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À une époque où l’éducation secondaire et supérieure est interdite ou difficilement accessible aux jeunes filles, Les Ruches et Allenswood constituèrent des lieux cosmopolites où les enfants des classes libérales de la moyenne et de la haute bourgeoisie pouvaient étudier sérieusement un curriculum étendu et acquérir des connaissances linguistiques dans une langue étrangère, l’accent étant mis sur l’originalité de la pensée, l’indépendance d’esprit et la conscience sociale.
p. 150-151
La publication de cet ouvrage biographique structuré en douze chapitres sur l’historiographie de la directrice d’école Marie Souvestre résulte de la volonté de David Steel de faire connaître l’héritage de cette pédagogue féministe. Le livre s’articule autour du projet de Caroline Dussaut et Marie Souvestre durant la seconde moitié du xixe siècle, en l’occurrence celui de la création d’une école non confessionnelle à vocation particulière à Avon-Fontainebleau, d’enseignement primaire et secondaire pour les jeunes filles d’origine étrangère afin de les éduquer en langue française en France, selon les principes libéraux anglo-saxons. Cette école fondée par ces deux amantes, devenues codirectrices, s’appelait « Les Ruches », et ses élèves, « les Abeilles ». Selon Steel, le fait d’ouvrir une école pour filles « était, pour l’époque, une entreprise innovatrice. De tels établissements étaient rares, et, en ce qui concernait le secondaire, presque inexistants » (p. 13). En agréant la création d’une telle école, les autorités françaises d’alors avaient bien compris les retombées culturelles et diplomatiques d’un tel projet pour le rayonnement international de la France, ce que souligne Steel (p. 16) :
[Les] intérêts culturels nationaux ne pouvaient que bénéficier de la création d’un établissement non confessionnel où seraient éduquées, dans un environnement francophone, les filles des riches Anglais, d’Américains et d’Européens de tous pays, par des enseignantes françaises, mais selon des principes anglo-saxons libéraux, avant qu’elles ne s’en retournent dans leurs divers pays d’origine pour y disséminer, ambassadrices officieuses, la culture et les valeurs françaises et l’amour de la France.
C’est là un « projet ingénieux politiquement et pédagogiquement innovateur, et un exemple précoce d’un instrument destiné au rayonnement de la France » (p. 150). Pour Steel, « la contribution significative et hautement originale de Marie au domaine de l’éducation féminine, à la fois en France et en Angleterre, a été largement ignorée et n’a attiré l’attention que de manière tangentielle à l’occasion d’études concernant d’autres personnes, ses amis ou ses élèves » (p. 145). La volonté de l’auteur de faire connaître le parcours inspirant de cette pédagogue féministe apporte un éclairage digne de mémoire sur les différentes initiatives d’émancipation des femmes. Steel analyse ainsi des archives des deux pensionnats-écoles qu’elle a fondées et dirigées, soit Les Ruches, à Avon-Fontainebleau en France, et Allenswood, à Wimbledon près de Londres; des lettres d’elle dont il a retrouvé la trace; les mémoires de quelques-unes de ses anciennes élèves; des informations contenues dans différents journaux intimes de certaines de ses amies et connaissances contemporaines, des ouvrages qui présentent cette directrice d’école mais aussi et principalement les informations contenues dans les biographies consacrées à des figures qui l’ont fréquentée en tant qu’amis ou amies ou encore élèves.
Au-delà de la rareté des sources archivistiques, Steel rassemble tout ce que l’on peut découvrir sur Marie pour lui redonner vie et lui rendre son dû. Ces sources d’information permettent de connaître trois aspects de sa personnalité : sa vocation pédagogique, son féminisme et, enfin, sa sexualité lesbienne. Steel présente Marie comme une femme qui a marqué de son sceau l’éducation de filles des classes aisées. Il parle d’elle comme d’une pédagogue performante qui enseignait la littérature et l’histoire, qui encourageait fortement la pratique d’activités physiques et qui organisait des soirées de causerie afin d’élargir les centres d’intérêt des jeunes filles sur les questions contemporaines en les amenant à se forger des opinions personnelles. Marie enseignait aux jeunes filles à cultiver leur curiosité intellectuelle, l’apprentissage des langues, le goût des voyages et la prise en considération de la cause féminine. Ce projet éducatif particulier a permis d’éveiller la conscience chez des générations de jeunes filles et ses méthodes pédagogiques étaient aussi efficaces pour l’apprentissage de la calligraphie, du dessin, du solfège, de la composition et de la poésie française que de l’allemand, de l’anglais et de l’italien. La présence des membres du personnel d’origine étrangère a facilité la pratique de ces langues.
