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L’appel de communications diffusé pour le présent numéro de Reflets s’adressait à toute personne désireuse d’écrire sur le thème de la souffrance psychique et morale au travail chez les professionnels du secteur de la santé et des services sociaux.
Dans un premier temps, fidèles à la mission de la revue, nous voulions explorer ce thème en lien avec les francophones vivant en situation minoritaire. Nous étions persuadés de rejoindre un large public francophone tant au Canada qu’ailleurs dans le Monde. Autrement dit, puisque l’on pouvait écrire aussi bien sur les causes structuro-organisationnelles et les effets de la souffrance au travail que sur les méthodes de faire-face qui s’y rapportent, nous pensions que la discussion interprofessionnelle des francophones sur ces sujets serait aisée. Mais nous avons dû nous rendre à l’évidence : la plupart des textes proposés, bien que nombreux et intéressants, n’abordaient pas directement la question sous l’angle de la francophonie. Nous avons alors modifié le thème, qui maintenant se formule ainsi : La souffrance psychique et morale au travail — Enjeux pour les professionnels du secteur de la santé et des services sociaux.
Dans un second temps, nous espérions que les professionnels du secteur de la santé et des services sociaux trouvent dans notre rubrique Des pratiques à notre image une occasion de s’exprimer sur la souffrance psychique et morale que certains d’entre eux vivent au travail. Or, aucun article n’a été proposé sur le sujet. Ce silence suscite plusieurs réflexions. Même si la souffrance psychique et morale au travail retient de plus en plus l’attention des chercheurs, des employeurs et des gouvernements provinciaux, il semble encore difficile pour les professionnels de parler librement de ce qu’ils vivent au quotidien ou encore du faire-face auquel ils ont recours en réponse à ce qui ne va pas au sein des organismes qui les emploient. En effet, dans un idéal de pratique qui fait souvent appel au phénomène de superwoman ou de superman capable de résister à tous les facteurs de stress imaginables, il peut être risqué de dire que l’on souffre au travail, et surtout, que cette souffrance puisse altérer la capacité à être présent à soi-même et à autrui dans l’exercice de ses fonctions. Bien souvent, les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux taisent leur souffrance pour éviter d’être sanctionnés par le syndic de leur ordre professionnel ou par l’employeur. Leur silence pourrait également s’expliquer par le souci d’être perçus comme excellents dans cet espace de travail rendu compétitif. Avouer que l’on souffre peut être synonyme de médiocrité, de psychasthénie ou de faiblesse. En un mot, bon nombre de professionnels considèrent que dire leur souffrance à autrui est contraire à l’éthique[1], à la dignité de la profession. Recourons à quelques citations pour mieux comprendre :
Social workers used to a culture that stigmatises those experiencing a high level of stress and especially mental distress, are unlikely to disclose their experiences or seek help for fear of repercussions.
Morris, 2005, p. 349
Il ne semble pas facile d’admettre que des personnes censées soigner et s’occuper de la douleur des autres puissent présenter des symptômes dépressifs et donc éprouver elles-mêmes de la souffrance.
Mariage et Schmitt-Fourrier, 2006, p. 15
De nombreux professionnels de la santé [...] disent qu’ils « savent » que leurs métiers sont risqués sur le plan psychopathologique. Mais ils évitent d’en parler, car ils vivent comme « honteux » le fait d’être malade, faible ou incapable de faire face.
Dujarier, 2006, p. 133
On cherche peut-être aussi par ce silence à éviter d’être seul à critiquer les institutions, les lois, les politiques sociales et organisationnelles responsables de la souffrance au travail. En outre, si un professionnel observe que dans l’organisation où il travaille, certains sont victimes d’épuisement professionnel (burnout) et d’autres non, il sait qu’au-delà des causes structuro-organisationnels de la souffrance au travail, il y a des facteurs qui relèvent des personnes elles-mêmes, entre autres, traits de caractère, personnalité, cognition et capacité de résolution de problème. Il peut donc s’avérer délicat de signer un texte qui dévoile à autrui (collègue, employeur, famille, etc.) la façon dont on fait face à la souffrance au travail. Pourquoi écrire que l’on souffre professionnellement pendant que d’autres s’épanouissent dans le même environnement de travail? Quelles sont les conséquences liées à la prise de position publique comme professionnel? Que peut-il arriver si l’on critique les façons de faire d’une organisation étatique ou communautaire, les politiques sociales en matière de santé et de services sociaux?
