Corps de l’article

Sami a neuf ans. Il est polyhandicapé. Il ne parle pas, il ne voit pas. Ses membres inférieurs ne lui permettent pas de se déplacer par lui-même. Il est véhiculé en fauteuil roulant. Le maintien de sa tête est difficile; elle est souvent affaissée. Sami se retrouve alors replié sur lui-même, pratiquement immobile, silencieux. L’observation de Sami conduira plusieurs à conclure que dans ces moments, il ne se passe rien, que Sami ne fait rien. Pourtant, lorsqu’on lui en donne l’occasion, Sami utilise le mouvement de sa tête pour actionner un interrupteur. Il utilise ses bras pour agir sur son environnement : il pousse, il tire, il soulève. Lorsqu’on lui chuchote un mot doux à l’oreille, il sourit. Lorsqu’on le chatouille, il rit. Sami est présent au monde, il est capable d’agir et de réagir et il ressent des émotions. Ses actions sont, par contre, limitées et dépendent des occasions qui lui sont proposées et des conditions environnementales mises en place. L’expression de ses besoins, intérêts et préférences est difficile, car il a peu de moyens pour les manifester. Ses initiatives passent souvent inaperçues. En effet, elles sont à peine perceptibles.

Problématique

Le portrait de Sami illustre les défis auxquels sont confrontés les enseignants dans les classes d’élèves polyhandicapés. La lourdeur des atteintes de ces élèves pose un obstacle à leur capacité d’agir sur l’environnement et à communiquer. Néanmoins, ils tentent d’agir et de s’exprimer à leur façon avec les moyens dont ils disposent. Certains comportements sont des manifestations de leurs besoins, préférences, goûts ou émotions. Le regard, le sourire, les mimiques faciales, les cris, les émissions vocales, le comportement, le langage corporel, les soupirs, les crispations, les mouvements, la posture et les silences sont des moyens permettant à l’élève de s’exprimer et de communiquer (Barat et al, 1985; Wolf, 1994). L’enseignant doit donc repérer et décoder ces comportements et ces attitudes émis par l’élève s’il veut être en mesure de le comprendre. Il doit alors « concevoir que tout est communication » (Wolf, 1994, p. 24). Toutefois, aucune certitude ne peut être affirmée quant à l’adéquation entre l’intention de communication de l’élève et la compréhension de ce message par l’enseignant. Dans ce contexte, ce dernier « ne peut jamais être certain d’avoir réellement compris ce que l’élève voulait dire » (Barat et al., 1985, p.120). L’enseignant peut rapidement se sentir démuni, impuissant et même éprouver une certaine culpabilité, car malgré sa formation, il ne sait pas comment agir devant les difficultés de l’élève à s’exprimer et devant sa propre difficulté à le comprendre. Il existe différents moyens susceptibles d’aider l’enseignant à faire face au défi. Parmi ceux-ci, figure l’observation qui « apparaît comme le corollaire de la communication non verbale » (Squillacy, 2005, p. 220) et qui permet « de repérer des réactions minimes et de tout ordre (émotionnel, moteur, vocal, visuel, vasomoteur, etc.) qui vont aider les adultes à ajuster leurs interactions » (Squillacy, 2005, p. 220). Observer nécessite toutefois que l’enseignant se dote d’outils pour l’aider à repérer les réactions et les initiatives de l’élève et à leur attribuer une signification. L’analyse de pratique assistée par la vidéo est l’un de ces outils.

Objectifs

Dans la présente étude, la démarche basée sur l’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo que nous avons adoptée vise à soutenir une enseignante dans ses observations afin d’améliorer ses interventions et ses interactions dans le cadre plus particulier de l’enseignement aux élèves polyhandicapés. Tout au cours de la démarche, l’enseignante a observé les comportements d’un élève et posé des hypothèses sur la signification de ces comportements, ce qui l’a amenée à mettre à l’essai de nouvelles attitudes et pratiques éducatives. L’objectif de cette étude exploratoire est d’analyser les retombées de ses attitudes et pratiques sur l’évolution des capacités de l’élève. Après avoir exposé le cadre théorique, cet article présentera les étapes de la démarche, qui a été mise à l’essai par une enseignante avec un de ses élèves, Sami. Les retombées sur la participation et les capacités de l’élève ainsi que celles sur les interventions et les interactions de l’enseignante avec cet élève seront également décrites. Pour conclure, nous verrons de quelle façon il peut s’avérer utile d’adopter une telle démarche dans l’enseignement aux élèves polyhandicapés.

