Corps de l’article

Lorsqu’il s’agit de parler des transformations s’étant produites au sein des services de santé mentale, le phénomène de la désinstitutionnalisation s’avère un moment incontournable à aborder. S’étant produit autant en Amérique du Nord qu’en Europe occidentale, ce phénomène est souvent décrit à l’aide de grandes certitudes ayant pour but de nous aider à comprendre de manière simplifiée ce mouvement de grande envergure ou encore, ce que certains ont appelé un changement de paradigme des services de santé mentale. Ainsi, il est commun d’évoquer de grands principes pour expliquer ce processus mis en oeuvre au cours des années 1960. Tout d’abord, la désinstitutionnalisation serait le fruit d’une révolution humaniste dans notre manière d’intervenir auprès des personnes ayant un diagnostic de trouble de santé mentale. Ensuite, la désinstitutionnalisation impliquerait une fermeture à grande échelle d’hôpitaux psychiatriques. Finalement, cette fermeture aurait été accompagnée d’un engagement envers la communautarisation des services. Certes, nous brossons ici un portrait quelque peu caricaturé de la désinstitutionnalisation. Cependant, Sealy et Whitehead (2004) ont su dans le contexte canadien complexifier le déploiement de ces transformations en observant trois phases distinctes : la désinstitutionnalisation, la transinstitutionnalisation et la communautarisation. Il reste tout de même que dans les écrits, cette période charnière demeure représentée comme un monolithe, ou encore, un processus homogène et lisse. Les écrits peuvent ainsi nous laisser croire qu’il existerait un « avant » et un « après » désinstitutionnalisation, comme si nous avions bel et bien délaissé l’asile psychiatrique pour un nouveau modèle plus humaniste, moins contraignant et axé sur les services dans la communauté.

Afin d’aller au-delà de ces généralités, il importe alors de se demander ce qu’il reste de l’asile que nous avons tant essayé d’effacer et de remplacer, et même de porter une attention plus particulière au déploiement de la désinstitutionnalisation dans le contexte (plus ou moins précis) de la francophonie.

Sous la direction des historiens Alexandre Klein et Hervé Guillemain, et de l’historienne Marie-Claude Thifault, La fin de l’asile? Histoire de la déhospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle analyse la désinstitutionnalisation, ou pour utiliser le terme privilégié dans l’ouvrage, la « déhospitalisation », de manière plus nuancée. Ce terme nous parait d›ailleurs plus approprié, reflétant à la fois la sortie des individus de l’hôpital ainsi que la pérennité de l’institution psychiatrique, existant désormais sous plusieurs formes.

L’ouvrage repose sur la contribution de quatorze autrices et auteurs au même nombre de chapitres. Il constitue le résultat d’une série de recherches financées par les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) ayant comme visée commune de documenter les manières dont s’est déployée la déhospitalisation dans divers espaces francophones. La prémisse servant de fil conducteur à l’ensemble de l’ouvrage est la suivante : les discours de cette période charnière auraient été élevés au statut de mythe ou de légende, et pour bien saisir l’ampleur et les particularités de ce mouvement, il importe de se pencher sur des exemples plus concrets et localisés de la déhospitalisation.

L’ouvrage est divisé en quatre sections, chacune faisant l’objet d’une mise en contexte plus spécifique aux enjeux adressés et d’une présentation des chapitres subséquents. La première section porte sur les remises en question de l’asile, dans laquelle nous apprenons que les critiques de la prise en charge psychiatrique existent depuis que prise en charge il y a. Le chapitre signé Aude Fauvel et Wannel Dupont plonge dans l’expérience sociale que fut Gheel, la « colonie de fous » (pour reprendre les termes de l’époque) belge qui, plusieurs siècles avant la déhospitalisation, proposait déjà une alternative au confinement des personnes étiquetées comme étant folles. L’autrice et l’auteur de ce chapitre n’explorent pas l’histoire de Gheel en tant que telle : il s’agit plutôt d’analyser les formes de récupération politique de Gheel autant par des groupes critiques de la prise en charge psychiatrique que par des groupes en faveur de celle-ci. Les retombées de Gheel pour les personnes y ayant habité restent peu connues, mais cette expérience demeure inscrite dans l’imaginaire de quiconque s’intéresse à l’histoire de la psychiatrie.

Dans une visée semblable de recontextualisation de l’émergence de critiques et d’alternatives à la psychiatrie, les chapitres de Marie Derrien et d’Isabelle von Bueltzingsloewen s’intéressent respectivement à la Première et la Seconde Guerre mondiale comme terreaux fertiles d’innovation et d’expérimentation. Pour Derrien, la Première Guerre mondiale a permis à des psychiatres réformateurs de mettre sur pied des services externes de psychiatrie afin d’éviter le recours à l’hospitalisation ou, du moins, une coupure trop profonde entre l’hôpital et le milieu social des soldats revenant du front avec des blessures psychiques. Le chapitre de von Bueltzingsloewen porte sur la période de l’occupation allemande de la France. S’ouvrant sur la description imagée d’une scène du film Folle embellie montrant un groupe de personnes internées fuyant un asile en proie à des bombardements allemands, l’autrice montre les conséquences inattendues et fascinantes de cette période sur la vie en asile, allant des exodes forcés des asiles au relâchement de traitements inhumains comme le recours aux électrochocs.