Malgré le fait qu’il soit difficile pour les professionnels de dire comment le travail les affecte sur le plan psychique et moral, nombreuses sont les études qui concluent que les professionnels évoluant au sein du secteur de la santé et des services sociaux (infirmières, médecins, travailleuses ou travailleurs sociaux, etc.) constituent un groupe vulnérable et sont souvent les plus touchés par les pathologies de surcharge au travail (burnout). En centrant notre propos sur les travailleuses ou travailleurs sociaux, nous nous rendons bien compte que leur métier est risqué sur le plan biopsychosocial. Ces quelques citations permettent de saisir la gravité de ce problème particulier chez ces professionnels :
Ces pathologies de surcharge, dont le premier tableau connu est caractérisé par le burnout, touchent toutes les professions impliquant une relation d’aide, d’assistance ou de soin. En premier lieu, les travailleuses ou travailleurs sociaux, le personnel soignant, les services de proximité et, d’une façon plus générale, les services au public.
Dejours, 2006, p. 126
Social work is a demanding job, in which individuals often work within statutory organizations that are subject to frequent changes of policies and practices, with severe limitations of resources.
Stewart, 2008, p. 1173
Burnout is associated with caregiving and service occupations [...] and occurs most often among such professionnals as teachers, lawyers, physicians, nurses, social workers and psychotherapists.
Ben-Zur et Michael, 2007, p. 65
Considering well-being, within social services, social work is regularly reported to be among the top three most stressful jobs [...] as it deals with some of must disadvantaged and vulnerable group in society.
Coffey, Dugdill et Tattersall, 2009, p. 424
Stress is viewed as an inevitable aspect of social care work [...], and is more common amongst social workers than the general population or health care workers.
Morris, 2005, p. 348
Ces propos montrent combien il peut être difficile pour des travailleuses et travailleurs sociaux d’exercer leur profession sans ressentir, à un moment où un autre de leur carrière, de la souffrance psychique et morale. Ainsi, même si plusieurs travailleuses ou travailleurs sociaux sont confrontés à des conditions de travail ardues et connaissent « une certaine désorganisation, voire une déstabilisation du mode d’analyse et d’évaluation de la réalité », nous prenons note que les conditions ne sont pas réunies pour les amener à s’exprimer publiquement sur l’expérience professionnelle pénible qu’ils sont en train de vivre.
À la lumière de ces clarifications, rappelons que ce numéro de Reflets propose des articles portant sur la souffrance au travail, et ce, en fonction des paramètres suivants :
les causes ou les déterminants structurels, organisationnels et individuels de la souffrance psychique et morale au travail;
les principales répercussions psychiques, organisationnelles et sociales qui découlent des conditions de travail difficiles chez les professionnels du secteur de la santé et des services sociaux;
les stratégies ou les outils de faire-face déployés par ces professionnels, les organisations et la société devant les difficultés rencontrées;
la nécessité de promouvoir la réflexion éthique chez les professionnels du secteur de la santé et des services sociaux;
la mise en valeur des pratiques innovatrices de prévention, de redressement, de revirement des déterminants structuro-organisationnels qui perdurent dans les organisations et fragilisent les professionnels et leur bien-être au travail.
L’entrevue
Vincent Meyer, professeur à l’Université de Nice Sophia Antipolis, a généreusement accepté de nous accorder une entrevue pour le présent numéro de Reflets. Une incursion sur la page internet décrivant le professionnel, professeur et chercheur[2] qu’est Meyer, ses thèmes de recherches et ses nombreuses publications est très utile pour présenter le personnage. Contentons-nous ici de relever qu’il est membre du laboratoire Information Milieux, Médias, Médiations (I3M) et qu’il siège au Conseil supérieur du travail social (CSTS) où il préside la sous-commission Veille et propositions sur des sujets d’actualité liés aux pratiques, aux enjeux territoriaux et à l’impact des thématiques émergentes sur le travail social.