Le premier chapitre, intitulé « Marie avant Avon, Bretagne et Paris », est consacré à la vie de Marie, deuxième fille de l’auteur Émile Souvestre et de sa femme Nanine. Durant leur enfance, les trois filles du couple, Noémie, Marie et Adah, voyagent et sont entourées de l’intelligentsia française qui compte plusieurs modèles de femmes fortes parmi les amies de leurs parents.
Le deuxième chapitre, titré « Reines de Ruches, Une Roosevelt abeille », se penche sur Marie traductrice de livres en allemand et en anglais. C’est durant cette période qu’elle aurait rencontré Caroline et que l’idée d’ouvrir une école libérale pour les filles fortunées d’origine étrangère a germé. L’héritage de Marie servira à faire la publicité de leur école qu’elles décrivent comme « un pensionnat de haute culture française pour jeunes étrangères » (p. 34). Des jeunes filles qui viennent de l’Amérique fréquentent Les Ruches. L’une d’elles, Anna Roosevelt, tante d’Eleanor Roosevelt, poursuit sa scolarité à Fontainebleau et se rapproche de Marie par leurs intérêts communs pour l’histoire et la diplomatie.
Le troisième chapitre, « La fuite à Florence, Les Strachey », traite de l’exil de Marie en 1870 alors que l’école est en effervescence. Marie écrit : « à peine étions-nous établies aux Ruches que la guerre franco-allemande éclatait, dispersant nos élèves, nous chassant à l’étranger et nous obligeant à tout recommencer après le rétablissement de la paix » (p. 41). Marie part donc pour Florence avec Caroline, Anna et d’autres élèves où elles rencontrent alors Jane Maria Strachey, écrivaine et féministe anglaise.
Le quatrième chapitre, « “ Olivia ” aux Ruches, La rupture », présente l’ouvrage de Dorothy, fille de Jane Maria Strachey, une ancienne élève de Marie, ayant pour titre Olivia. Ce roman relate différents faits sur le fonctionnement et le quotidien de l’école : les cours donnés, les élèves marquantes, les dispositions matérielles mais aussi la relation amoureuse et la collaboration difficile entre les deux codirectrices qui sera à l’origine de leur séparation. Marie quitte Caroline et Les Ruches en 1883 pour implanter une nouvelle école à Wimbledon, près de Londres, se rapprochant ainsi de Jane. Caroline meurt en 1887 à Avon.
Au cinquième chapitre, « Londres et Allenswood », Marie achète la propriété d’Allenswood pour y créer une école à l’image pédagogique des Ruches. Le pensionnat anglais d’Allenswood, près de Londres, admettait des élèves anglaises aux côtés d’autres nationalités et l’enseignement était donné en français.
Le sixième chapitre a pour titre « Eleanor Roosevelt à Allenswood ». Sans aucun doute, l’élève la plus célèbre de Marie a été Eleanor « Tottie » Roosevelt. À partir de 1899, l’orpheline jugée mature a passé trois ans à Allenwood et a développé une affection particulière pour Marie. Eleanor disait de son enseignante qu’elle était « de loin la plus importante et la plus fascinante » (p. 93) et qu’elle tenait à ce que les élèves apprennent en réfléchissant et non pas en répétant les éléments enseignés. Eleanor sera, dans sa vie politique et personnelle, influencée par sa directrice; elle estime que Marie avait comme qualités « l’intense enthousiasme pour les choses de l’esprit qu’elle savait stimuler chez les jeunes, son jugement courageux et son profond sentiment du devoir public » (p. 97). Eleanor a accompagné Marie dans différents voyages et restera marquée par ses années à Allenswood. À la fin de ce chapitre, de nombreuses photos et plusieurs portraits permettent de mettre des visages sur les noms des personnes marquantes dans la vie de Marie.