Cadre théorique

Définition du polyhandicap

Nous retiendrons ici une définition fonctionnelle du polyhandicap qui met l’accent sur les caractéristiques de la personne et qui permet de mieux saisir l’interaction entre différentes dimensions jouant un rôle important dans l’enseignement et l’apprentissage aux élèves polyhandicapés. Cette définition est basée sur le modèle théorique multidimensionnel de l’American Association for Mental Retardation (Luckasson et al., 2003) qui paraît intéressant pour définir la réalité complexe du polyhandicap puisqu’il permet une prise en compte de l’élève dans toute sa globalité, mais également dans sa singularité. Selon Squillacy (2005, p.33), l’élève polyhandicapé pourrait ainsi se caractériser par cinq dimensions étroitement intriquées :

  1. Dimension « santé » : le polyhandicap est consécutif à une atteinte cérébrale précoce grave (avant trois ans), incurable, qui conduit à des polypathologies graves, évolutives, des multidéficiences sensorielles, une épilepsie fréquente, un taux de mortalité élevé. L’élève a besoin d’une assistance physique et psychique totale.

  2. Dimension « fonctionnement adaptatif » :

    • adaptation pratique (soin, alimentation, autonomie) : dépendance totale dans tous les domaines;

    • adaptation conceptuelle : communication restreinte à un mode non verbal.

  3. Dimension « fonctionnement intellectuel » : un retard mental profond, comparable au développement d’un nourrisson sain de 6 mois (limite supérieure établie à 12 mois). Son développement se situe dans la période sensori-motrice (sous-stade 1 à 4).

  4. Dimension « interactions, participation, rôles sociaux » : interactions inexistantes ou extrêmement pauvres. Dépendance totale pour s’engager dans la communauté.

  5. Dimension « contexte » : nécessité d’un partenariat intense, composé d’une équipe pluridisciplinaire. Exigences éthiques maximales.

L’intrication des difficultés vécues par les élèves polyhandicapés et la lourdeur de leurs atteintes rendent difficile l’identification de leurs initiatives d’exploration, de découverte ou de communication. Dans ce contexte, elles peuvent facilement passer inaperçues. Dès lors, l’élève risque de développer la perception qu’il n’est pas en mesure d’exercer du contrôle sur sa vie et sur son environnement.

L’approche multidimensionnelle de Guitouni

L’enseignement aux élèves polyhandicapés doit offrir un environnement dans lequel les capacités de ces élèves sont reconnues pour qu’ils puissent évoluer et s’épanouir selon leur plein potentiel. Guitouni (1990) et Normand-Guérette (1997) insistent sur l’importance d’établir une relation de confiance et de prévenir l’interférence émotionnelle pour permettre l’évolution des capacités de l’élève ayant des incapacités intellectuelles. L’instauration de cette relation passe d’abord par une conviction ressentie émotionnellement qui amène l’adulte à croire aux capacités d’évolution du jeune sans fixer au préalable le niveau de fonctionnement qu’il pourra atteindre. La perception que l’enseignant a de l’élève joue un rôle important sur les attitudes, les comportements et le désir d’agir de ce dernier. Si l’enseignant voit l’enfant comme incapable, qu’il le prend en pitié ou qu’il agit constamment à sa place à cause de ses incapacités, celui-ci ressentira une forme d’humiliation de sa volonté de puissance, puisque ses capacités ne sont pas considérées et respectées; il risque alors d’être en interférence émotionnelle. Malgré le malaise qu’il vit, il ne l’exprimera pas, car il craindra de perdre l’affection, l’attention et la sécurité dont il a besoin, étant donné son état de faiblesse (Guitouni, 1990). Toutefois, si ses capacités sont reconnues et que des expériences adaptées à celles-ci lui sont proposées, l’élève acquerra progressivement une confiance qui le stimulera à agir. À travers l’action, il développera ses capacités et pourra ressentir un sentiment de fierté personnelle.