Si nous avons sollicité la participation de monsieur Meyer à la revue, c’est surtout pour ses études et travaux sur la question de la performance dans le travail social et pour son implication dans la direction de quatre numéros publiés par Les Études Hospitalières et qui sont étroitement liés à notre thème, soit Éthique et mémoire (2004), Les usagers évaluateurs (2008), Normes et Normalisation en travail social (2010) et Performance, sens et usure dans les pratiques des professionnels en travail social (2012).
Même si en France, le travail social n’est pas en tout semblable à ce qui a cours dans le même domaine en Amérique du Nord, les propos de Meyer peuvent interpeler les lectrices et lecteurs d’ici, car la réflexion qu’il propose sur l’évaluation des mesures et indicateurs de la performance en travail social est valable de notre côté de l’Atlantique. En effet, les propos de Meyer rejoignent les préoccupations de plusieurs professionnels, universitaires, employeurs et organisations de régulation des pratiques au Canada. Les mêmes indicateurs de compétences pourraient permettre de mesurer, en France comme ici, l’accompagnement des usagers des services de santé et des services sociaux, qu’ils soient polytoxicomanes, itinérants, séropositifs, récipiendaires de soins palliatifs, ou autres. La question de la compétence des travailleuses ou travailleurs sociaux se pose aussi bien en France qu’ici. Une simple lecture des différents référentiels de compétences fournis par les organismes de régulation des pratiques professionnelles au Canada permet de le constater d’emblée.
Meyer pose une très bonne question qui peut, pensons-nous, alimenter la discussion tant sur les bancs d’école que dans les salles de pause des organisations du secteur de la santé et des services sociaux : « Qui a la compétence de dire qui est compétent dans le social? ». Comme la plupart des contributeurs à ce numéro de Reflets, Meyer soulève la question du sens en rappelant qu’à « trop vouloir mesurer ou être dans des successions d’indicateurs », les travailleuses ou travailleurs sociaux risquent de perdre le sens de leur action en réduisant l’intervention professionnelle à son efficacité purement instrumentale et technique.
Les liens que Meyer établit entre la question de la performance dans les pratiques professionnelles et la perte du sens de l’action renvoient, certes, à la souffrance vécue au travail, mais aussi au dépassement possible de celle-ci grâce à la formulation par les travailleuses ou travailleurs sociaux de ce qu’ils font et de la manière dont ils interviennent auprès des usagers. Face aux dispositifs d’évaluation organisationnels qui peuvent figer leur engagement professionnel dans leurs pratiques et laisser peu de place au savoir acquis dans l’expérience, à la créativité, à l’innovation, les travailleuses ou travailleurs sociaux sont appelés à réfléchir afin de montrer à autrui que leurs activités professionnelles sont sensées. Plutôt qu’être de « simples exécutants de politiques publiques décidées sans eux », ils devraient, comme le pense Meyer, mais aussi Chouinard et Richard dans les articles qu’ils signent, stabiliser leurs pratiques dans l’espace public. Ce travail qui partirait du terrain leur permettrait de valoriser ce qui se fait en travail social (la constitution d’une praxis). Il serait également utile pour dépasser la crainte observée chez les travailleuses ou travailleurs sociaux « d’être dessaisis du sens » de leurs pratiques, de ne plus être des savants de leur propre réalité.
