significatives entre les groupes aux plans de l’attachement et de l’orientation (obtention de conseils). Comparativement aux femmes du groupe témoin, les participantes ayant vécu de la maltraitance considèrent qu’elles n’ont pas de lien affectif fort avec d’autres personnes, et qu’il y a peu de personnes dans leur entourage qui leur procurent un sentiment de sécurité affective et de bien-être. Elles rapportent également qu’elles n’ont pas accès à quelqu’un de fiable pour leur prodiguer des conseils ou discuter de décisions importantes (dimension orientation). Les résultats permettent donc de conclure que la seconde hypothèse est partiellement confirmée.

Discussion et conclusion

À notre connaissance, aucune étude québécoise n’a abordé le bien-être psychosocial des femmes âgées ayant subi de la maltraitance, en les comparant à des pairs rapportant ne pas avoir vécu ce genre de situations. La présente étude permet donc de jeter un premier regard sur les conséquences de la maltraitance chez des femmes âgées, vivant dans leur domicile, qui ont été maltraitées au cours des quatre dernières années.

Bien que la littérature scientifique suggère que la détresse psychologique soit l’une des principales conséquences de la maltraitance, les résultats de la présente étude ne révèlent pas de différence significative sur ce plan, entre les femmes ayant vécu de la maltraitance et les femmes du groupe témoin. Une différence à la limite du seuil de signification (p = 0,06) est relevée pour la perception d’un passé négatif, ce qui était attendu en raison du trauma que peut causer l’épisode de maltraitance. En contrepartie, la présente étude a mis en lumière que les femmes ayant vécu de la maltraitance perçoivent un manque de soutien de la famille, ce qui pourrait être relié au fait que, pour plusieurs (68,75 %), l’auteur de la maltraitance était le conjoint ou un autre membre de la famille. Il est aussi possible que des membres de la famille qui soupçonnent qu’une personne âgée est maltraitée n’osent pas dénoncer ou intervenir dans sa vie privée, par peur des représailles ou parce qu’ils ne savent pas comment agir. Le programme Ce n’est pas correct! Voisins, amis et familles présents pour les personnes aînées,[3] pallie à ce problème en amenant l’entourage à poser des gestes simples et pratiques, pour apporter leur aide avec respect et de manière sécuritaire (Gouvernement du Québec, 2016, p. 80). Sur le plan de la disponibilité du soutien, les femmes maltraitées soulignent qu’elles ont peu de liens d’attachement avec leur entourage, c’est-à-dire qu’elles ressentent un manque de proximité émotionnelle permettant de générer un sentiment de sécurité. Elles rapportent également ne pas avoir accès à des conseils ou à des informations. D’ailleurs, la littérature scientifique indique que les personnes maltraitantes ont tendance à isoler la personne qu’ils maltraitent afin de la garder sous leur contrôle (Brandl, 2000; Spangler et Brandl, 2007). Cette perception d'un manque de soutien social est cohérente avec ce qui est rapporté par les aînés maltraités, soit le manque de soutien social, le sentiment d’être isolé et le fait que, parfois, la personne maltraitante constitue leur unique réseau social (Fraga Dominguez et al., 2019).

Par ailleurs, les personnes maltraitées démontrent des craintes à l’égard de la réaction de leur entourage face à la dénonciation : elles ont peur de ne pas être crues et que leurs proches ne puissent pas les aider et les soutenir (Fraga Dominguez et al., 2019). Ainsi, il n’est pas surprenant que les femmes puissent ne pas se sentir soutenues au niveau affectif et qu’il soit difficile pour elles d’obtenir des conseils et d’être guidées ou orientées vers des ressources qui pourraient leur venir en aide.

Bien que moins abordées dans les écrits scientifiques, les conséquences sociales de la maltraitance ne doivent pas être sous-estimées en raison du fait qu'elle provoque une blessure dans la relation. De plus, le soutien social est un facteur déterminant de l’adaptation aux situations difficiles (Caron, 1996). Dans une perspective de prévention de la détresse psychologique, Cutrona et Russell (1987) indiquent aussi que le sentiment de pouvoir accéder à du soutien et d’obtenir des conseils pourrait prévenir une détérioration éventuelle de la santé mentale chez les aînés. Acierno et al. (2010) ajoutent que des initiatives visant à augmenter le soutien social des aînés auraient un impact double soit, accroitre la résilience en réponse aux éléments stresseurs en plus de diminuer le risque de violence envers les aînés. Ils suggèrent ainsi d'augmenter le soutien social par la création de liens avec les ressources communautaires, la promotion de milieux de vie qui favorisent les interactions, les investissements dans des programmes communautaires favorisant le voisinage, la vie de quartier et les visites familiales ainsi que le transport abordable.