Le développement professionnel des enseignants

Le concept de développement professionnel se décline en différentes acceptions à partir desquelles Uwamariya et Mukamurera (2005) ont mis en évidence deux perspectives théoriques. L’une se définit en termes de « développement de la personne enseignante en prenant appui sur la succession des stades comportant des caractéristiques ou des changements qui leur sont propres » (Uwamariya et Mukamuera, 2005, p.146); il s’agit de la perspective développementale. L’autre perspective est axée sur la professionnalisation des enseignants et elle considère le développement professionnel comme « un processus d’apprentissage et de recherche ou de réflexion sur leur pratique » (Uwamariya et Mukamuera, 2005, p.146). Cette deuxième perspective permet d’y inscrire la présente démarche d’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo, car d’une part, elle engage l’enseignante dans une réflexion sur ses propres attitudes et pratiques éducatives. Et, d’autre part, cette réflexion suscite l’apprentissage de nouvelles habiletés et de nouveaux savoirs qui lui permettent de renouveler son approche pédagogique afin de favoriser l’évolution des capacités de l’élève.

Par ailleurs, le recours à l’analyse réflexive peut être considéré comme une stratégie d’autoformation dans un dispositif de formation continue des enseignants. L’autoformation se définit comme « un dispositif de formation où l’apprenant prend l’initiative et choisit de manière autonome les buts et les méthodes d’apprentissage et acquiert des connaissances en utilisant ses propres ressources et celles de son milieu » (D’Ortun et Pharand, 2009, p.810). L’autoformation permettrait le maintien durable en emploi et favoriserait la réussite professionnelle des enseignants (D’Ortun et Pharand, 2009).

L’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo, utilisée dans cette étude, a permis à une enseignante de s’engager à la fois dans une stratégie d’autoformation en utilisant l’autoscopie et dans une réflexion partagée, en échangeant avec une personne-ressource. La prochaine section précise et définit ces choix méthodologiques et explicite les étapes de la démarche, mises à l’essai par une enseignante avec un de ses élèves, Sami.

Cadre méthodologique

Analyse de pratique assistée par la vidéo

Dans cette étude exploratoire, l’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo a été utilisée pour soutenir le développement professionnel d’une enseignante en vue de favoriser l’émergence des capacités d’un élève polyhandicapé. Pour ce faire, nous avons choisi d’utiliser le cercle d’étude vidéo dans le « but d'objectiver et de conceptualiser la pratique, puis d'intégrer dans l'action la théorie émergente élaborée en commun » (Tochon 2002, p.21). Il existe différents types de cercle d’étude vidéo. Parmi ceux-ci figure le cercle d’étude vidéo individualisé. Il s’agit d’un moyen de perfectionnement et de changement éducatif qui est « fondé sur une approche individualisée de la rétroaction vidéo » (Tochon, 2002, p.26). L’enseignant filme ses propres interventions auprès de ses élèves et utilise l’autoscopie comme une « démarche d’observation, d’autoévaluation et de perfectionnement fondée sur la rétroaction vidéo à partir des expériences individuelles filmées en milieu de travail » (Tochon, 2002, p.135). L’autoscopie est complétée par une réflexion partagée avec une personne-ressource externe. L’analyse de pratique réalisée dans cette étude se situe dans cette orientation.

Déroulement de la démarche

La démarche basée sur l’analyse de pratique a permis à une enseignante d’utiliser la rétroaction vidéo pour approfondir sa réflexion concernant les interactions et les situations vécues en classe avec un de ses élèves. L’enseignante a d’abord visionné seule les enregistrements vidéo (autoscopie), puis a visionné certains extraits avec une personne-ressource externe[1] (réflexion partagée). À trois moments de l’intervention (voir Tableau 1), des rencontres d’une durée de 3 heures ont eu lieu afin de permettre à l’enseignante et à la personne-ressource d’échanger sur leurs observations, de formuler des hypothèses sur le sens à donner aux comportements et attitudes de l’élève et d’identifier des attitudes et pratiques à mettre à l’essai en fonction des besoins de l’élève. Chacune des rencontres était prévue après que l’enseignante ait fait une première analyse réflexive à partir des enregistrements vidéo afin que le regard extérieur de la personne-ressource permette de voir autrement des gestes qui peuvent passer inaperçus pour l’enseignante qui les voit au quotidien.