La seconde partie de l’ouvrage permet de faire la connaissance d’actrices et d’acteurs relativement peu connus, mais ayant joué des rôles clés dans la déhospitalisation. Dans son chapitre, Alexandre Klein nous présente Charles A. Roberts, un anglophone ayant travaillé au Québec aux côtés de Lazure et Bédard dans la Commission d’étude sur les hôpitaux psychiatriques (la Commission Bédard). Marie-Claude Thifault et Sandra Harrison mettent en valeur l’apport des notes d’infirmières psychiatriques dans la compréhension des réformes ontariennes en santé mentale à travers une période de plus de vingt ans. Les autrices tracent les trajectoires de deux femmes ayant effectué plusieurs allers-retours à l’Hôpital Montfort d’Ottawa tel que documenté par les infirmières. Ces récits nous amènent ainsi à constater l’immobilisme des politiques en santé mentale et ses (non) répercussions sur les personnes psychiatrisées. Quant à lui, Hervé Guillemain analyse l’introduction des neuroleptiques, moment charnière de la déhospitalisation, par une microhistoire s’appuyant sur le vécu de personnes psychiatrisées. Guillemain réussit notamment à exposer les manières dont la construction du « patient résistant au traitement » est intimement liée à la mise en marché des injections de retard. Cette section se clôt avec le chapitre de Maria Neagu, qui propose une analyse du discours journalistique canadien des représentations des personnes psychiatrisées en communauté dans la foulée de la déhospitalisation.

Nous entrons dans le coeur du sujet avec la troisième partie de l’ouvrage, qui s’intéresse explicitement au mirage de la déhospitalisation. Le chapitre d’Emmanuel Dellile montre un résultat inusité de la déhospitalisation française : à certains endroits, les réformes se sont plutôt traduites par une modernisation des structures existantes et même une démultiplication des hôpitaux. S’interrogeant lui aussi sur l’ampleur et les conditions de mise en oeuvre de la déhospitalisation, Hervé Guillemain analyse des tendances françaises sur un temps plus long. Cela nous permet d’approfondir le constat de Dellile : Guillemain conclut que la déhospitalisation française fut un processus complexe, inachevé et ayant eu des effets pervers se répercutant sur des groupes plus vulnérables de patients. Des constats semblables sont émis par Marie LeBel en ce qui concerne le Nord-Est ontarien, où elle remarque une déhospitalisation tardive se complexifiant par la dynamique minoritaire traversant les communautés francophones de la région. Dans tous les cas, l’hôpital demeure le point d’accès central aux services de santé mentale, et ce, malgré le mouvement de déhospitalisation.

La dernière section de l’ouvrage propose un bilan de la déhospitalisation. Dans le chapitre de Marie-Claude Thifault, nous suivons l’évolution de Françoise à travers ses multiples hospitalisations à l’Hôpital Montfort d’Ottawa. S’étalant sur une période de près de vingt ans, son parcours a pour trame de fond les tentatives de transformation des services et met de l’avant l’importance des proches dans le rétablissement de personnes psychiatrisées, leur rôle prenant de l’ampleur dans un contexte valorisant le retour dans la communauté. Finalement, le chapitre de Laurie Kirouac, Alexandre Klein et Henri Dorvil revient sur l’Hôpital des Laurentides, qui fut le théâtre de premières tentatives de sectorisation et d’innovations au Québec à l’aube des années 1960. Les entretiens avec d’anciens membres du personnel montrent plusieurs revers des tentatives de déhospitalisation, ses obstacles ainsi que ses impacts sur la communauté.

L’ouvrage se termine en nous ramenant à l’heure actuelle. Se pourrait-il que malgré les initiatives de réformes, de transformations, la déhospitalisation soit en réalité plus fragmentée et plus inefficace que nous l’imaginions? Est-il même possible d’imaginer un monde sans asiles, sans hôpitaux psychiatriques? Bref, nous avons lu l’ouvrage avec une fascination initiale à l’égard des récits présentés. Cette fascination s’est progressivement transformée en un sentiment de désenchantement face à la portée réelle de la déhospitalisation et aux enjeux du contexte actuel. En effet, ce texte montre en fin d’analyse la difficulté de penser en dehors du cadre hospitalier pour accompagner les personnes psychiatrisées et nous invite du même coup à sortir des sentiers battus.

Dans l’ensemble, La fin de l’asile? Histoire de la déhospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle est de grande qualité et constitue un apport considérable aux études des transformations des services de santé mentale dans la francophonie. Même si l’ouvrage traverse plusieurs régions géographiques, son fil conducteur est clair. La vision de la déhospitalisation mise de l’avant est nuancée et sobre — les directeurs et la directrice de l’ouvrage atteignent donc leur objectif de démythifier la déhospitalisation. Les diverses sources mobilisées illustrent l’apport de la recherche archivistique dans la compréhension de phénomènes parfois difficiles à saisir. Ainsi, La fin de l’asile? Histoire de la déhospitalisation psychiatrique dans l’espace francophone au XXe siècle saura captiver quiconque s’intéresse non seulement à l’histoire de la psychiatrie, mais aussi (et surtout) à son avenir.