Résumés
Résumé
Les dispositifs numériques (smartphones, tablettes tactiles, etc.) peuvent sensiblement promouvoir la participation sociale des personnes présentant une déficience intellectuelle, ceci étant vrai dans diverses activités de la vie quotidienne (Kim et Kimm, 2017), notamment celles professionnelles (Cumming et Draper Rodríguez, 2017; Hong et al., 2017). Pour atteindre cet objectif, encore faut-il que ces technologies soient conçues pour tous et accessibles à tous. Partant de deux dispositifs numériques développés, testés puis validés dans le cadre d’une étude antérieure (Salamin, 2020), cet article tente de modéliser le processus suivi pour y parvenir. La démarche est détaillée tout en l’illustrant d’exemples concrets.
Mots-clés :
- déficience intellectuelle,
- technologie,
- conception,
- emploi,
- compétences professionnelles,
- cognition,
- métacognition,
- soutien
Abstract
Digital devices (smartphones, tablets, etc.) can significantly promote social participation of persons with intellectual disability, and this is true in a variety of activities of daily life (Kim & Kimm, 2017), including work (Cumming & Draper Rodriguez, 2017; Hong et al., 2017). To achieve this goal, these technologies must be designed for all and accessible to all. Based on two digital devices which have been developed, tested and validated in a previous study (Salamin, 2020), this paper aims at modelling the process for achieving this goal. This process is detailed and illustrated with concrete examples.
Keywords:
- intellectual disability,
- technology,
- design,
- employment,
- job skills,
- cognition,
- metacognition,
- support
Corps de l’article
Introduction
Malgré les politiques inclusives de plus en plus revendiquées dans les sociétés occidentales, l’accès à l’éducation et celui à l’emploi demeurent fortement limités pour les personnes présentant une déficience intellectuelle (DI; Inclusion handicap, 2017). Des barrières intrinsèques et extrinsèques influencent ces discriminations. Or, l’avènement progressif, puis massif, des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) que notre société a connu ces dernières années, semble offrir de réelles opportunités en termes de développement pour les personnes présentant une DI. De récentes études mettent en évidence le potentiel des solutions numériques pour soutenir leur apprentissage (Cumming et Draper Rodriguez, 2017; Kim et Kimm, 2017) tout comme leur activité professionnelle (Boles et al., 2019; Morash-Mcneil, Johnson et Ryan, 2017).
Les dispositifs numériques peuvent sensiblement renforcer ou permettre l’acquisition de nouvelles compétences dans, ce que Fougeyrollas (2010) nomme, les habitudes de vie (activités courantes : communication, déplacements, etc.; rôles sociaux : travail, loisirs, etc.) des personnes présentant une DI (Ayres, Mechling et Sansosti, 2013; Stephenson et Limbrick, 2013; Thompson, Fisher et Kayess, 2013). La participation sociale (Watkins, 2014) et le niveau d’autonomie (Davies, Stock et Wehmeyer, 2002) de ces dernières s’en trouvent ainsi potentiellement promus. Néanmoins, pour qu’elles remplissent cet objectif, encore faut-il que ces solutions numériques soient accessibles et ce à divers niveaux, entre autres, physique, cognitif, ergonomique (Lussier-Desrochers et al., 2016). Au-delà de leur accessibilité, leur conception doit également reposer sur des modèles et des fondements théoriques solides. C’est la raison pour laquelle, en partant de deux dispositifs numériques conçus, testés puis validés dans une étude antérieure (Salamin, 2020), nous proposons, dans le cadre de cet article, de présenter un essai de modélisation du processus suivi. En proposant une synthèse exhaustive des travaux antérieurs sur le sujet, des exemples concrets et des suggestions d’amélioration à la suite de notre expérience empirique, nous espérons faciliter la démarche de futures études qui souhaiteraient développer et valider des dispositifs technologiques pour et avec les personnes présentant une DI.
L’importance de la formation des adultes
Reconnu et promu au niveau juridique dans la Convention relative aux droits des personnes handicapées (Organisation des Nations unies [ONU], 2006), le droit à l’apprentissage tout au long de la vie prend particulièrement sens dans le champ de l’éducation spécialisée. Au-delà des principes de droit, l’apprentissage est un besoin fondamental pour lequel les personnes présentant une DI, intrinsèquement motivées, expriment un fort intérêt (Petitpierre, Gremaud, Veyre et Bruni, 2014; Tessari Veyre, 2016). Elles montrent aussi une maturité accrue à l’âge adulte qui leur permet de profiter de manière substantielle des opportunités d’apprentissage lorsque celles-ci s’offrent à elles (Brown, 2010). L’United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization (UNESCO, 1996) définit l’apprentissage tout au long de la vie comme « une construction continue de la personne humaine, de son savoir et de ses aptitudes, mais aussi de sa faculté de jugement et d’action » (p. 100). Ce développement continu s’opère dans toutes les sphères de la vie personnelle, sociale ou professionnelle (Commission européenne, 2001). Pour que les personnes présentant une DI puissent participer pleinement à la vie communautaire (p. ex., exercer un emploi, participer à la vie culturelle et politique), diverses compétences rarement apprises à l’école leur sont nécessaires. La formation continue des adultes présentant une DI semble donc revêtir une importance toute particulière.
Le terme d’andragogie a été introduit par Knowles (1984) pour distinguer l’éducation ou la formation des adultes de la pédagogie. Un adulte n’apprend, de fait, pas comme un enfant. Il n’est plus question de rattrapage scolaire, le focus devant être mis sur le développement des capacités cognitives et métacognitives (Depover et Marchand, 2002). L’andragogie repose sur six principes. L’apprenant adulte : 1) a besoin de savoir pourquoi, dans quel but il apprend; 2) a un concept de soi plus mature (conscient d’être un agent responsable) ; 3) est influencé par ses expériences antérieures; 4) a la volonté d’apprendre dans le « ici et maintenant » (situations réelles et actuelles); 5) oriente ses apprentissages autour de la vie, d’une tâche et/ou d’un problème concret; et 6) est intrinsèquement motivé (Knowles, 1973/1990). Bien que les apprenants adultes présentant une DI aient certains besoins spécifiques dont il faut tenir compte, ces principes généraux prévalent dans la conception de la formation continue à leur intention (Price et Shaw, 2000). On veillera néanmoins à leur proposer des répétitions et mises en pratique fréquentes des connaissances et compétences apprises, à expliciter ces dernières, à favoriser leur transfert et leur généralisation, à formuler des objectifs et à proposer du matériel, adaptés à leurs compétences et à leur âge chronologique (Bowman et Plourde, 2012). Globalement, et comme le préconisent les organismes internationaux (Commission Européenne, n.d.; Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 2019; UNESCO, 2020), les adultes ont fondamentalement droit à une formation continue de qualité respectant l’égalité des chances.