Au cours des rencontres, le rôle des deux interlocutrices était de partager une analyse réflexive basée sur un questionnement mutuel en adoptant une attitude de partenariat. « Afin de pouvoir communiquer et interagir en tant que partenaires, il est important que chacun se considère comme un expert à travers son expérience et que tous se perçoivent comme des acteurs qui peuvent s’apporter un soutien mutuel », capables de prendre ensemble des décisions (Normand-Guérette, 2008, p.120). De plus, les partenaires sont appelés à prendre des décisions ensemble. Comme le précise Tochon (2002), le chercheur engagé dans une réflexion partagée a « un rôle interactif. Les informations qu’il apporte ont pour but d’instrumenter la réflexion plutôt que d’imposer une manière de voir. » (p.58) Lors du visionnage, chacune arrêtait la vidéo lorsqu’elle voulait s’exprimer ou questionner l’autre et il était possible de visionner une même séquence plusieurs fois, si nécessaire. À la fin de chaque rencontre et de l’analyse des séquences vidéo, des décisions étaient prises pour orienter la suite de l’intervention avec Sami. Il est important de préciser qu’une relation de confiance existait entre l’enseignante et la personne-ressource avant le début de la présente étude, ce qui a facilité la réflexion partagée et la prise de décision.

Le Tableau 1 présente le déroulement de la démarche et les buts poursuivis. La lecture de ce tableau permet de comprendre les allers-retours de cette démarche entre différents moments : l’observation des comportements et des attitudes de l’élève et de l’enseignante, les périodes de réflexion personnelle de l’enseignante, les réflexions partagées entre la personne-ressource et l’enseignante suite au visionnage des enregistrements vidéo, les interventions auprès de l’élève.

Tableau 1

Déroulement de la démarche et buts poursuivis

Déroulement de la démarche et buts poursuivis

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Description du milieu

Sami (S), l’élève qui a participé à cette étude, avait 9 ans et fréquentait une école spécialisée accueillant des élèves âgés de 4 à 21 ans ayant des incapacités intellectuelles de moyenne à profonde et présentant des troubles associés. Tout comme S, les dix élèves de la classe, âgés de 7 à 11 ans, étaient polyhandicapés. Deux moments de la journée avaient été ciblés pour la mise à l’essai de la démarche : l’activité de déshabillage, lors de l’arrivée des élèves et l’activité d’alimentation.

Méthode de cueillette et de consignation des données

Chacune des interventions auprès de S ont été enregistrées sur bande vidéo. Suite aux enregistrements, les comportements verbaux et non verbaux de S et de l’enseignante (E) de même que leurs attitudes ont été retranscrits de façon intégrale dans deux tableaux. L’un concernait les activités de déshabillage et l’autre, les activités d’alimentation. Les faits d’observation étaient consignés dans la première colonne du tableau. Puis, des hypothèses étaient émises (2e colonne) et de nouvelles pratiques étaient proposées (3e colonne). Le Tableau 2 montre un exemple.

Tableau 2

Activité de déshabillage

Activité de déshabillage

Note. S = Sami (élève), E = enseignante.

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Résultats et discussion

La démarche que nous avons adoptée a entraîné des retombées à la fois pour Sami et pour l’enseignante. Nous présentons les résultats et analysons les retombées sur l’évolution des capacités de l’élève et sur les interventions et interactions de l’enseignante avec cet élève.

Activités de déshabillage

Les observations recueillies concernant les activités de déshabillage montrent bien la progression de l’autonomie de S. Avant toutes interventions, il était uniquement capable d’enlever sa tuque alors qu’au terme de la démarche, il peut aussi enlever ses mitaines et la dernière manche de son manteau lorsque le coude est préalablement dégagé. De plus, un geste initié par S nous amène à penser qu’il pourrait éventuellement enlever son foulard en tirant sur l’une des extrémités. Étant donné qu’avant la démarche, E exécutait presque toutes les tâches liées au déshabillage et ne donnait pas la possibilité à S d’être actif et d’agir par lui-même, on peut poser l’hypothèse qu’il n’a pas pu développer une confiance en sa capacité d’accomplir ces tâches. Les actions de l’enseignante peuvent avoir frustré l’élève dans sa volonté de puissance qui n’a pas été considérée et, à travers l’émotion ressentie et l’inaction, l’élève peut avoir conclu qu’il n’était pas nécessaire de fournir un effort pour la réalisation des tâches liées au déshabillage. La présente démarche semble avoir renversé cette dynamique puisqu’elle a permis à S d’agir par lui-même dans un climat où E a eu confiance en sa capacité d’évolution. En lui offrant l’espace et le temps nécessaires pour se réaliser, la volonté de puissance de ce dernier a ainsi pu être respectée, donnant à S le sentiment d’être accepté comme une personne à part entière capable d’agir.