Le dossier
Notre Dossier s’ouvre sur un article de François Boudreau. Par une fine analyse théorique de l’organisation et de la finalité du travail contemporain pour la société, ainsi que du sens du travail comme activité humaine, l’auteur amène à comprendre les transformations de sens subies par l’activité travail au fil de l’évolution anthropologique et historique de la société. Boudreau situe dans ces changements sociétaires le rapport contemporain de l’être au travail. L’argumentation de l’auteur permet de saisir « l’enracinement présent de la souffrance au travail ». Il se demande si le travail tel qu’il est organisé aujourd’hui conserve encore « un sens du point de vue de l’humanitude, c’est-à-dire, du point de vue de ce que signifie être humain ». L’article propose une réflexion critique sur les causes structurelles de la souffrance au travail et plus précisément, sur les crises qui secouent les sociétés et qui affectent les valeurs sur lesquelles sont érigés nos pays dits « démocratiques ». Boudreau se prononce également sur le rôle que pourraient jouer les travailleuses et travailleurs sociaux dans ce qu’il appelle « ce grandiose plan de transformation de l’humanité et de son milieu : participer à ré-encastrer la solidarité dans l’ensemble de la structure sociale ». Cet appel à repenser le rapport aux autres, au travail et à la société (projet social) est d’ailleurs présent dans l’ensemble des textes du Dossier.
Suit un article portant sur les transformations du réseau public et sur le climat de travail au sein des établissements publics. L’article se rattache aux travaux antérieurs de son auteur, le chercheur Claude Larivière. S’inspirant des termes utilisés par des répondants pour décrire « les facteurs qui peuvent expliquer que des employés estiment que le climat de travail dans leur organisation est aidant ou difficile », ce dernier présente un condensé des facteurs intrapersonnels et des facteurs-intra-organisationnels qui contribuent à construire la perception du climat de travail. Le modèle explicatif de l’auteur permet de cibler quelques attributs d’un bon ou d’un mauvais climat organisationnel; d’alimenter la réflexion autour des réussites et des ratés du déploiement de la Nouvelle Gestion Publique dans le secteur de la santé et des services sociaux au Canada; de mieux se représenter les critères d’un bon ou d’un mauvais climat de travail; et enfin, d’identifier des cibles que doivent prendre en considération les gestionnaires-administrateurs afin d’instaurer un meilleur climat de travail. Si l’utilisation de l’expression « climat de travail » renvoie à la perception qu’ont les professionnels des caractéristiques organisationnelles qui agissent sur leurs comportements, sur leur rôle et sur leurs activités professionnelles, l’angle privilégié pour aborder leur perception de la façon dont ils sont traités reste, selon Larivière, centré sur le mode de gestion. Or, si le mode de gestion dans le contexte actuel se réfère à l’ensemble des pratiques managériales que la direction d’une organisation actualise afin d’atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés, on peut comprendre pourquoi l’auteur insiste sur le fait que la question du climat de travail dépend des actions des administrateurs, et en amont, de la responsabilité des organisations. À ces administrateurs, on confie notamment la tâche d’actualiser un leadership en mesure d’influencer le climat organisationnel. Par ricochet, il leur incombe de gérer la façon dont les individus interagissent pour produire des résultats et répondre aux objectifs organisationnels et professionnels en matière de santé et de services sociaux. L’article de Larivière montre ainsi que le climat de travail peut agir sur les motivations, les attitudes, les rapports communicationnels, et même sur la santé et le bien-être des travailleuses sociales ou des travailleurs sociaux. Il instruit surtout sur le fait qu’au-delà des traits de caractère de chaque professionnel, la souffrance — ou l’absence de souffrance — au travail est organisationnellement constituée. Ainsi, pour mesurer le mieux-être des travailleuses ou travailleurs sociaux, c’est surtout du côté des modes de gestion qu’il faut se tourner, car c’est selon l’auteur « autour des facteurs reliés à la gestion que se cristallise habituellement l’éloignement entre les valeurs personnelles, professionnelles et le mode de fonctionnement de l’environnement de travail ». Sur le plan de la recherche, des liens pertinents sont à faire entre les propos de Larivière et les caractéristiques d’un travail qui a du sens, les déterminants organisationnels favorisant ou non la rétention des employés, la conception du stress professionnel et les facteurs qui favorisent ou non la constitution d’un milieu de travail sain.