Bien que le contexte professionnel ne constitue pas l’unique possibilité de se former à l’âge adulte, il constitue un lieu propice pour se développer et parfaire de nombreuses compétences transversales ou spécifiques. Le travail est l’une des activités principales que la grande majorité des adultes exerce et qui lui permet d’assouvir de nombreux besoins (Busnel, 2009; Mercure et Vultur, 2010). Plus qu’un droit (ONU, 2006), les personnes présentant une DI souhaitent participer au marché de l’emploi (Bray, 2003; McConkey et Mezza, 2001). En tant que rôle socialement valorisé, le travail renforce leur participation sociale (Lysaght, Cobigo et Hamilton, 2012), et leur permet un développement et une actualisation de soi (Boutin, 2012). Les personnes présentant une DI occupent majoritairement un emploi en ateliers protégés, leur intégration dans l’économie libre étant encore largement limitée (Verdonschot, de Witte, Reichrath, Buntinx et Curfs, 2009). Toutefois, indépendamment de leur contexte de travail, elles doivent pouvoir profiter des mêmes opportunités que tout un chacun en termes de développement de carrière (Meacham, Cavanagh, Shaw et Bartram, 2017). Il est dès lors indispensable de développer et de leur proposer des systèmes de perfectionnement des compétences professionnelles de qualité (Soeker et al., 2018).
Le potentiel du numérique
L’ère du numérique dans laquelle notre société s’insère bouleverse notre quotidien. Au niveau de l’apprentissage, le numérique offre aux individus adultes des opportunités d’y accéder plus aisément. En effet, les TIC :
Offrent diverses possibilités innovantes de s’instruire tout au long de la vie, de réduire la dépendance à l’égard des structures formelles traditionnelles et de pratiquer un apprentissage individualisé. Grâce aux appareils mobiles, aux réseaux électroniques, aux médias sociaux et aux cours en ligne, les apprenants adultes peuvent apprendre n’importe quand et n’importe où.
UNESCO, 2015, p. 15
Les cours en ligne ou formation en e-learning, lorsqu’ils respectent certains principes tels la prise en compte des connaissances et expériences des apprenants ou la promotion de l’apprentissage en contexte réel, peuvent constituer un type d’enseignement efficace pour la formation des adultes (Depover et Marchand, 2002). Transposées aux personnes qui présentent une DI, les formations en e-learning, par la flexibilité qu’elles offrent en termes d’adaptation aux besoins spécifiques des apprenants, ont le potentiel de constituer des contextes d’apprentissage particulièrement bénéfiques pour ce public cible (Cinquin, Guitton et Sauzéon, 2019).
Les personnes présentant une DI recourent encore peu aux TIC (Bryant, Seok, Ok et Pedrotty Bryant, 2012; Tanis et al., 2012; Wehmeyer, 1998). Des barrières financières, informationnelles et éducatives influencent, entre autres, cette sous-utilisation (Boot, Owuor, Dinsmore et MacLachlan, 2018). Toutefois, lorsque ces barrières sont soulevées, les personnes qui présentent une DI peuvent profiter pleinement du numérique. Au-delà des possibilités de compensation qu’elles offrent (Lewis, 1998), les technologies numériques (p. ex., tablette tactile, smartphone, ordinateur portable) ont un potentiel certain pour soutenir l’apprentissage de nouvelles compétences (Mechling, 2011). Elles permettent non seulement un étayage cognitif en diminuant la charge cognitive (Gillespie, Best et O’Neil, 2012), mais peuvent aussi agir comme soutien métacognitif (Lin, Hmelo, Kinzer et Secules, 1999), en permettant le développement de processus cognitifs de haut niveau, tels ceux impliqués dans la résolution de problèmes (Moreno et Saldaña, 2005). Des processus complexes tels que celui de l’autorégulation (Berger et Büchel, 2013; Nader-Grosbois, 2014; Mithaug, 1993) sont dès lors susceptibles d’en bénéficier pleinement.
En contexte professionnel, le recours aux technologies numériques, dont l’efficacité sur les compétences professionnelles des personnes présentant une DI a été démontrée dans plusieurs méta-analyses (Cumming et Draper Rodriguez, 2017; Hong et al., 2017; Wehmeyer et al., 2006), fait partie des formes d’intervention à promouvoir. Un gain considérable en termes de fonctionnement indépendant (Davies et al., 2002, 2003; Lachapelle, Lussier-Desrochers, Caouette et Therrien-Bélec, 2011, 2013), et plus généralement, de consolidation de l’autodétermination (Lachapelle, Lussier-Desrochers et Pigot, 2007; Lachapelle et Therrien-Bélec, 2015) est constaté chez les personnes présentant une DI qui y recourent.
Alors que l’accessibilité est au coeur des politiques de notre société, les technologies numériques constituent donc un levier. Utilisées sous toutes leurs formes et à bon escient, elles permettent aux personnes présentant une DI de compenser leurs déficits mais aussi et surtout de renforcer leurs compétences tout en promouvant leur participation sociale, leur autonomie et plus généralement leur qualité de vie. Tout système de formation continue destiné aux personnes adultes présentant une DI devrait envisager d’y faire appel.