Lors du visionnage du premier enregistrement vidéo, il avait été proposé de réduire les temps morts lors de la période de déshabillage, en offrant la possibilité à S d’actionner un interrupteur pour faire jouer de la musique lorsqu’il avait terminé de se déshabiller. Appuyer sur un interrupteur étant une tâche connue, S pouvait être autonome dans sa réalisation. Lors du visionnage des enregistrements subséquents, on observe que S collabore en appuyant sur l’interrupteur placé derrière sa tête pour faire jouer de la musique. On remarque également, lors du dernier enregistrement, que S donne plusieurs coups avec sa tête sur son appui-tête lorsqu’il a terminé de se déshabiller alors que E n’avait pas encore installé l’interrupteur. La participation de S a largement dépassé les objectifs fixés. En effet, nous voulions utiliser la musique pour diminuer le temps d’attente de S lors de la période de déshabillage en lui offrant une activité connue et aimée. Or, en plus de participer efficacement à l’activité, S a développé la capacité de nous faire comprendre qu’il voulait mettre de la musique en cognant sa tête sur son appui-tête.

Activités d’alimentation

La démarche a permis d’introduire progressivement des aliments nouveaux dans les habitudes alimentaires de S. En effet, à partir d’un aliment aimé de S, soit un biscuit aux brisures de chocolat de type « commercial », on observe qu’il accepte de manger des bouchées de biscuits aux bananes et chocolat en alternance avec ses propres biscuits. De plus, lors de l’activité spéciale réalisée dans le cadre de la St-Valentin, S a également accepté de goûter au chocolat, ce qu’il avait refusé lors d’une activité antérieure. S a aussi goûté au pamplemousse lors d’une activité culinaire où les élèves devaient faire une salade de fruits. On observe donc l’acceptation de S pour goûter certains aliments nouveaux.

Lors du visionnage du premier enregistrement vidéo, il avait été remarqué que S ne disposait d’aucun moyen lui permettant de signifier à E s’il voulait d’un aliment. En ce sens, il y a eu instauration d’un moyen de communication visant à donner cette possibilité à l’élève. Pour ce faire, S devait caresser le bras de E s’il voulait d’un aliment ou pousser son bras s’il n’en voulait pas. L’observation de S et E montre peu d’efficacité quant à ce moyen de communication. D’une part, E avait de la difficulté à bien discerner les mouvements des bras (pousser ou caresser), car son attention n’était pas toujours dirigée vers ceux-ci et parce que ces derniers n’étaient pas toujours suffisamment précis pour permettre une compréhension efficace de leurs significations. D’autre part, il n’y avait pas toujours de concordance entre le mouvement exécuté par S et son désir réel de goûter l’aliment proposé. Finalement, ce moyen de communication s’est avéré moins efficace que celui utilisé auparavant par S soit de sortir la langue pour signifier qu’il ne voulait pas un aliment.

Nous posons l’hypothèse que la considération accordée aux goûts de S a pu jouer un rôle important dans son ouverture face à la nouveauté. En effet, en se sentant respecté dans ses goûts, on peut penser que le sentiment de confiance de S envers E s’est accru et s’est manifesté par une participation plus efficiente aux activités. Aussi, la possibilité offerte à S de communiquer son désir de vouloir ou non d’un aliment a pu favoriser le renforcement de cette confiance, et ce, malgré le fait que le moyen proposé n’ait pas été aussi efficace que nous l’aurions souhaité. En n’imposant pas à S de goûter un aliment s’il n’en avait pas envie, celui-ci a perçu que l’adulte tenait compte de son choix, qu’il avait la possibilité d’agir sur sa vie et de réagir à ce que nous lui proposions, bref qu’il possédait un véritable pouvoir décisionnel et que E le respectait.

Retombées pour l’enseignante

Pour l’enseignante, plusieurs avantages ont pu être tirés de son engagement dans cette démarche, comme en font foi ses propos :

Depuis mes débuts dans l’enseignement aux élèves polyhandicapés, je n’avais jamais reçu de rétroaction concernant mes interventions auprès de ces élèves. Pourtant, dans un souci d’améliorer ma pratique professionnelle, il m’apparaissait essentiel d’approfondir certaines facettes de mon enseignement pour lesquelles je me sentais moins compétente. À cet égard, ma participation à cette démarche d’analyse de pratique m’a permis d’obtenir un soutien important pour mon enseignement en y étant engagée directement.