Profitant du fait que la question de la souffrance au travail retient l’attention de plusieurs chercheurs et groupes professionnels en Amérique du Nord et en Europe, Audrey Gonin, Josée Grenier et Josée-Anne Lapierre se penchent dans leur article sur l’éthique du care, un concept qui permet d’aborder de façon novatrice les causes de la souffrance dans le champ de l’intervention sociale, ses effets sur les professionnels et les bénéficiaires, mais aussi les façons d’y faire face sur le plan individuel, organisationnel et social. Dans ce texte qui croise la discussion théorique et l’analyse de données empiriques, on présente l’éthique du care comme une perspective critique pouvant servir à analyser les causes individuelles, organisationnelles et sociales de la souffrance éthique au travail. Parce qu’il repose sur un fondement axiologique du care, ce cadre d’analyse ouvre sur de nouveaux moyens pour « questionner les politiques sociales et les enjeux qui en découlent, leurs conséquences sur l’organisation du travail et sur tous les acteurs, incluant les bénéficiaires du care ». Il permet aussi d’analyser « les enjeux moraux qui sous-tendent les orientations actuellement privilégiées », et il donne « l’occasion de réfléchir aux choix et valeurs qui sont mis de l’avant dans le champ de la santé et des services sociaux ». En plus de produire une compréhension de l’éthique du care comme ce qui ne renvoie pas uniquement à la sollicitude pour soi ou pour autrui, ou encore à une disposition morale particulière, les auteures réussissent à montrer que le care est aussi une activité individuelle ou collective enracinée dans une dimension affective, axiologique et idéologique.
Dans l’article suivant, Stéphane Richard propose une réflexion théorique découlant de sa recension des écrits sur les causes structuro-organisationnelles de la souffrance psychique et morale chez les travailleuses ou travailleurs sociaux, les effets de conditions difficiles de travail, ainsi que les stratégies de faire-face auxquelles ont recours ces mêmes professionnels. L’argumentaire de l’auteur vise surtout à faire réfléchir aux deux concepts qui transcendent la plupart des écrits sur la souffrance au travail et qui soulignent une tension entre les dispositifs organisationnels et les pratiques professionnelles : l’autonomie professionnelle et l’exercice du jugement professionnel. Ces deux concepts peuvent être reliés aussi bien aux causes qu’aux effets de la souffrance au travail. Ils peuvent également permettre de saisir les moyens du faire-face devant cette souffrance vécue par les travailleuses ou travailleurs sociaux. Ces concepts renvoient à l’intérêt qu’aurait ce groupe de professionnels à déterminer les objectifs dans leurs interventions et les conditions du rapport à instaurer avec les bénéficiaires, les organisations et la société. Si les articles de Boudreau, de Larivière, de Gonin, Grenier et Lapierre, nous permettent de comprendre les causes structuro-organisationnelles de la souffrance au travail, avec celui de Richard on peut affirmer qu’elle est aussi étroitement liée à ce qui favorise ou non l’expression de l’autonomie professionnelle et l’exercice du jugement professionnel. La présentation que fait l’auteur des caractéristiques du choc des épistémés permet de saisir ce qui est au coeur de la souffrance psychique ou morale au travail. Cet article amène aussi à réfléchir sur ce qui pourrait arriver si le travail exigé par l’employeur faisait en sorte qu’on réalise, sur une base continue, des tâches incompatibles avec l’idéal de la profession, l’idéal du travail social ou le code de déontologie; la réponse de plusieurs chercheurs ne fait aucun doute : stress, détresse morale, épuisement professionnel, burnout! Richard présente enfin quelques stratégies susceptibles d’être déployées par les travailleuses ou travailleurs sociaux pour répondre aux défis posés par les modes de gestions managériaux centrés sur la flexibilité, l’efficacité, l’évaluation de la performance, la traçabilité et la compétitivité au sein des établissements du secteur de la santé et des services sociaux. Les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux doivent se donner les moyens de préserver leur espace clinique (relation professionnelle), leur autonomie profession- nelle. Autrement dit, ils doivent toujours préserver la capacité d’exercer leur jugement professionnel en toute liberté dans l’exécution de leurs activités professionnelles, et devenir des sujets de leurs pratiques au travail. Cette importance du « devenir sujet de ses pratiques » transcende l’entrevue menée auprès de Meyer et reviendra plus loin dans un article signé Isabelle Chouinard.