Accessibilité et conception universelle
Avant d’intégrer les technologies numériques aux systèmes de formation continue destinés aux personnes qui présentent une DI, encore faut-il s’assurer que ces dernières soient accessibles. Sur la base de la pyramide d’accessibilité numérique suggérée par Lussier-Desrochers et al. (2016), divers paliers doivent être vérifiés. Outre l’accessibilité physique du dispositif (palier 1), il convient de s’assurer que la personne détient les habiletés sensori-motrices requises (palier 2), les habiletés cognitives (palier 3), celles techniques (palier 4) et lorsqu’elle peut participer pleinement à la société numérique, veiller à ce qu’elle ait intégré les conventions et règles sociales associées à leur utilisation (palier 5). Finalement, de manière transversale et pour chacun de ces paliers, les enjeux éthiques et psychosociaux doivent être pris en compte.
L’inclusion numérique exige un engagement de tous les acteurs (politiques, concepteurs, commerciaux, professionnels, etc.), pour que l’ensemble des freins soient levés et que chaque individu ait la possibilité d’en profiter pleinement (Union internationale des télécommunications [UIT], 2020). Elle peut être facilitée en adoptant la conception universelle qui se définit comme « la conception de produits, d’équipements, de programmes et de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure possible, sans nécessiter ni adaptation ni conception spéciale » (ONU, 2006, p. 4). Tout dispositif numérique conçu à l’origine de manière universelle permet une économie financière, temporelle ou encore en termes de ressources humaines (Lanners, Meier-Popa et Salamin, 2020). Il est néanmoins illusoire de croire qu’il est possible de tout concevoir de manière universelle. L’ONU (2006) précise en effet que « la conception universelle n’exclut pas les appareils et accessoires fonctionnels pour des catégories particulières de personnes handicapées, là où ils sont nécessaires » (p. 4). La conception centrée sur l’utilisateur (CCU) ou conception centrée sur l’opérateur humain selon l’Organisation internationale de normalisation (ISO) est donc parfois nécessaire dans le développement de dispositifs numériques destinés aux personnes présentant une DI. La CCU désigne :
Une manière de concevoir les systèmes interactifs, ayant pour objet de rendre les systèmes utilisables et utiles en se concentrant sur les utilisateurs, leurs besoins et leurs exigences, et en appliquant les facteurs humains, l’ergonomie et les connaissances et techniques existantes en matière d’utilisabilité.
ISO, 2019, parag. 11
Cette démarche se caractérise par l’implication des utilisateurs ainsi qu’un processus itératif et de co-conception. Une certaine complémentarité se dessine entre la CCU et la conception universelle, leur association semblant judicieuse dans le développement de dispositifs numériques destinés aux personnes qui présentent une DI (Lespinet-Najib, Roche et Chibaudel, 2017). Diverses recommandations peuvent aussi être trouvées dans des sources multiples, telles que : les normes ISO/IEC 30071-1:2019 (ISO, 2019); les travaux du groupe de travail du Cognitive and learning disabilities accessibility task force (COGA TF; World Wide Web Consortium [W3C], 2015); les conseils issus du document Making content usable for people with cognitive and learning disabilities (W3C, 2020); et plus généralement l’ensemble des standards établis par le W3C; ou encore le guide Facile à surfer (HSA FHNW, 2015).
De la conception à la validation de dispositifs numériques : essai de modélisation
En partant de deux dispositifs numériques conçus, testés puis validés dans une étude antérieure (Salamin, 2020), l’objectif de cet essai théorique consiste à suggérer une modélisation du processus suivi. Notre but n’est toutefois pas de proposer une démarche stricte et rigide ou assurant la réussite du projet dans tous les cas. Comme le soulignent Depover et Marchand (2002) :
Il ne s’agit pas d’enfermer le concepteur dans un carcan ou de lui proposer des recettes, mais plutôt de baliser son cheminement à travers un processus complexe fait de choix difficiles et de décisions parfois lourdes de conséquences pour l’avenir du projet.
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Nous discuterons chacune des étapes de cette démarche en les illustrant d’exemples concrets et en exposant quelques ressources potentielles.
Méthode
Suite à une demande de partenariat de la part d’une institution accueillant des personnes adultes présentant une DI, nous nous sommes intéressés, selon le souhait de l’institution et dans le cadre d’une thèse de doctorat conduite par une enseignante spécialisée de formation, aux opportunités d’apprentissage que peuvent offrir les activités professionnelles. Nous avons opté pour une recherche-action participative (Gonzalez-Laporte, 2014), car nous sommes d’avis que « la recherche a avantage à s’orienter vers l’action, à s’ancrer dans l’expérience et à s’inscrire dans une perspective participative où praticiens et chercheurs collaborent à la solution de problèmes liés au développement de la pratique » (Prud’homme et Guay, 2011, p. 190).
Pour garantir la rigueur scientifique que l’on attend d’elle, la recherche-action doit respecter des critères méthodologiques (crédibilité, transférabilité, fiabilité, constance interne, cohérence systémique) et relationnels (équilibre, authenticité ontologique/ éducative/ catalytique/ tactique, appropriation, respect des valeurs et des principes démocratiques, faisabilité; Bourgeois, 2016). La grande majorité de ces critères ont été complètement atteints dans le cadre de notre étude. Certains, l’ont été partiellement, nous pensons à la constance interne et à l’appropriation. Le recueil des données s’est effectué sur la base d’une procédure rigoureuse. Toutefois, certains comportements spontanés, tels que corriger un travailleur ou lui fournir de l’aide en cas d’erreur ou de difficulté, étaient parfois difficilement inhibés par les professionnels, dans certaines phases qui l’exigeaient (ligne de base). Quant à l’appropriation, pour optimiser la fidélité de procédure et ne pas monopoliser des ressources durant le temps de travail, l’intervention a été menée par la doctorante. Bien que secondée par les professionnels, ces derniers, en contact irrégulier avec les dispositifs, se les sont appropriés plus lentement.
La recherche-action implique un engagement réel et une capacité d’adaptation de la part de chacun des acteurs. Elle suppose un partage du pouvoir, une construction du savoir et une volonté d’agir (Pourtois, Desmet et Humbeeck, 2013). C’est cet état d’esprit qui, partagé par l’ensemble des partenaires, à savoir un responsable de secteur, deux responsables d’atelier, deux stagiaires, seize employé-e-s présentant une DI et une doctorante (épaulée, durant les pré- et posttests, par six collaborateurs et collaboratrices de l’université, toutes et tous diplômé-e-s en pédagogie spécialisée), a permis le bon déroulement du projet de janvier 2014 à mai 2018 selon les cinq étapes principales (Catroux, 2002) sous-tendant une démarche de recherche-action (voir Figure 1).