La présente étude comporte quelques limites qu’il est important de mentionner. Premièrement, le faible nombre de participantes dans chacun des groupes rend plus difficile la détection statistique des différences. De plus, en raison des difficultés de recrutement et dans le but de rejoindre un nombre suffisant de participantes potentielles pour faire les analyses statistiques, il a été nécessaire d’interpeler des femmes provenant de diverses régions (à notre connaissance, les données de prévalence ne distinguent pas l’ampleur de la problématique selon les régions). De plus, les questionnaires visaient surtout à évaluer le bien-être psychosocial plutôt que de documenter les épisodes de maltraitance (p. ex., aucune question ne permet de connaître la durée de chaque épisode). Il faut surtout noter que, dans le groupe expérimental, l'épisode de maltraitance pouvait avoir été ponctuel, récurrent, continu, terminé ou en cours, menant ainsi à un échantillon hétérogène. Cette variabilité témoigne du caractère complexe du phénomène de la maltraitance et de l'unicité de l'expérience vécue par chacune des femmes. Néanmoins, il faut noter que les groupes expérimental et témoin étaient équivalents aux plans de l’âge et de la scolarité. La présence possible d'un biais motivationnel est à considérer puisqu’il n’y avait pas de compensation financière pour leur implication. Par ailleurs, il est également possible que les conséquences de la maltraitance subie par les femmes qui ont accepté de participer à l’étude soient perçues de manière moins négative que celles qui refusent de témoigner de leur expérience. Bien que les femmes dans chacun des groupes aient pu ressentir certaines craintes reliées au fait d'aborder et de discuter d’un sujet tabou comme celui de la maltraitance, aucune question n’avait été prévue pour mieux comprendre leurs connaissances sur le sujet et leur motivation à s’impliquer dans l’étude. D’ailleurs, nous avons pu constater la méconnaissance de la maltraitance, même chez celles qui en vivent. En effet, une participante qui avait initialement démontré son intérêt pour participer à la recherche dans le groupe témoin prend conscience, après qu’on lui ait décrit chacune des cinq formes de maltraitance, qu’elle subissait ce genre de situation. Elle accepte de participer à l’étude dans le groupe expérimental. Il est donc possible que l’absence de différences importantes entre les groupes soit liée à la difficulté des aînées d’admettre cette victimisation (Yan, 2015), ou encore de reconnaître que les gestes ou paroles qu’elles ont subis soit effectivement de la maltraitance. Finalement, bien que la plupart des études sur la maltraitance indiquent que les troubles cognitifs sont un facteur de vulnérabilité à la maltraitance (Beaulieu et Bergeron‑Patenaude, 2012), il était impossible pour des raisons éthiques d’inclure des participantes ayant ce genre de limitations.

Dans de futures études, il pourrait être intéressant d'étudier les conséquences sur le bien-être psychosocial sur un plus grand échantillon, afin de permettre une meilleure puissance statistique. De plus, considérant que les résultats ont davantage mis en lumière les conséquences sociales de la maltraitance et que la littérature indique qu'un meilleur soutien social serait un facteur de protection (Dong et Simon, 2008), il serait pertinent de documenter davantage chez les femmes la qualité de leurs relations avec les membres de leur entourage autres que la personne maltraitante. Par exemple, il serait intéressant d’approfondir le lien de confiance des femmes avec leur entourage, puisqu'il s'agit d'un facteur qui pourrait contribuer au partage du vécu affectif en lien avec l'abus. Partager son expérience avec autrui pourrait peut-être permettre de développer un lien de confiance sécurisant qui permettrait de dénoncer la maltraitance. De fait, il appert qu'avoir un bon réseau social, par exemple en se sentant soutenu, serait un élément facilitateur pour la demande d'aide (Vrantsidis et al., 2016). Enfin, il serait intéressant de se pencher sur le type de soutien souhaité par les femmes subissant de la maltraitance. Comment les femmes aimeraient-elles être soutenues par leur entourage? Comment respecter leur rythme et leurs désirs? Ces informations permettraient de mieux cibler et d’adapter les actions aux besoins des personnes maltraitées, et ce, tout au long du processus de demande d’aide et de services, autant au niveau du repérage que de l'intervention.