Un article hors thème, celui de Karine St-Denis, clôt notre présent Dossier. Il porte sur le thème de la souffrance au travail chez les pompiers. Même si ces derniers, tout comme les policiers et autres professionnels de l’urgence, ne relèvent pas du secteur de la santé et des services sociaux, leur situation s’apparente à certaines dont traitent les articles précédents. En plus d’éclairer un champ d’études en expansion, cet article permet de mieux saisir le vécu éprouvant des pompiers volontaires ou permanents qui, au quotidien, doivent répondre à des situations tragiques et qui, pour ne pas sombrer, utilisent entre eux l’humour comme stratégie de défense. En s’appuyant sur la littérature scientifique et les travaux empiriques menés auprès de pompiers québécois, St-Denis explique comment ces professionnels en viennent à utiliser l’humour comme outil de faire-face devant les expériences pénibles qu’ils vivent au travail et soulève les limites que ce moyen de défense a pour eux, pour leurs familles et pour leurs institutions. Car, si l’humour aide à affronter les épreuves que le travail de pompier implique, il tend à masquer le registre affectif et la souffrance. Plus que les travailleuses ou travailleurs sociaux, les infirmières ou infirmiers, les psychologues, et autres, les pompiers sont formés dans un idéal de surhomme et semblent bénéficier d’une aura héroïque. Mais en recourant à l’humour pour préserver une apparence de neutralité émotionnelle et de maîtrise d’eux-mêmes, ils prennent le risque de banaliser la souffrance ou de devenir incapables d’exprimer certaines émotions. Ils s’exposent aussi à l’accumulation d’expériences pénibles et à être mal perçus à l’extérieur de leur milieu, notamment dans leurs familles. Cette situation provoque « une tension entre la reconnaissance sociale et la cohérence personnelle du professionnel », autrement dit, « entre l’image de héros et les émotions réellement ressenties par le professionnel ». La discordance exposée par St-Denis rappelle certains aspects du choc des épistémés développé par Richard dans son article. Elle est à prendre au sérieux, car elle peut produire des conséquences importantes telles que l’abandon de la profession, l’état de choc post-traumatique, le burnout, voire, l’état suicidaire. Voilà donc un texte qui nous permet de mieux saisir le travail exigeant des pompiers, et toute l’importance qu’il faudrait accorder à l’expression de certaines émotions pour garder un équilibre entre « ce qui est collectivement exigé et ce qui est personnellement souhaité » au travail.
Les pratiques à notre image
Comme nous l’avons déploré plus haut, et pour les raisons possibles que nous en avons déduites, nous n’avons reçu aucun article destiné à cette rubrique qui représentait pourtant une occasion pour les professionnels de la santé et des services sociaux de s’exprimer sur la souffrance psychique ou morale vécue au travail. Cependant, en évoquant dans son article la nécessité de conceptualiser la pratique [ou les savoirs théoriques, méthodologiques, axiologiques] des travailleuses ou travailleurs sociaux « telle qu’elle est réalisée dans les faits », au « sein même des interactions, toujours situées, qui ont cours entre un travailleur social et un usager », Isabelle Chouinard fait siens les voeux de Meyer d’une praxis qui se fasse par le terrain sur les pratiques professionnelles. La présence de cet article devient donc tout à fait justifiée sous une rubrique qui a pour titre Des pratiques à notre image.