Description et analyse des étapes
Les cinq paragraphes suivants décrivent les étapes de l’étude en les illustrant d’exemples issus de la pratique. La deuxième étape (établissement d’un plan d’action) est celle durant laquelle nous avons développé les deux dispositifs numériques qui ont été testés et validés, dans l’étude. Elle sera exposée de façon plus détaillée.
Étape 1 : identification du problème. Toute recherche-action débute par l’observation et la réflexion quant aux pratiques pré-existantes en vue d’identifier les problèmes éventuels (Kemmis et McTaggert, 1988; Susman, 1983). Dans le contexte méthodologique choisi, un problème est un objet issu de l’observation que les partenaires impliqués dans la recherche souhaitent modifier et pour lequel ils détiennent la capacité de le faire (Catroux, 2002). Dans notre étude, trois rencontres avec le responsable de secteur et les praticiens impliqués dans le projet ainsi qu’une journée d’observation directe dans les ateliers ont été menées. Toutes les personnes, dont celles présentant une DI, ont été préalablement informées des visites et de leur objectif. Ce dernier consistait à observer les activités professionnelles exécutées dans les ateliers sous l’angle de l’apprentissage en vue de déterminer des stratégies d’intervention pouvant les promouvoir. Les observations et questions posées à chaque personne ont porté sur le niveau de réalisation actuel des tâches, les soutiens disponibles, leur utilisation, la satisfaction perçue envers ces derniers, les éventuels besoins de soutien et les souhaits et intérêts généraux concernant les activités professionnelles. Ces échanges et observations ont permis d’identifier un besoin principal (ou problème selon Catroux, 2002), partagé par l’ensemble des travailleurs et travailleuses présentant une DI, celui du renforcement de leur fonctionnement indépendant lors de l’exécution des tâches professionnelles. Par indépendance, il était entendu, d’une part, la capacité d’exécuter des tâches de manière correcte et sans aide humaine et, d’autre part, celle de s’autoréguler tout en résolvant les éventuels problèmes en lien avec ces tâches. En contexte professionnel, les domaines de fonctionnement pour lesquels les personnes qui présentent une DI peuvent devoir gagner en indépendance sont nombreux (Parmenter, 2011). Le développement des habiletés transversales, dites soft skills comme la résolution de problèmes est tout autant, si ce n’est davantage important que celui des habiletés spécifiques au métier, dites aussi hard skills (Scheef, Walker et Barrio, 2019).
Étape 2 : établissement d’un plan d’action. Après la définition des variables dépendantes, dans notre cas les compétences cibles à renforcer, un plan d’action détaillant les stratégies et les moyens pour y parvenir doit être établi (Gonzalez-Laporte, 2014). Une collecte rigoureuse et minutieuse des données existantes et disponibles aussi bien sur le terrain que dans la littérature accompagne cette étape (Catroux, 2002). Dans le cadre de notre étude, notre plan d’action s’est établi en suivant quatre sous-étapes détaillées ci-après.
Analyse. Une première consultation de la littérature nous a permis d’identifier les interventions efficaces afin de permettre aux personnes présentant une DI de perfectionner leurs compétences professionnelles. Parmi celles-ci, figuraient les interventions recourant au modelage par vidéo, celles avec photos/images et celles avec audio, accompagnées de feedback, de guidances et conduites en milieu naturel (Boles et al., 2019; Gilson, Carter et Biggs, 2017). Avec la prolifération des nouvelles technologies, tablettes tactiles et smartphones notamment, ces interventions étaient de plus en plus souvent dispensées via ces dispositifs (Nord, Luecking, Mank, Kiernan et Wray, 2013). Par ailleurs, nos observations et échanges avec les professionnels du terrain nous ont montré que le recours à des photos/images (sur papier) était une pratique déjà en vigueur dans les ateliers. Plus actuelles et offrant plus de flexibilité les tablettes tactiles n’étaient par contre pas encore utilisées. Nous avons dès lors songé à intégrer ce type de dispositif dans les ateliers.
Dans la mesure où les nouvelles technologies peuvent s’utiliser comme outil compensatoire mais aussi comme outil d’apprentissage (Cinquin, 2019), nous avons envisagé d’y recourir pour soutenir, voire renforcer l’autorégulation et les habiletés de résolution de problèmes des travailleurs, à savoir des habiletés relevant des soft skills qui sont requises dans diverses tâches. Comme mentionné précédemment, nous souhaitions que les personnes puissent exécuter leur tâche de manière indépendante, c’est-à-dire sans aide humaine, correctement et en pouvant résoudre les éventuels problèmes rencontrés. Chez les personnes présentant une DI, les stratégies en résolution de problèmes se caractérisent, par définition, par une certaine inefficacité (Ashman et Conway, 1989; Wehmeyer et Kelchner, 1994), mais il s’avère aussi que ces stratégies peuvent être développées via des programmes adaptés (Bambara et Gomez, 2001; Cote et al., 2010; Hughes, Hugo et Blatt, 1996).