L’étude visait aussi à permettre d'orienter les interventions psychosociales disponibles afin qu'elles ciblent davantage les besoins des femmes âgées, considérant que peu de services sont destinés précisément à cette clientèle. Dans un premier temps, lorsque la demande d'aide des femmes est informelle, par exemple, lorsqu'elles ouvrent sur leur vécu et qu'elles dévoilent l'épisode de maltraitance à un proche (membre de la famille, ami ou voisin), les résultats de l'étude soulignent l'importance de se montrer présent, à l'écoute et disponible pour répondre aux besoins manifestés par celles-ci. Ceci permettrait aux femmes d’être entendue et de se sentir en confiance pour se confier, car leur vécu émotionnel serait validé et reconnu. Par ailleurs, les personnes maltraitées font plus fréquemment appel aux sources d'aides informelles de leur entourage, plutôt que formelles (professionnels de la santé, policiers, travailleurs sociaux, etc.) (Fraga Dominguez et al., 2019).

Dans un second temps, lorsque la demande d'aide est effectuée auprès d’un professionnel, nos résultats suggèrent que le développement du lien de confiance avec les intervenants est très important, puisque les femmes perçoivent un manque de soutien de la part de leur famille, qu’elles ont peu de liens affectifs significatifs et qu’elles considèrent qu’elles n’ont pas accès à des conseils en cas de besoin. Il s'avère donc important de former des personnes à l’intervention, afin qu’elles puissent établir un lien de confiance avec la personne maltraitée, tout en respectant son autonomie et, lorsque cela est possible, en mobilisant le réseau familial, amical et social pour assurer sa protection (Gouvernement du Québec, 2016). Au Québec, l’équipe de la Ligne Aide Abus Aînés souhaite aller en ce sens, en se donnant entre autres pour visée de former des intervenants du réseau public de la santé et des services sociaux dans toutes les régions du Québec (Beaulieu, Leboeuf, Pelletier et Cadieux-Genesse, 2018).

Dans les interventions et les interactions avec les femmes maltraitées, il est donc important de respecter le rythme de l'aînée, de ne pas juger et éviter de prendre en charge sa situation sans l'obtention de son consentement (CIUSSS du Centre-Ouest-de-l'Ile-de-Montréal, 2017; Gouvernement du Québec, 2017), sans quoi, l'intervenant reproduit en quelque sorte la dynamique contrôlante vécue entre la personne maltraitée et la personne maltraitante (The Ontario Network for the Prevention of Elder Abuse, 2007). Les résultats de la présente recherche soulignent qu'il est essentiel de se pencher sur l’établissement du lien de confiance, puisque nos données indiquent que la majorité des participantes (62,5 %) n'ont jamais obtenu d’aide thérapeutique ou d’accompagnement en lien avec l’épisode de maltraitance, ni participé à un groupe de soutien. Il semble donc qu’une des meilleures façons de contrer la maltraitance chez les femmes âgées est de favoriser le développement de la disponibilité du soutien social.

Qui plus est, le contexte actuel d'urgence sanitaire lié à la COVID-19 porte à croire que les aînés seraient beaucoup plus isolés en raison des recommandations gouvernementales en vigueur, ce qui fait que leurs visites avec le professionnel de la santé représentent essentiellement leurs principales interactions sociales (Baker et Clark, 2020; Beaulieu et al., 2020; United Nations, 2020). Il appert donc particulièrement important que le contact avec ces intervenants soit accueillant pour que les femmes puissent se sentir plus en confiance, car, pour certaines, il s'agit de leur seul contact humain, limitant donc ainsi les opportunités de dévoiler une situation de maltraitance vécue. Fraga Dominguez et ses collègues (2019) suggèrent donc qu'une meilleure sensibilisation et formation des professionnels quant à la problématique de la maltraitance, pourrait améliorer leur réaction lors du dévoilement de la situation par la personne maltraitée, ce qui peut éventuellement mener à une demande d'aide. Fraga Dominguez et al. (2019) mettent également de l'avant que les réponses aux demandes d'aide formelles et informelles sont très variables et que davantage de recherches seraient nécessaires pour explorer la qualité des réponses au dévoilement, tant chez les professionnels que dans l’entourage de la personne maltraitée, ainsi que leur impact sur son désir d’accéder aux ressources disponibles.

En conclusion, cette étude confirme l'importance de cibler les aspects relationnels et sociaux dans les interventions destinées aux femmes âgées maltraitées. La sensibilité des professionnels au vécu, tant psychologique que social, des aînées maltraitées, est essentielle à l'établissement de la relation d'aide aux différentes étapes de leur démarche vers l'autonomie. Il apparait donc important de former les intervenants potentiels aux attitudes à adopter et aux diverses façons d'agir avec cette clientèle, afin de favoriser le lien de confiance sur lequel pourra s'établir la transition vers une vie sans maltraitance.