Selon Chouinard, la réflexion théorique sur la constitution et le développement de l’identité professionnelle des travailleuses ou travailleurs sociaux éclaire d’une belle façon le sentiment de non-reconnaissance qu’ils éprouvent au travail. En effet, en centrant ses propos sur la dimension relationnelle comme étant au coeur de la pratique professionnelle, Chouinard nous invite à revisiter le sens de cette dimension depuis les débuts du travail social jusqu’à nos jours. Elle fournit à cet égard des éléments permettant de comprendre pourquoi, même aujourd’hui, la spécificité de la profession ne s’appréhende ni ne se conçoit si aisément, et ce, en raison de ce sentiment réel et récurrent de non-reconnaissance vécu par les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux. L’auteure expose les liens entre les éléments constitutifs de l’identité professionnelle et l’appropriation de la dimension relationnelle par les professionnels eux-mêmes. Elle aborde aussi les déterminants organisationnels « pesant sur la relation ou encore la nature du service à rendre » et qui exacerbent le sentiment de non-reconnaissance chez plusieurs travailleuses ou travailleurs sociaux. Au-delà de tout cela, il y a ceci de particulièrement intéressant : un appel pour penser différemment l’orientation du travail social et son devenir. En ce sens, les propos de Chouinard font écho à ceux de Meyer sur la nécessité pour les travailleuses ou travailleurs sociaux de devenir « les savants de leur propre réalité ». Toujours selon Chouinard, la conceptualisation de la pratique peut « offrir l’opportunité d’élucider les référents professionnels du travail social et l’apprentissage de l’une des dimensions les plus cruciales de la profession : la relation ». Les travailleuses sociales et les travailleurs sociaux pourraient ainsi se prémunir contre tous les déterminants structuro-organisationnels susceptibles de définir pour eux — ou de leur imposer — des objectifs d’intervention, et surtout, des conditions du rapport qu’ils ont à instaurer avec les personnes qui ont recours à leurs services.
En guise de conclusion
L’objectif principal de ce numéro de Reflets est d’aborder le problème de la souffrance psychique et morale chez les professionnels, mais aussi les défis provoqués par cette situation pour les organisations qui les emploient et les populations qui requièrent leurs services. Il est urgent d’attirer l’attention des professionnels, des chercheurs et des employeurs sur la nécessité de favoriser l’analyse et le dialogue interprofessionnel sur cette question délicate. La souffrance au travail est trop souvent silencieuse au sein des organisations du secteur de la santé et des services sociaux. On espère aussi que ce numéro de Reflets donnera au lecteur une idée des actions déployées ou à déployer pour éviter que perdurent les déterminants structuro-organisationnels de cette souffrance chez celles et ceux qui, pourtant, ne désirent rien de plus que se mettre au service de notre commune humanité.
Enfin, cette fois comme pour tous les numéros précédents de Reflets, la thématique choisie n’avait qu’un but : offrir aux praticiennes et aux praticiens qui oeuvrent dans le secteur de la santé et des services sociaux un lieu d’analyse, de discussion, de recherche et d’engagement. À nos lectrices et lecteurs de juger si nous avons gagné le pari.
Parties annexes
Notes
Bibliographie
- BEN-ZUR, Hasida, et Keren MICHAEL (2007). « Burnout, social support, and coping at work among social workers, psychologists, and nurses », Social Work in Health Care, Vol. 45, N° 4, p. 63-82.
- COFFEY, Margaret, Lindsey DUGDILL et Andy TATTERSALL (2009). « Working in the public sector: A case study of social services », dans Journal of Social Work, Vol. 9, N° 4, p. 420-442.
- DEJOURS, Christophe (2006). « Aliénation et clinique du travail », Actuel Marx, Vol.1, N° 39, p. 123-144.
- DUJARIER, Marie-Anne (2006). L’idéal au travail, PUF, 238 p.
- MARIAGE, André, et Fabienne SCHMITT-FOURRIER (2006). « Rôle de la personnalité dans les stratégies de coping. Étude auprès de personnels soignants », Le travail humain, Vol. 69, N° 1, p. 1-24.
- MORRIS, Lana (2005). « The Process of decision-making by stressed social workers: To stay or leave the workplace », International Review of Psychiatry, Vol. 17, N° 5, p. 347-354.
- STEWART, Collins (2008). « Statutory social workers: Stress, job satisfaction, coping, social support and individual differences », British Journal of Social Work, Vol. 38, N° 6, p. 1173-1194.