Forts de ces constats, nous avons souhaité clarifier : 1) quelle était l’efficacité d’une technologie mobile (ordinateur, tablette tactile, etc.) dans le développement des compétences professionnelles des personnes adultes présentant une DI; et 2) quelle était celle d’entrainements visant à renforcer les stratégies en résolution de problèmes de ces personnes en contexte professionnel. Deux revues systématiques de la littérature ont été conduites. Couplées aux échanges avec les personnes impliquées et aux observations sur le terrain, elles nous ont permis de définir nos buts et objectifs, de préciser les caractéristiques du public cible, de déterminer les ressources nécessaires et de constituer les fondements théoriques sur lesquels nous avons ensuite conçu, puis développé, nos deux dispositifs numériques. Arrivés au terme de cette sous-étape, le projet (pré-évaluation comprise) a été soumis puis validé par un comité éthique. Il a ensuite été présenté à une institution externe au projet (pour la phase de pré-évaluation) et à l’institution partenaire. Dans la première (pré-évaluation), le responsable de secteur a souhaité informer, transmettre la brochure d’information en facile à lire et à comprendre (FALC) et obtenir le consentement libre et éclairé auprès des personnes d’un groupe de vie prédéterminé par ses soins, lui-même. La doctorante se tenait à disposition pour toutes informations complémentaires. Six personnes ont accepté de participer à cette phase. Dans la seconde institution (pour l’évaluation), le projet a été présenté en FALC à toutes les personnes travaillant dans deux ateliers présélectionnés par l’institution partenaire (échantillon de convenance), ainsi qu’à leurs représentants légaux en vue d’obtenir un consentement libre et éclairé (Petitpierre, Gremaud, Veyre, Bruni et Diacquenod, 2013). Sur les dix-neuf personnes ayant exprimé le souhait de participer, seize ont finalement pris part à l’étude (taux d’attrition = 16 %, N = 3 dont un décès, un changement d’atelier, une hospitalisation de longue durée).
Conception. Sur la base de la littérature et des inputs reçus du terrain, un prototype d’application pour tablette tactile (Guid’job; permet d’illustrer les étapes d’une tâches et offre un soutien pour la résolution de problèmes), ainsi qu’un dispositif de formation en e-learning (Guid’job trainer; voir Salamin, 2020), ont été conçus par la doctorante, suite à une formation continue. Cela a permis d’apporter des modifications (selon les observations et les feedbacks continus des utilisateurs) ou de corriger les éventuels bugs en temps réel et tout au long de la phase d’intervention, sans passer par une tierce personne. Par exemple, la réactivité de certains boutons a pu être améliorée en agrandissant la zone de contact. Combinés entre eux, les deux dispositifs visent à mettre les apprenants en situation réelle afin qu’ils puissent apprendre de leurs expériences. Ils s’inspirent du modèle de l’apprentissage expérientiel proposé par Kolb (1984) et ont pour but de renforcer l’indépendance des travailleurs dans l’exécutions de leurs tâches professionnelles, leurs stratégies en résolution de problèmes et de stimuler leur autorégulation.
Les objectifs d’apprentissage ont été formulés, puis séquencés, avant le développement des dispositifs eux-mêmes. Le choix des stratégies d’enseignement, des modalités d’apprentissage, des composantes multimédias, de même que les types et modalités d’évaluation, demandent, elles aussi, à être définies avant de se lancer dans la construction du matériel (Organisation pour l'alimentation et l'agriculture [FAO], 2012).
Développement. Guid’job et Guid’job trainer ont été développés avec un logiciel qui permet de créer des modules e-learning interactifs pouvant être diffusés sur tablette notamment. Les sept principes de la conception universelle (Universal Design Organisation, 2013) ont guidé leur développement. Concrètement, l’action de développement a porté sur le contenu d’apprentissage, le storyboard, ainsi que les deux dispositifs. La rédaction du contenu s’est faite en essayant de respecter les règles du FALC de l’Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis (UNAPEI, 2009). Afin d’optimiser l’ergonomie de Guid’job, le modèle procédural de traitement des instructions élaboré par Ganier, Gombert et Fayol (2000) a été suivi. Le processus sous-jacent à l’analyse de tâche professionnelle suggéré par Wolfe, Wetzel, Harris, Mazour et Riplinger (1991), a, pour sa part, servi à la programmation de l’ensemble des tâches professionnelles dans Guid’job. En ce qui concerne Guid’job trainer, ce sont les principes de la conception universelle de l’apprentissage (CUA) de CAST (2019), ainsi que les recommandations de Colvin Clark et Mayer (2016) qui ont été suivis, en vue, dans le premier cas de figure, de maximiser les opportunités d’apprentissage pour tous et, dans le second, d’optimiser les processus cognitifs et les stratégies en résolution de problèmes.
Pré-évaluation. Avant d’implémenter les dispositifs sur le terrain, une pré-évaluation a été conduite. Une institution externe au projet a été sollicitée. Six personnes travaillant dans des ateliers protégés (3 femmes, 3 hommes; âge moyen = 47,5 ans [min = 33; max = 57]) ont accepté de tester et d’analyser Guid’job et Guid’job trainer. Trois personnes présentaient une DI légère et trois autres une DI modérée. Une personne présentait également un trouble du spectre de l’autisme (TSA) et une autre une trisomie 21. Aucune ne présentait un risque de crise d’épilepsie suite à l’exposition aux écrans. Toutes étaient intéressées à utiliser un iPad. Les critères d’inclusion et d’exclusion étaient ainsi respectés. Deux évaluations ont été menées. L’objectif de la première était de valider les symboles (boutons) et illustrations (images, pictogrammes) utilisés dans le prototype en suivant la méthode de Mok et al. (2015). Sur la base de trois critères (degré de reconnaissance, translucidité et rappel), cette méthode permet de valider des pictogrammes. Un pictogramme est considéré comme valide : 1) s’il a été deviné au minium dans 80 % des cas; 2) si la personne, après lui avoir dit à quoi il correspond, lui attribue 4 ou 5 sur une échelle de Likert en 5 points; et 3) si, après un certain temps, la personne se rappelle, dans au minimum 80 % des cas, sa signification. La seconde évaluation, davantage qualitative, visait à estimer la satisfaction perçue des participants. Trois questions ouvertes ont été posées. De plus, en suivant la démarche de Diacquenod (2012), 11 items pour Guid’job et 17 items pour Guid’job Trainer ont été cotés sur une échelle de Likert en 5 points adaptée (histogramme en boîte : boîte vide pour le point le plus bas de l’échelle, augmentation graduelle en volume jusqu’à une boîte pleine pour le point le plus haut; Marshall et Willoughby-Booth, 2007). En calculant les moyennes et médianes de chaque item, seuls ceux ayant obtenus un score supérieur ou égal à 4 ont été considérés comme satisfaisants. Les autres ont été retravaillés avec les personnes présentant une DI. Cette pré-évaluation nous a permis, grâce aux feedbacks et suggestions des participant-e-s, de modifier et améliorer les dispositifs en conséquence (réduction du débit de parole, suppression d’images superflues, remplacement de certaines images, ajout de feedbacks correctifs).