Le septième chapitre est intitulé « Allenswood sans Eleanor, Corinne Robinson ». Malgré son départ pour New York, Eleanor continue de chérir la relation qu’elle avait développée avec sa directrice londonienne, citant celle-ci dans son autobiographie. Au cours des années 1920, Eleanor exercera la profession d’enseignante dans une école de filles à New York. Plus tard, elle sera, entre autres, première dame des États-Unis pendant douze ans, mère de six enfants, auteure, activiste championne des femmes et défenseure des droits civils (p. 108). Bisexuelle, Eleanor Roosevelt sera un modèle de femme émancipée (emancipated woman).
Le huitième chapitre est titré « Sociabilité cosmopolite ». Marie, malgré son déménagement à Londres, maintient sa place au sein de l’intelligentsia européenne : « Son intelligence, son esprit et son don de la conversation cultivée étaient très appréciés » (p. 119). Son charme, sa réputation de directrice efficace et sa stature facilitent les nombreuses amitiés, notamment auprès des parents d’élèves.
Le neuvième chapitre, « La fin et l’après-fin, Eleanor lectrice d’Olivia » nous apprend que Marie est morte dans son école, le 30 mars 1905, à 69 ans. En sa mémoire, on a formé en 1905 le Marie Souvestre Memorial Committee (p. 134). Cela a permis de créer la bourse Marie-Souvestre, pour aider une étudiante française voulant poursuivre ses études à Londres, et la Maison Marie-Souvestre (p. 135), afin d’offrir des chambres à prix modique aux jeunes travailleuses.
Au dixième chapitre, « Rétrospective : Marie pédagogue », et au onzième chapitre, « Rétrospective : Marie féministe », Steel décrit la passion de Marie pour l’enseignement. Il est toutefois difficile de valider sa pensée féministe, l’auteur ne disposant d’aucune information sur ses lectures, et Marie aurait tu ses réflexions sur différents sujets. Néanmoins, l’enseignement donné dans ses deux écoles préparait les filles à penser librement, à s’exprimer de manière critique et à émettre des idées libérales et progressistes. Steel présente Marie comme une éveilleuse d’aspirations qui enseignait à ses élèves à réfléchir pour elles-mêmes hors des sentiers battus de la pensée ou des modèles acceptés par convention sociale. Ces actions dénoteraient la sensibilité féministe de Marie.
Le douzième et dernier chapitre, « Sappho à l’école », revient sur l’homosexualité de Marie qui n’a jamais caché son orientation sexuelle et dont les rapports avec sa partenaire Caroline étaient assez clairs. De son côté, le roman Olivia laisse sous-entendre que Marie aurait eu des liaisons passionnées avec des élèves, faits qui n’ont pas été prouvés.
L’ouvrage de Steel s’avère stimulant intellectuellement et très bien écrit. Il donne l’occasion de découvrir la vie peu connue de Marie mais également des différentes personnes qui ont croisé son chemin. De plus, on constate un véritable travail de la part de l’auteur quant aux sources archivistiques : celui-ci a su faire ressortir la moindre apparition de Marie des différents documents, journaux personnels et correspondances encore accessibles aujourd’hui, telles les lettres échangées avec Michelet, son ami historien. Steel met en évidence les nombreux liens sociaux que Marie a su entretenir avec des hommes de lettres, des penseurs, des femmes politiques. On prend ainsi conscience de son sens de la diplomatie. L’ouvrage de Steel offre un excellent reflet de la charismatique directrice d’école qu’était Marie, en présentant tour à tour sa vie et sa vision de l’éducation des filles. Par ailleurs, l’ouvrage se veut accessible avec des chapitres relativement courts qui permettent de bien circonscrire les propos. Cependant, il souffre de quelques répétitions qui deviennent rapidement lassantes dans les derniers chapitres. Soulignons toutefois que cette publication est plus proche de la biographie que d’une monographie pédagogique féministe. Enfin, puisque c’est un ouvrage posthume, il aurait été pertinent qu’un chapitre offre un regard sur les impacts actuels des idées et des méthodes de Marie et cherche à évaluer l’influence que cette pédagogue féministe aurait eue, et a peut-être encore, sur l’éducation actuelle des filles. Utile ouvrage qui va certainement susciter de l’intérêt pour cette femme, cette monographie attirera à coup sûr les lectrices et les lecteurs qui s’intéressent à l’histoire de l’éducation des filles et aux pratiques pédagogiques féministes.