D’abord, le visionnage des enregistrements m’a appris à me regarder différemment. J’ai développé la capacité d’observer les interventions, les comportements et les attitudes qui s’étaient réellement déroulés et non plus de les regarder avec la signification que je leur avais attribuée dans l’action, c’est-à-dire au moment où je les vivais. Également, le regard d’une personne-ressource externe sur ma pratique a permis des échanges m’amenant à m’interroger sur mes attitudes et sur mon enseignement. Ces remises en question m’ont permis de faire évoluer mes pratiques éducatives, mais également d’affirmer ma position en lien avec mes intentions pédagogiques. Les réflexions partagées m’ont permis de remarquer certains regards, mimiques et gestes manifestés par les élèves auxquels je n’avais prêté attention, mais qui se sont révélé avoir une signification particulière. Cette démarche a contribué à renforcer ma conviction que ces jeunes ont une présence au monde beaucoup plus grande que celle que leur corps leur permet d’exprimer ou de manifester.

Ces propos montrent que la démarche d’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo a favorisé l’engagement de l’enseignante dans un processus de développement professionnel axé sur la professionnalisation, tel que défini par Uwamariya et Mukamurera (2005). Les notions de réflexion sur l’action et de processus d’apprentissage, qui caractérisent cette définition, ressortent de la démarche vécue par l’enseignante. D’une part, les allers-retours entre les différents moments de cette démarche (l’observation des comportements et des attitudes de l’élève et de l’enseignante, les périodes de réflexion personnelle de l’enseignante, les réflexions partagées entre la personne-ressource et l’enseignante suite au visionnage des enregistrements vidéo, les interventions auprès de l’élève) l’ont incitée à réfléchir sur ses attitudes et ses pratiques éducatives pour mieux les comprendre et ainsi être en mesure de les transformer ou les renouveler. Les réflexions, alimentées par le questionnement de la personne-ressource, lui ont aussi permis de mieux comprendre les attitudes et les comportements de l’élève en accordant une plus grande importance aux émotions vécues par ce dernier. Cette prise de conscience l’a amenée à percevoir autrement les initiatives de l’élève en leur attribuant des significations particulières, ce qui a enrichi la relation de confiance à travers laquelle les capacités de l’élève ont pu être pleinement respectées afin de favoriser leur évolution. D’autre part, cette démarche d’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo a permis à l’enseignante de consolider ses connaissances en lien avec l’enseignement aux élèves polyhandicapés ainsi que d’acquérir de nouvelles habiletés, dans le contexte plus spécifique d’activités de déshabillage et d’alimentation. Par ailleurs, il est possible de penser que l’ensemble de la démarche puisse constituer le premier pas vers une pratique réflexive autonome non plus seulement sur l’action, grâce à la rétroaction vidéo, mais dans l’action, lors des interventions pédagogiques.

Conclusion

La démarche basée sur l’analyse de pratique assistée par la rétroaction vidéo et sur l’approche multidimensionnelle de Guitouni a montré des résultats intéressants tant pour l’élève polyhandicapé que pour l’enseignante. En effet, cette démarche a permis à une enseignante d’observer avec précision les comportements et attitudes de son élève et de relever certaines de ses initiatives qui n’auraient pu être vues autrement, car même si elles étaient présentes, leurs manifestations étaient si discrètes qu’elles passaient inaperçues. Ces observations ont amené l’enseignante à modifier ses perceptions, à accroître sa confiance dans les capacités d’évolution de l’enfant et à s’appuyer sur des faits pour stimuler les moindres initiatives de l’élève afin de favoriser ses apprentissages. De plus, ces observations l’ont guidée dans ses attitudes et pratiques éducatives qui ont contribué à faire évoluer les capacités de l’élève polyhandicapé, notamment dans les actions accomplies et les choix effectués lors d’activités de déshabillage et d’alimentation.

Cette démarche, appliquée en classe auprès de plusieurs élèves, ne pourrait bien entendu être exploitée de la même façon que nous l’avons fait. L’analyse de pratique assistée par vidéo pourrait constituer une approche intéressante à utiliser lors des rencontres parents-enseignant afin de discuter des forces et des limites observées chez l’élève. Le partage d’informations et les discussions engendrées par le visionnage des enregistrements vidéo pourraient être utilisés pour développer un projet commun avec les parents. Il semble également possible de penser que la caméra vidéo installée en fixe dans une classe ou à la maison s’avèrerait être une façon intéressante de prendre conscience des comportements et attitudes de l’enfant lorsqu’il n’est pas en présence de l’adulte, ce qui permettrait, par la même occasion, de mieux comprendre ce que font les jeunes polyhandicapés quand on pense qu’ils ne font rien.