Étape 3 : mise en place de l’action. Partant des étapes préparatoires précédentes, la recherche-action peut débuter sous la forme envisagée. Malgré toutes les anticipations faites antérieurement, rares sont cependant les plans qui ne nécessitent pas de réajustements. C’est la raison pour laquelle un examen minutieux et continu des données récoltées s’impose parallèlement au déploiement de l’intervention (Catroux, 2002). Certains protocoles de recherche, comme les protocoles expérimentaux à cas unique (PCU), qui mesurent et procèdent à une évaluation continue des données (Horner et al., 2005; Petitpierre et Lambert, 2014), sont intéressants pour l’étude de l’efficacité d’un dispositif. Ils sont particulièrement pertinents dans le domaine de la pédagogie spécialisée, puisqu’ils permettent entre autres, au-delà de tester scientifiquement le lien fonctionnel entre deux variables (dépendante et indépendante), de pallier le problème d’appariement (Odom et al., 2005). Considérant les avantages avérés des PCU, nous y avons recouru et opté pour un protocole à essais multiples (Horner et Baer, 1978) au travers des situations (trois tâches professionnelles parmi les 10 présélectionnées par les responsables d’atelier selon les activités réelles à produire dans leur atelier; attribution selon les souhaits des personnes et des critères de sécurité). Ce protocole a été répliqué au travers de 16 participants (4 femmes, 12 hommes; âge moyen = 43 ans [min = 27; max = 61]). Quatre personnes présentaient une trisomie 21, trois personnes une DI légère, trois autres une DI moyenne, quatre une DI sévère et deux une DI profonde. Une personne avait potentiellement un TSA associé et une autre une démence de type Alzheimer. Deux jours de présence hebdomadaire dans les ateliers durant un an ont permis de mener l’intervention auprès de chaque participant, d’échanger de manière formelle et informelle et de tisser des liens entre toutes les personnes impliquées.
Étape 4 : évaluation des effets de l’action. L’évaluation est la première étape du retour sur l’action dans la mesure où elle vise à capturer les changements observés, leurs effets sur les apprenants, les apprentissages réalisés et les enseignements à en tirer (Catroux, 2002). Bien que cette étape n’occupe que la quatrième place dans cette description cyclique, nous avons intentionnellement placé l’évaluation au coeur du processus de recherche-action et nous y avons joint celle des réajustements (voir Figure 1). La recherche-action consiste, de fait, en une démarche inductive qui repose sur un processus cyclique et itératif ainsi que sur une réflexion constante. Le protocole n’est jamais fixe mais toujours flexible (Roy et Prévost, 2013). Des réajustements permanents sont possibles grâce à l’évaluation qui n’est pas sommative mais formative, et accompagnée des réflexions menées avant, pendant et après l’action. Comme mentionné précédemment, les effets de notre intervention ont été évalués par l’intermédiaire d’un PCU à essais multiples. Une analyse visuelle respectant la démarche suggérée par Lane et Gast (2013), accompagnée d’analyses statistiques, à l’aide de l’indice connu sous le nom de Baseline Corrected Tau de Tarlow (2017), nous ont permis de mesurer les effets de notre intervention. Des analyses descriptives ont également été utilisées pour certaines variables. En vue d’enrichir nos mesures, des tests standardisés (l’un avec un support vidéo et l’autre illustré de pictogrammes et d’exemples concrets pour chaque item en vue d’en faciliter la compréhension) ont été utilisés en pré- et posttests puis analysés par l’intermédaire du Reliable Change Index (Jacobson et Truax, 1991). Finalement, des données davantage qualitatives nous ont permis de donner du relief à nos résultats (voir étape 5).
Étape 5 : communication des conclusions et valorisation de la recherche. La recherche-action n’a de sens que si les observations et les réflexions sont partagées entre les différents acteurs impliqués mais aussi plus largement avec les autres membres de la communauté (Catroux, 2002). De plus, il est essentiel de veiller à ce que les changements adoptés soient pérennisés (Roy et Prévost, 2013). Dans cette perspective, il est fondamental de soigner la communication des résultats aux terrains et de valoriser la recherche sur le plan académique. Dans le cadre de notre projet, une journée d’étude (ouverte aux chercheurs, aux praticiens, ainsi qu’aux personnes intéressées par l’utilisation des TIC dans l’accompagnement des personnes présentant une DI) s’est déroulée en cours de route.
Au terme de la recherche, une journée pédagogique destinée à l’ensemble des professionnels de l’institution partenaire a été proposée, ainsi qu’une soirée à l’intention des participants et de leurs représentants légaux. Les participants se sont, par ailleurs, vus décerner des attestations de participation. Actuellement, nous travaillons à la diffusion de nos résultats par l’intermédiaire d’articles scientifiques et de vulgarisation et réfléchissons à l’élaboration d’un manuel d’intervention. Arrivés au terme de ce long processus cyclique et itératif, cette recherche-action participative, par l’intermédiaire de divers outils et ressources (voir Tableau 1), nous a permis d’atteindre la triple finalité qu’elle vise (Dolbec et Prud’homme, 2009).
Au niveau du pôle « recherche » (1), nous avons pu valider Guid’job et Guid’job trainer. La recherche a montré que la combinaison de ces deux dispositifs numériques permet de soutenir le fonctionnement indépendant des travailleurs et travailleuses (groupe 1 : tau = 0,798, p = 0,000; groupe 2 : tau = 0,803, p = 0,000; groupe 3 : tau = 0,713, p = 0,000) tout en stimulant leurs stratégies en résolution de problèmes et, plus généralement, leur autorégulation (voir Salamin, 2020). Ce faisant, notre étude rejoint celles ayant démontré l’efficacité des technologies mobiles dans le renforcement du fonctionnement indépendant des personnes présentant une DI en contexte professionnel lorsqu’elles sont utilisées comme prothèse cognitive (soutien procédural), mais elle enrichit aussi les connaissances préexistantes en montrant que les dispositifs peuvent potentiellement fonctionner comme soutien métacognitif.
Au niveau du pôle « action » (2), nos multiples échanges avec les acteurs impliqués (professionnels, travailleurs, participants à la pré-évaluation) et nos observations, nous ont permis de concevoir deux dispositifs numériques accessibles. Ces derniers sont venus étoffer les outils destinés à la formation continue des personnes adultes présentant une DI. L’évaluation de la validité sociale a montré que les participants ont particulièrement apprécié recourir à ces deux types de dispositifs (ESAT version 2.0 : M = 4,42, sur 5).
Finalement, au niveau du pôle « formation » (3), le va-et-vient permanent entre réflexion et action, ainsi que la confrontation avec les besoins immédiats et à la réalité du terrain, ont permis à chacun de se questionner, de s’autoréguler et d’enrichir ses connaissances et compétences mutuelles et respectives.
Discussion
L’accélération de la numérisation de notre société revêt d’importants enjeux. Pour que chacun puisse en profiter pleinement, il est fondamental de réfléchir en termes d’accessibilité. Pour les personnes présentant une DI, tant l’accessibilisation (Sanchez, 2007) numérique, de l’emploi ou de l’éducation, sont essentielles pour ne pas dire urgentes (Inclusion handicap, 2017). En développant deux dispositifs numériques, notre étude a poursuivi ce triple objectif. Nous avons tenté de : 1) créer un prototype d’application soutenant les travailleurs présentant une DI dans leur contexte professionnel; 2) élaborer un dispositif de formation en e-learning en vue de renforcer leurs compétences professionnelles; et 3) concevoir ces deux dispositifs de la manière la plus accessible possible. Notre étude s’est déroulée dans le cadre d’une recherche-action au coeur de laquelle le processus de conception de dispositifs numériques constituait un volet central. Cette démarche pourrait ainsi s’apparenter aux méthodes de type design-based research (Design-Based Research Collective, 2003) ou recherche orientée par la conception, méthodes qui, selon Sanchez et Monod-Ansaldi (2015) :
Consistent dans la conduite d’un processus itératif qui articule des phases de conception d’interventions éducatives pouvant prendre la forme d’artefacts, de dispositifs techno-pédagogiques ou de programmes éducatifs, de leur mise en oeuvre […] et l’analyse des résultats de ces pratiques éducatives […]. Néanmoins, les objectifs de la DBR ne sont pas limités à la question de la conception. […] les expérimentations qui sont conduites visent à éprouver les modèles théoriques élaborés par la recherche, à les raffiner et, éventuellement, à en construire de nouveaux.
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L’efficacité des technologies comme soutien cognitif (ou procédural) aux activités professionnelles des personnes présentant une DI et/ou un TSA ayant été démontrée dans des méta-analyses antérieures (Hong et al., 2017; Wehmeyer et al., 2006), nous souhaitions tester, sur la base de la littérature, si les technologies pouvaient également fonctionner comme soutien métacognitif en stimulant la réflexion des utilisateurs. Alors que peu d’études semblent s’être penchées sur cette question, il nous a paru opportun de présenter la démarche inhérente à cette idée et à sa concrétisation au travers de la conception de deux dispositifs numériques. L’objectif du présent article était ainsi de proposer une modélisation du processus suivi. Notre intention n’avait aucun but prescriptif, mais visait, comme le suggèrent Depover et Marchand (2002), à baliser un cheminement en décrivant les principales étapes parcourues. L’intérêt d’une telle procédure, réside, à notre sens, dans la mise en exergue de points de repères et d’éventuelles recommandations pour de futurs projets dans le développement de dispositifs numériques. Non sans limites, le processus suivi dans le cadre de notre étude nous a permis d’identifier certains points de vigilance que nous regroupons en quatre catégories.
La première concerne l’alliance recherche-pratique. La littérature pointe régulièrement le divorce persistant entre la recherche et la pratique (Demil, Lecocq et Warnier, 2007). Or, chaque membre de ce couple (chercheur-praticien) doit être considéré de manière équitable, chacun étant susceptible de contribuer à sa manière au développement et à la diffusion des connaissances. L’union de ces partenaires nous semble indispensable, en particulier lorsqu’il s’agit de développer des pratiques, des formations et/ou des dispositifs utiles et exploitables sur le terrain. Certains principes peuvent favoriser la collaboration (Petitpierre, Scelles, Bungener, Detraux et Tremblay, 2016). Grâce à nos partenaires du terrain, nous avons pu, entre autres, formuler certaines hypothèses quant aux résultats trouvés auxquelles nous n’avions pas songées. De multiples gabarits nécessaires à l’exécution de certaines tâches ou au contrôle de ces dernières ont été suggérés, inventés et/ou créés grâces aux compétences des responsables d’ateliers. Toutes les analyses de tâches ont été possibles grâce à leurs connaissances et expérience. Des astuces nous ont été données en vue d’entrer en communication avec certaines personnes ou d’anticiper certains comportements. Notre présentation conjointe des résultats de l’études à toutes les personnes impliquées, aux représentants légaux et aux collègues a permis d’y mettre du relief et de la valeur.
La deuxième a trait à l’évaluation et au(x) réajustement(s) que cette dernière suscite. Comme mentionné précédemment, nous pensons qu’elle est au coeur de toute recherche-action et qu’elle est à entreprendre de manière continue. La multiplication des observations standardisées et/ou reposant sur des critères opérationnels, couplée à des données davantage qualitatives, nous paraît primordial dans cette démarche. En multipliant les types de données, nous avons pu déterminer l’efficacité de notre intervention mais aussi les raisons potentielles (comment, pourquoi) de cette dernière. Le recours à des entretiens semi-directifs en pré- et posttests avec toutes les personnes impliquées, mais aussi les synthèses métacognitives (retours réflexifs) menées après chaque intervention avec chaque personne présentant une DI, nous ont paru particulièrement utiles. L’utilisation de pictogrammes et d’une échelle de Likert en 5 points remplacés par des smiley, nous a permis d’obtenir le feedback des personnes possédant des compétences communicationnelles plus restreintes. Au niveau des protocoles de recherche, ceux expérimentaux à cas unique (Kazdin, 2010; Kratochwill et Levin, 1992), nous semblent particulièrement utiles dans ce processus. Ils permettent de tenir compte de l’hétérogénéité des personnes présentant une DI (Petitpierre et Lambert, 2014) et, lorsqu’ils reposent sur des indicateurs de qualité, soutiennent le développement de pratiques fondées sur les preuves dans le champ de l’éducation spécialisée (Horner et al., 2005).
La troisième se rapporte au concept de co-conception. Bien que nous ayons essayé de respecter les principes de la conception universelle, tout ne peut être conçu de manière entièrement universelle (Lespinet-Najib et al., 2017). L’image que nous avions choisie pour illustrer la consigne « je me fixe un but », et qui montrait une cible avec une flèche plantée au milieu, a par exemple été prise pour un gâteau. Ce qui peut sembler logique, accessible pour certains ne l’est pas forcément pour d’autres, d’où la nécessité, selon nous, d’une étroite collaboration entre concepteur et utilisateur. Comme l’affirment Sanders et Stappers (2008), les utilisateurs doivent être considérés comme des experts de leur expérience dans le processus de conception. Compte-tenu de certaines singularités qui caractérisent les personnes présentant une DI, telles des compétences communicationnelles parfois restreintes, certaines stratégies peuvent soutenir le processus de co-conception. Il s’agit, par exemple, du recours à un prototype (tel qu’entrepris dans notre étude) qui favorise l’engagement des personnes et leur expression, ou de l’utilisation d’un dispositif aux fonctionnalités incomplètes ou encore de l’implication des accompagnant-e-s (éducateurs, enseignants, parents, etc.; Sitbon et Fahrin, 2017). Notre expérience montre qu’il est primordial d’inclure les personnes qui présentent une DI le plus rapidement possible dans le processus de conception. Le recours à un focus groupe incluant plusieurs usagers aux caractéristiques diverses (sexe, âge, diagnostic) ainsi que des accompagnant.e.s est une stratégie profitable.
Finalement, la quatrième porte sur l’interdisciplinarité. En 1971 déjà, Nikolaev abordait « L’explosion des connaissances et ses incidences sur l’enseignement supérieur ». Que dire presque 50 ans plus tard alors que les avancées scientifiques, industrielles ou encore technologiques ne cessent de croître. Face à une telle spécialisation, la constitution d’équipes interdisciplinaires, constitue un impératif. Comme le souligne Naudon (2013), « la complexité des problèmes posés par la société – monde réel – implique une démarche par résolution de problème et l’interdisciplinarité est une condition nécessaire évidente » (p. 63). En raison de ressources restreintes, une des limites de notre étude a résidé au niveau de la non-implication, entre autres, d’informaticiens dans le processus de conception. Or, tout comme l’ont souligné Scaife, Rogers, Aldrich et Davies (1997), nous pensons qu’inclure divers participants, dont des spécialistes (psychologues, concepteur web, etc.), dans ce processus, aurait permis de maximiser la diversité des suggestions. L’interdisciplinarité ne se limite cependant pas au processus de conception. Au contraire, nous sommes d’avis qu’elle peut être utile à toute étape de la recherche et, plus généralement, à toute pratique et cela de manière non restrictive au champ de la pédagogie spécialisée.
Conclusion et perspectives
À visée essentiellement descriptive et non prescriptive, cet essai de modélisation apporte quelques suggestions pour les futures études qui, on l’espère, viendront l’enrichir à leur tour. Nous souhaiterions toutefois soulever quelques améliorations potentielles au processus suivi.
Les ressources humaines, financières et matérielles doivent être le mieux possible anticipées. Toute recherche-action implique de multiples ressources, particulièrement celles visant le développement de dispositifs technologiques. Avec l’évolution fulgurante qui caractérise ce domaine, les mises à jour constantes des systèmes d’exploitation, un risque majeur dans ce milieu réside au niveau de la pérennisation des dispositifs développés. Les frais de maintenance et d’achat du matériel doivent être budgétisés. Au niveau des ressources humaines, le nombre de participants et le choix du protocole expérimental doit être judicieusement effectué. Nous avons opté pour un PCU avec 16 participants et une intervenante du côté de l’équipe de recherche lors de la phase d’intervention. Celle-ci s’est de fait vue étalée sur une année civile. Avec ce type de protocole, peut-être serait-il plus judicieux d’investir davantage de ressources dans la phase de co-conception et de se centrer sur un nombre plus restreint de personnes dans la phase d’intervention, en encourageant la réplication ultérieure de l’étude avec un échantillon plus conséquent. Dans le même ordre d’idée, il serait astucieux de miser davantage sur la formation des professionnels du terrain en amont pour les impliquer à part égale dans la phase d’intervention, tout en assurant la fidélité de procédure. Finalement, les démarches participatives dans le champ de la déficience intellectuelle doivent garantir une participation active de toutes les personnes impliquées, en particulier celles présentant une DI, à toutes les étapes du processus. Selon les recommandations de Sitbon et Fahrin (2017), nous avons opté pour la présentation d’un prototype lors de la phase de pré-évaluation. C’est donc sur la base de ce dernier que les personnes présentant une DI se sont vues invitées à le commenter, l’améliorer, le changer. Une autre option pour augmenter leur implication serait de concevoir entièrement le dispositif avec elles (sans modèle ou idée préalable). Finalement, pour l’avoir expérimenté à quelques reprises, visionner les vidéos avec les participants pour qu’ils puissent s’observer lors de la phase d’intervention semble susciter leur intérêt, renforcer leur motivation intrinsèque et potentiellement leur autorégulation. Ce procédé pourrait être repris et exploité, notamment pour impliquer les personnes présentant une DI dans la récolte et l’évaluation des données.
L’accessibilité numérique, tout comme l’accès à l’éducation et à l’emploi, constituent un enjeu de taille pour garantir l’égalité des chances aux personnes présentant une DI. Conçus de manière accessible à tous, en incluant toutes les parties prenantes dès le début du processus, les dispositifs numériques constituent des facilitateurs environnementaux fort prometteurs pour soutenir l’autonomie des personnes présentant une DI mais aussi (et surtout) pour exploiter et renforcer leurs compétences. La voie à d’autres études susceptibles d’étayer davantage ces aspects est ouverte.
Parties annexes
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